Ce jour-là, Mary avait cours de natation à la piscine Polochon avec le lycée. Elle estimait ne pas en avoir besoin. Après tout, là-bas, aux Etats-Unis, elle avait appris depuis longtemps à nager dans les plans d’eau et rivières. Mais, dans le cadre du sport, c’était obligatoire, alors, elle n’avait pas le choix. Ce qui la gênait par contre, c’était qu’elle était obligée de retirer ses lunettes, de les laisser avec ses affaires. Et actuellement, vu la façon dont sa vue avait baissé, malgré le changement de lunettes – qui avait amélioré les choses un temps – il devenait difficile pour elle de voir précisément les contours de ce qui l’entourait sans cette « aide ».
Comme elle avait des sessions de natation tous les ans depuis qu’elle était dans cette ville, son professeur de sport était au courant qu’elle avait les bases de la natation et elle se trouvait donc en toute logique dans le grand bassin. Elle aurait donc dû être à son aise, dans l’eau, il n’y avait pas de raison pour qu’il en fût autrement, n’est-ce pas ? C’était sans compter les soucis que lui posait sa vue. Ainsi que l’accident qui s’était produit la veille dans les rues de la ville. Si Paul était certainement déjà au courant de ce qui lui était arrivé, il n’avait pas encore pu l’emmener de nouveau voir un ophtalmologiste. Et, douée qu’elle pouvait être pour sa part pour jouer les autruches, elle s’était persuadée que l’espèce de black out survenu la veille, était purement anecdotique, un mauvais moment qu’elle avait passé, certes, mais qu’il n’y avait aucune raison pour que quelque chose du genre se reproduisît. Et en se convainquant de cela, elle faisait une erreur monumentale.
Sans ses lunettes, il lui était par moments difficile de voir parfaitement où étaient les limites des murs, ses camarades et donc, elle y allait prudemment, donnant ainsi l’impression qu’elle avait du mal à nager, ce qui n’était pas exactement le cas, c’était plutôt à se repérer qu’elle avait du mal. Jusqu’au moment où, alors qu’elle se trouvait sur le rebord, près du plongeoir, sa vue lui fit totalement défaut. Tout était tout d’un coup de nouveau tout noir. Elle tomba alors à l’eau, buvant la tasse au passage. Paniquée comme elle l’avait été la veille, elle se débattit. Elle n’avait pas retrouvé l’usage de ses yeux lorsqu’elle sentit qu’on la sortait de là et l’aidait à revenir près du bord.

Elle toussait comme on peut le faire après avoir bu accidentellement de l’eau d’une piscine. En même temps, ses yeux la piquaient, la brûlaient, elle n’aurait su dire. Bref, ils lui faisaient mal. L’effet de l’eau, bien sûr, mais aussi des ennuis qu’elle avait ces temps-ci, les deux s’étant pour l’heure combinés.
Dans un réflexe et parcequ’elle était toujours paniquée, elle s’était accrochée à Jeremiah, même si elle ne savait pas encore que c’était lui qui l’avait repêchée.

Tentant une nