Il était parfois difficile de déterminer précisément ce que l'on ressentait. Souriant un instant, pleurant celui d'après. Persuadé d'être heureux, malheureux en réalité. Ou un peu des deux parfois, dans un mélange étrange et difficile à supporter et à comprendre - et à faire comprendre. Jodie était dans une période de sa vie où elle ne savait plus. Etait-elle heureuse ? Malheureuse ? Si on lui posait la question et qu'elle répondait sans réfléchir, elle répondrait qu'elle était heureuse. Depuis quelque temps, sa vie avait pris une toute autre tournure. Elle n'était plus seule. Elle avait trouvé une nouvelle famille. Et elle avait trouvé Five. Elle aimait Five, mais elle ne savait pas comment. Il était sa famille dans ce monde. Il était toujours là pour elle, il la protégeait, il la faisait rire, il la réconfortait et il l'aidait. Alors, oui, elle était heureuse. Avec lui. Grâce à lui. Pourtant, au fond d'elle, il y avait toujours ce manque. Celui de sa vraie famille. Celui des gens qu'elle avait aimés autrefois. Puis, il y avait toutes ces incertitudes avec Five. Leur relation était fragile et elle le savait, mais elle refusait de l'affronter réellement. Jodie craignait tellement de le perdre. Comment pourrait-elle le supporter ? Elle s'était tellement attachée à lui, qu'il était plus simple d'ignorer les problèmes - même s'ils s'accumulaient et que tout finirait par exploser.

Alors, oui, Jodie était heureuse. Et malheureuse en même temps. Perdue. Les doutes ne la quittaient jamais. Les craintes, non plus. Et elle ne savait pas vers qui se tourner. Elle avait quelques amis, mais elle n'arrivait pas à se confier à propos de Five, des sentiments de ce dernier, de ses propres doutes. Se confier, c'était se mettre face à ses propres faiblesses et elle s'en sentait incapable pour le moment. Alors, Jodie continuait de mener la même vie que depuis qu'elle était ici. Elle travaillait, elle sortait très peu et elle rentrait avec impatience retrouver Five - même si elle craignait toujours de rentrer dans un appartement vide depuis la conversation compliquée qu'ils avaient eue, un soir. A chaque fois qu'elle passait le pas de la porte, elle sentait son coeur battre à tout rompre. Et si les affaires de Five avaient disparu ? Si Five n'était pas là, à l'attendre ? S'il ne rentrait pas et qu'elle restait là, à l'attendre ? Si elle trouvait simplement quelques mots griffonnaient sur un papier ? S'il partait sans le moindre mot ? C'était une situation difficile à supporter et les angoisses devenaient difficiles à porter, mais elle continuait. Elle essayait, en tout cas. Elle ne pouvait pas craquer.

Sa journée terminée, Jodie s'apprêtait à faire quelques courses avant de rentrer à l'appartement. Comme tous les soirs, les mêmes angoisses et les mêmes questions la rongeaient. Son pas était rapide, mais ses yeux prenaient le temps de se poser sur les visages qui l'entouraient. Ils n'étaient pas nombreux. Après tout, il était déjà si tard. Que cherchait-elle, exactement ? Elle ne le savait plus, elle-même, depuis si longtemps. Un visage familier ? Quelqu'un ? Une réponse ? Elle ne le savait pas, mais ses yeux continuaient de chercher.

Arriver dans ce monde avait été déroutant sur bien des points pour Jodie. De morte, elle était revenue dans le monde des vivants. D'esprit, elle avait retrouvé un corps fait de chair. D'avec son frère, elle s'était retrouvée seule. Elle avait quitté son monde parce qu'elle était fatiguée, épuisée par une lutte qui durait depuis toujours. Elle avait quitté tout ce qu'elle connaissait et ceux qu'elle aimait. Elle avait quitté Ryan et Cole. Elle avait tout quitté pour goûter au repos éternel auprès d'Aiden. Et elle avait été arrachée à cette tranquillité, à cette paix. Elle y avait été arrachée pour être amenée dans ce monde. Il ressemblait en tout point à son ancien monde, à quelques détails près. Pas d'entité, pas d'Aiden, pas de CIA qui la poursuivait. Une vie banale, une fille comme les autres. Un temps, elle avait presque aimé cette vie. Puis, la solitude lui avait fait détester. Et elle avait fini par trouver Five. Sa nouvelle famille. Une nouvelle famille qui n'éteignait pourtant pas les profonds sentiments qu'elle avait pour son frère jumeau, qu'elle avait espéré retrouver chaque jour avant de se dire qu'il n'était plus là. Sans doute, lui, avait-il mérité de rester dans l'au-delà et d'y être enfin en paix, pour toujours.

Et, malgré tout, elle continuait de chercher. Instinctivement, naturellement, ses yeux se posaient sur chaque visage qu'elle croisait. Elle-même n'en avait pas forcément conscience. Elle-même se surprenait parfois à se questionner sur ce besoin de chercher. Puis, elle oubliait et ses yeux continuaient de chercher un visage familier qui ne l'était pas, en réalité. Si Aiden était dans ce monde, pourquoi serait-il humain, après tout ? Et si Aiden était toujours une entité, ne se serait-il pas manifesté depuis longtemps ? Jodie ne voulait plus se poser toutes ces questions, alors elle continuait sa vie, tout simplement, laissant son esprit divaguer et espérer. S'il y avait quelque chose ou quelqu'un à trouver ici, fallait-il le chercher ? Cette ville avait des dons fantastiques et effrayants, elle semblait capable de réfléchir et d'agir par sa seule volonté. Si elle avait décidé que Jodie ne retrouverait personne, Jodie ne retrouverait personne. Sans doute fallait-il attendre le bon moment. Un moment que Jodie ne pouvait pas reconnaître d'elle-même, mais qui finirait par s'imposer à elle.

Ou peut-être qu'inconsciemment, elle le pouvait. Peut-être que lorsque ses yeux s'étaient posés sur ce jeune homme, installé sur ce banc, qui semblait lui aussi attendre quelque chose ou quelqu'un, peut-être alors que son esprit avait compris. Peut-être que quelque chose, dans tout son être, lui hurlait qu'elle devait s'arrêter, mais qu'elle était juste incapable de comprendre le message ? Après tout, plus que pour tous les autres visages, les yeux de Jodie le fixèrent un long moment, alors qu'elle en était encore si loin, et avaient beaucoup de mal à s'en détacher. Peut-être qu'il lui faisait un peu trop penser à elle ? Complètement paumée et fatiguée, à chercher après l'introuvable.

Il n'y avait rien que Jodie puisse encore faire pour espérer retrouver les siens un jour. Elle avait essayé, vraiment. Puis, elle avait abandonné. Son coeur espérait toujours, bien sûr, mais elle ne cherchait plus avec l'acharnement d'autrefois. Elle était trop fatiguée pour ça. Puis, avec le temps, et même si ça la rendait malheureuse, elle s'était faite à l'idée qu'elle était seule dans ce monde. Enfin, elle n'avait pas les siens. Elle ne pouvait plus dire qu'elle était seule, désormais. Le hasard, cette ville, ou elle ne savait quoi d'autre, avait mis une nouvelle famille sur sa route. Five était celui qu'elle avait rencontré en premier, celui avec qui elle vivait, celui avec qui elle avait retrouvé goût à la vie, celui avec qui elle se sentait mieux que jamais. Jodie n'était plus seule, mais il y avait ce manque en elle qui ne disparaîtrait sans doute jamais, malgré tous ses efforts.

Alors, inconsciemment, ses yeux se posaient sur chaque visage qu'elle croisait, lorsqu'elle n'était pas complètement ailleurs, en marchant dans les rues de la ville pour rentrer chez elle. C'était une habitude dont elle n'avait même plus conscience, en réalité. Tout comme elle n'avait pas conscience qu'elle fixait étrangement cet homme depuis de longues secondes, alors qu'elle en était encore si loin. Ses yeux ne l'avaient pas reconnu, son coeur, lui, n'avait aucun doute. Pourtant, elle refusait cette idée. Elle n'y pensait même pas, en réalité. Parce qu'elle le refusait. Elle refusait une énième déception. Alors, elle continuait sa route. Son chemin était déjà tout tracé. Elle allait passer devant lui, continuer et rentrer chez elle. Sauf que quelque chose la stoppa net. Une voix, dans sa tête. Etait-ce son cauchemar qui recommençait ? Cette ville jouait-elle de nouveau avec elle, en lui imposant une voix familière, cette fois-ci ? Son coeur battait si vite. Elle sentait quelque chose se former dans sa poitrine et dans sa gorge. Etait-ce seulement possible ? Par réflexe, Jodie cherchait à sentir la présence de son frère autour d'elle, comme une entité qui flotterait à ses côtés. Elle ne sentait rien. La connexion n'était peut-être pas rétablie ? Pourtant, elle l'avait entendu, non ? Peut-être avait-elle rêvé ? « Aiden ? » Pensa-t-elle, comme un souffle, en espérant être entendue. « Aiden, je suis là ! » Etait-ce seulement possible qu'il soit réellement là ? Comme une entité, quelque part, ou comme un être humain, parmi ces quelques visages qui traînaient encore là ? L'esprit de Jodie s'agitait. Si elle pouvait l'entendre - et à supposer que ce n'était pas une blague de mauvais goût de cet endroit - il ne devait pas être loin. Alors, comme si elle espérait le retrouver, alors qu'elle ne savait pas à quoi il ressemblait, elle commençait à marcher, à chercher, à regarder avec insistance chaque visage, sans penser à ce visage assis sur ce banc. « Aiden ? » Répéta-t-elle en pensée, priant pour qu'il puisse capter sa pensée, s'il était bien là, quelque part.

Aiden était là. Jodie ne pouvait pas l'affirmer avec certitude, mais elle le sentait et, mieux encore, elle l'entendait. Personne ne pouvait communiquer ainsi avec elle et personne ne s'amuserait à lui jouer une telle plaisanterie. Non, cette voix dans sa tête ne pouvait pas être un mauvais tour de cette ville. Cette voix, dans sa tête, était celle de son frère, de sa moitié. Alors, elle lui répondait. Elle lui hurlait qu'elle était là. Elle lui hurlait de la retrouver. Sa réponse ne se faisait presque pas attendre. Il lui répondait. Ils pouvaient discuter. Presque que comme avant, à la différence qu'elle ne sentait pas sa présence à ses côtés. Sa réponse était comme un appel. Une lumière dans l'obscurité. Elle ne pouvait pas lui indiquer où il se trouvait, mais il la poussait à chercher, à observer, à se précipiter dans tous les sens. Si Aiden était bel et bien là, Jodie passerait la nuit à fouiller chaque recoin. Si Aiden était bel et bien là, elle le retrouverait ce soir.  

Il était là. Elle l'entendait. Elle ne le voyait pas. Son coeur s'accélérait. Ses mouvements étaient rapides. Son pas, aussi. Ses yeux, grands ouverts, cherchaient après ce qu'elle ne connaissait pas. Son coeur comprendrait, elle en était certaine. Après tout, son coeur réclamait Aiden depuis tellement longtemps, comment pourrait-elle passer à côté sans le reconnaître ? Jodie fouillait du regard, cherchait, se déplaçait. Elle ne trouvait rien. Elle désespérait. Elle commençait à perdre espoir, à croire qu'elle s'était trompée, qu'elle avait rêvé. Puis, elle l'avait vu. Ce garçon. Cet homme. Il se déplaçait vers elle, rapidement. Hasard ? Coïncidence ? Non, ça ne pouvait pas être ça. Et avant même que son esprit ne réfléchisse, elle se rendit compte que ses pas la conduisaient vers lui, presque comme automatiquement. Dans son esprit, il n'y avait plus rien, plus aucune voix. Peut-être qu'il était trop perturbé pour continuer de lui parler ? Alors, elle s'avançait juste vers lui en priant, en espérant. Puis, alors qu'elle n'était plus qu'à quelques pas, elle s'était stoppée. Sans réfléchir. Son corps agissait tout seul, pour elle. « Aiden ? » Souffla-t-elle, comme si elle avait besoin d'une confirmation avant de se jeter dans ses bras et de profiter de ses retrouvailles. Et, à cet instant, son coeur battait plus vite qu'il n'avait jamais battu tant elle craignait d'entendre un non sortir d'entre ses lèvres. Un non qu'elle ne pourrait pas supporter et qui lui briserait le coeur.

Il était là. Il était vraiment là. Tout ne pouvait être que réel. Tout ne devait être que réel. Elle ne supporterait pas de croire l'avoir retrouvé pour le perdre à nouveau. Elle ne supporterait pas de vivre une nouvelle hallucination. Non, Aiden était bel et bien là. Cette voix dans sa tête, cette fois-ci, elle était réelle. Ce n'était pas simplement une illusion, un espoir. Elle l'entendait trop clairement. Elle le reconnaissait. Jodie aurait aimé être davantage prudente, mais tous ses espoirs renaissaient et elle se laissait envahir par toutes les émotions positives qu'elle ressentait. Une joie immense. Un bonheur incommensurable. Et lorsque ses yeux rencontrèrent ceux de cet homme qui semblait chercher quelque chose, lui aussi, le coeur de Jodie avait raté un battement avant d’accélérer dangereusement.

Lorsqu'elle s'était retrouvée face à lui, il y avait eu un moment d'hésitation. Plutôt bref, en réalité. Un moment où Jodie s'était montrée hésitante parce qu'elle craignait de voir tous ses espoirs s'effondrer en une seconde. Elle craignait d'entendre un non s'échapper des lèvres de ce garçon. Un non qui la briserait. Pourtant, avant même d'avoir sa réponse, elle s'était jetée dans ses bras. Ce n'était plus son cerveau qui parlait, mais uniquement son coeur et son corps. Ses bras qui se resserraient autour d'elle confirmaient son identité. Pour la première fois de toute leur vie, ils pouvaient se serrer dans les bras l'un de l'autre. Pour la première fois, elle pouvait le sentir contre elle. Il était réel. Non seulement, il était là, mais il était humain. Vivant. Ce oui qu'il avait prononcé était comme une délivrance pour Jodie. Tous ses doutes s'évaporaient. Il ne restait que le bonheur et l'amour.

Jodie ne pouvait pas expliquer ce qu'elle ressentait. Tout était trop fort. Trop puissant. Chaque parcelle de son corps ressentait tout l'amour qu'elle avait pour son frère qui lui avait tant manqué. Il avait toujours été sa moitié. Il avait toujours vécu avec elle. Ils n'avaient formé qu'un pendant si longtemps. Sans lui, elle s'était sentie vide. Mais tout ça était derrière elle. Aiden resserrait son étreinte et Jodie en faisait de même. Elle comprenait. Il devait avoir peur de la voir disparaître, s'évaporer. Comme elle avait peur de le voir se changer en fumée entre ses bras. A sa prière, Jodie s'était forcée à s'éloigner légèrement pour pouvoir lever les yeux vers lui et l'observer plus en détails. Elle ne l'avait jamais vu ainsi, mais elle se rendait compte qu'elle l'avait toujours imaginé un peu comme ça. Des larmes pleins les yeux, Jodie avait entouré le visage de son frère de ses mains. « Plus jamais, Aiden. Je te le jure, plus jamais. » C'était une promesse - qu'elle ne déciderait pas de tenir ou non, si la ville s'en mêlait, mais une promesse pour laquelle elle ferait tout son possible, pour ne jamais la rompre. « Tu m'as tellement manqué. Je... C'était vide, sans toi. » Lui souffla-t-elle avant de revenir se blottir contre lui. Ils avaient vécu plus de vingt ans l'un avec l'autre et tout à coup, il n'y avait plus rien eu. Et enfin, maintenant, Jodie se sentait entière à nouveau.

Après presque quatre années, ils s'étaient enfin retrouvés. Tout paraissait incroyable pour Jodie, presque impossible. Elle était heureuse au-delà ce qu'elle aurait cru possible, à tel point qu'elle n'était pas capable de l'exprimer. Il n'était plus jamais question de se séparer. Ils étaient ensemble, désormais, et ils le resteraient éternellement. Jodie sans Aiden, ça n'avait jamais été complètement Jodie. Combien de fois avait-elle souhaité qu'il disparaisse lorsqu'elle était plus jeune ? Et aujourd'hui, elle donnerait tout pour qu'il n'ait plus jamais à se quitter. Néanmoins, elle était heureuse de le voir ici, en chair et en os. Il n'était plus une entité obligée de survivre accrochée à elle. Il était libre. Enfin. Et vivant. Ou peut-être était-ce elle qui était morte, finalement ? Cela n'avait pas la moindre importance, du moment où ils pouvaient rester l'un près de l'autre.

Sans trop s'éloigner, Jodie s'était légèrement reculée pour poser ses mains sur le visage d'Aiden. Sentir sa peau sous ses mains le rendait si réel. Peu à peu, ses doutes s'envolaient pour ne laisser place qu'à la joie qu'elle ressentait. Sentir les mains d'Aiden se poser sur les siennes rendait le tout plus réel encore. L'entendre parler avait quelque chose d'exceptionnel et de beau. Il n'était plus juste cette voix dans sa tête, il parlait. Il parlait pour lui dire comme elle lui avait manqué, elle aussi. Il parlait pour lui dire, tout comme elle, que tout avait été bien trop vide sans elle. Jodie et Aiden n'étaient pas complets l'un sans l'autre, ils avaient été, pendant bien trop longtemps, un seul corps pour deux âmes, une même personne. Ils avaient besoin l'un de l'autre.

Tout paraissait invraisemblable. Impossible. Elle avait tant de choses à lui dire et à lui demander qu'elle ne savait même pas par où commencer et qu'elle en perdait tous ses moyens. « Tu vas bien ? » C'était peut-être stupide comme question, mais ce n'était pas la banale question qui se posait lorsque l'on rencontrait un ami. Non, cette question en sous-entendait tellement d'autres. Etait-il heureux ? Comment vivait-il cette nouvelle vie ? « Comment se passe ta vie ici ? » Ajouta-t-elle, voulant naturellement tout savoir de ce frère si précieux qu'elle avait trop longtemps perdu.

Jodie était heureuse. Non, elle était plus qu'heureuse. Heureuse à un point où les mots ne suffisaient pas à expliquer ses sentiments. Son frère était là. Bien des fois, elle s'était imaginée le retrouver. Aujourd'hui, ce n'était plus juste son imagination. Étrangement, elle n'avait plus aucun doute. Elle le sentait, tout au fond d'elle, cet homme était bien son frère et il était bien réel. Il n'était ni le résultat d'une hallucination, ni un piège de la ville. Elle en était persuadée. Alors, la soeur qu'elle était ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter pour son frère, de vouloir tout connaître de cette nouvelle vie pour lui. Ce n'était pas simplement un nouveau monde, il avait dû apprivoiser tout un nouveau corps, de nouvelles sensations, une nouvelle façon d'exister, ce n'était pas rien.

Sa réponse n'était pas exactement celle que Jodie espérait. Elle aurait aimé un oui clair et net, pas un petit ça peut aller qui pouvait sous-entendre tellement de choses. Alors, bien sûr, elle s'inquiétait et se questionnait, mais elle ne voulait pas le bombarder de questions alors qu'ils se retrouvaient à peine. « Je vais bien. » Souffla-t-elle, lui épargnant les difficultés qu'elle avait rencontrées ces quatre dernières années. Tout lui souriait désormais, tout semblait aller pour le mieux. Five. Aiden. Ils étaient là. De la plus totale des solitudes, elle se retrouvait entourée des gens qu'elle aimait plus que tout et elle n'avait besoin de rien d'autre pour le moment. « Vraiment ? » Demanda-t-elle, un sourire prenant place sur le coin de ses lèvres. Jamais elle ne l'aurait imaginé avoir la patience de faire ce genre de métier, mais ça lui allait bien. « Je suis heureuse pour toi. » Si ce métier lui convenait et s'il en était heureux, elle ne pouvait qu'être heureuse pour lui. « Bientôt quatre ans. Je suppose que c'est la même chose pour toi ? Il semblerait que nous soyons tous arrivés en même temps. » Expliqua-t-elle, en reprenant aussitôt : « Je suis serveuse aux trois balais depuis que je suis arrivée ici. C'est pas le métier de mes rêves, mais ça me permet de vivre et j'suis bien, là-bas. » De toute façon, ça aurait été quoi le métier de ses rêves ? Expérience depuis toujours, elle n'avait jamais vraiment eu le temps d'y songer. « J'ai l'impression d'avoir tellement de choses à te dire et, en même temps, je ne sais pas quoi dire, c'est étrange, non ? » Peut-être parce que l'émotion était trop forte, peut-être parce qu'ils se retrouvaient à peine et qu'il fallait lui laisser le temps de digérer cette information ?

Aiden s'était créé une nouvelle vie dans ce monde. Il était maître de ses décisions, libre de sa vie. Il n'était plus contraint de vivre par l'intermédiaire de sa soeur, il n'était plus contraint d'errer sans jamais pouvoir vivre sa propre vie. Aujourd'hui, il était lui-même. Humain. Libre. Vivant. Il avait trouvé du travail et Jodie était fière de lui. Fière qu'il ait su se débrouiller malgré les difficultés qu'il avait dû surmonter. Jodie s'étonnait de ce qu'il faisait, et en même temps, elle trouvait que ça lui allait bien. Tout lui allait bien, à ses yeux. Du moment où il était heureux, quelle importance pour Jodie, après tout ? Sauf que... l'était-il vraiment, heureux ? « Tu ne te plais pas dans ce que tu fais ? » Comme beaucoup, très certainement. Jodie n'éprouvait pas une grande satisfaction à servir des gens qui avaient trop bu et qui se comportaient comme des animaux, lorsque la soirée touchait à sa fin, mais elle aimait son métier, malgré tout. Tout n'était pas que mauvais. Elle y faisait des rencontres intéressantes et elle aidait, à sa façon. Bien sûr, elle aurait préféré mener une vie différente parce que le manque d'action était difficile à supporter parfois, mais, pour le moment, elle faisait avec. Néanmoins, elle ne supportait pas l'idée que son frère puisse se déplaire dans le métier qu'il exerçait parce qu'il débutait à peine sa vie et elle voulait que tout lui réussisse, elle voulait qu'il puisse obtenir tout ce qu'il voulait, sans aucune restriction ni aucun compromis.

Le frère et la soeur continuaient de se redécouvrir, de discuter et d'apprendre à se connaître. Quatre ans étaient déjà passés. Et, en quatre ans, tant de choses avaient pu changer. Plus encore lorsque leur vie avait autant changé. « Déjà, oui. » Souffla-t-elle lorsqu'Aiden répéta qu'ils étaient là depuis quatre ans. Ça avait été long, quatre ans sans lui. Pourtant, désormais, le temps semblait s'effacer pour ne laisser place qu'à l'instant présent et à ses retrouvailles. Des retrouvailles étranges, d'une certaine façon. Jodie avait tellement espéré le revoir, sans pourtant espérer le revoir ainsi, humain et vivant. La jeune femme avait tellement de choses à lui dire, mais elle n'arrivait à rien. Étranglée par l'émotion, submergée par le bonheur, elle se sentait incapable de trouver par où commencer. Ce n'était pas grand-chose, ils avaient tout le temps, désormais. Si elle ne pouvait pas poser toutes ses questions ce soir, elle le ferait un autre jour, voilà tout.

Aiden partageait ce sentiment. Pour lui aussi, tout était étrange. Alors, à la place, il l'avait rassurée. A sa façon, il avait toujours été là pour elle et il l'avait toujours rassurée. C'était bon de le retrouver ainsi. Puis, il osait lui faire part de ses craintes et ses difficultés. Jodie s'en doutait, dans le fond. Passer de l'inframonde à ce monde, c'était difficile. Différent. Il fallait s'adapter et, même là, ce ne devait pas être facile tous les jours. « Je sais que tu seras là pour moi, comme tu l'as toujours été. » Même si parfois, ingrate ou désespérée, elle avait souhaité le voir loin d'elle, elle ne le désirait plus du tout désormais. « Et je serai là pour toi. Je vais t'aider. Tu n'es plus tout seul. Tu ne seras plus jamais tout seul. » Lui promit-elle, se jurant de lui offrir toute l'aide qu'elle pourra. « Je sais ce que tu ressens. » Parce qu'elle ressentait précisément la même chose. Ce vide en elle avait été impossible à combler. Ils avaient toujours été ensemble et leur séparation avait été si brutale. « Nous ne sommes plus liés comme avant, mais nous sommes ensemble désormais et rien ne pourra plus nous séparer. » Ils ne seraient plus comme autrefois, le frère relié à sa soeur, deux âmes, deux mondes différents. Leur relation allait être différente, évidemment, mais ils allaient s'y habituer et créer quelque chose de nouveau. Un quelque chose où plus rien ne les séparerait jamais.

« Peut-être, oui. » C'était peut-être ça pour n'importe quel boulot, oui. Peut-être que même si l'on aimait ce que l'on faisait plus que tout, on finissait par trouver les choses répétitives et on se plaignait de n'avoir aucune nouveauté. Jodie n'en savait trop rien - moins encore lorsque ça concernait son frère qui n'avait jamais eu la joie de goûter à une vie véritable avant d'arriver dans ce monde. Jodie aimait son travail autant qu'elle le détestait. Elle était plus libre que lorsqu'elle travaillait pour la CIA, alors forcément, elle y prenait plaisir, mais ce n'était pas un travail facile tous les jours, non plus. Enfin, elle n'était pas là pour se plaindre de ce qu'elle faisait. Elle devait le faire et c'était tout. « Tout se passe bien, Aiden. » Oui, contrairement au passé qu'ils avaient eu, contrairement à ce qu'ils avaient vécu autrefois, tout ne pouvait que bien se passer, malgré l'ennui et la solitude qu'elle ressentait parfois face à ce qu'elle faisait - mais à cet instant, face à la joie d'avoir retrouvé son frère, plus rien n'avait d'importance.

Il était difficile de passer outre ses sentiments qui l'envahissaient de toute part. Elle se sentait submergée par le bonheur et la joie. Submergée au point d'en être perdue. Elle avait peur, aussi. Peur de le perdre. Peur de ne pas être capable d'être assez présente pour lui. Peur de ne pas savoir le protéger comme elle le devait. « On sera là l'un pour l'autre, comme on l'a toujours été. » Avait fini par conclure Jodie lorsqu'Aiden lui avait promis les mêmes choses qu'elle. Bien sûr qu'ils seraient là l'un pour l'autre. Aiden et Jodie avaient toujours fonctionné ensemble et, maintenant qu'ils étaient réunis, les choses n'allaient pas changer. Maintenant qu'ils s'étaient retrouvés, ils étaient enfin complets, l'un et l'autre.

Sans qu'elle ne s'y attende vraiment, Aiden s'était excusé. Un sourire tendre avait alors pris place sur les lèvres de Jodie. Combien de fois aurait-elle aimé qu'il réalise ça lorsqu'ils étaient encore liés l'un et l'autre ? Aujourd'hui, tout ça ne lui semblait être que du détail futile, sans importance. « C'est du passé Aiden. » Souffla-t-elle alors simplement. La vie d'Aiden n'était pas simple, il dépendait entièrement de sa soeur. Alors, forcément, il y avait eu de la jalousie, de la possessivité entre eux, mais plus rien de tout ça n'avait d'importance ici. Les choses étaient différentes. Ils avaient chacun leur vie.

« Plus rien. » Ajouta-t-elle alors qu'il assurait que plus rien ne les séparerait jamais. Cette ville les avait rendus l'un à l'autre, elle refusait de devoir vivre à nouveau sans son frère. Et elle ferait tout pour que cela n'arrive jamais - même si elle ne pouvait pas tout contrôler et tout décider. « J'ai un appartement dans le quartier. » Pas très loin, d'ailleurs. Comme quoi, le hasard faisait bien les choses. « Je m'y sens très bien. Je... Je n'ai pas besoin de grand-chose, tu sais ? Je sais me contenter de ce que j'ai. » Souffla-t-elle, en souriant. Ils avaient déjà eu si peu, que même son minuscule appartement où elle vivait à l'étroit avec Five lui suffisait amplement. C'était son chez elle, son cocon. « Et toi, alors, tu vis où ? » Puisque pour la première fois de sa vie, il avait dû se créer son propre chez lui, Jodie était curieuse de savoir où et à quoi ça pouvait bien ressembler.

Tout n'était pas toujours merveilleux. Rien ne l'était jamais vraiment, d'ailleurs. Néanmoins, elle n'était pas à plaindre. Elle avait du travail et un toit pour la protéger. Elle pouvait se nourrir convenablement et avait de quoi payer ses factures. Evidemment, elle n'était pas riche et ses dépenses devaient toujours être comptées au centime près. Evidemment, son métier manquait d'action et ne calmait que rarement - pour ne pas dire jamais - son ennui. Puis, il y avait ceux qui buvaient un peu trop et qui devenaient alors la pire version d'eux-mêmes. Non, en effet, tout n'était pas toujours rose, mais elle ne voulait pas se plaindre. Elle ne voulait pas parler des mauvais côtés. Pas à Aiden. Pas aujourd'hui. Aujourd'hui, elle avait envie d'être heureuse, tout simplement. « Je te le promets. » Souffla-t-elle, en souriant, pour le rassurer.

Ils pouvaient se faire toutes les promesses du monde, Jodie y croyait. Ils seraient là l'un pour l'autre, à jamais. Ils avaient été séparés pendant quatre longues années. Cela ne devait plus jamais arriver - même s'ils n'étaient pas maîtres de ce genre de décisions dans ce genre d'endroit, malheureusement. Les promesses suffisaient à rassurer Jodie parce qu'elle savait qu'Aiden, volontairement, ne partirait jamais, comme elle ne partirait jamais volontairement. Ils avaient besoin l'un de l'autre comme ils avaient toujours eu besoin l'un de l'autre, en y réfléchissant bien.

Avec une facilité qui n'avait rien d'étonnant - après tout, ils avaient vécu l'un avec l'autre toute leur vie, ils se connaissaient mieux que personne - ils enchaînaient les sujets de conversation pour se rassurer, pour apprendre à se redécouvrir, pour se questionner et satisfaire une curiosité bien naturelle. Jodie, suite à la question de son frère, lui assura qu'elle était heureuse là où elle vivait. Ce n'était pas grand. Ce n'était pas du luxe. Mais c'était chez elle. Elle s'y sentait bien. Depuis toujours, c'était son cocon dans cette ville. Un cocon qu'elle ne voulait quitter pour rien au monde. Puis, ils avaient connu des choses tellement difficiles que ce minuscule appartement pouvait paraître bien plus qu'un cadeau du ciel.

A son tour, Aiden expliquait où il vivait. Le plus beau quartier de la ville. Il avait vraiment réussi, alors. La fierté devait se lire dans les yeux de Jodie. Oui, elle était fière. Fière de voir que son frère s'en sortait si bien alors que, quelque part, il naissait à peine. Et elle était heureuse pour lui aussi, évidemment. « J'espère que tu me feras visiter. » Il le fera, évidemment. En réalité, la question ne se posait même pas. A partir d'aujourd'hui, ils partageraient sans doute le plus de choses possibles. « Tu as rencontré du monde depuis que tu es ici ? Tu t'es fait des amis ? » Après tout, loin d'elle, il avait peut-être pu, enfin, développer ses propres relations. Trouver des amis ? Une nouvelle famille ? Un compagnon de vie ? Ou peut-être qu'il s'était isolé autant que possible durant toutes ces années, se contentant de relations cordiales au travail, par exemple ?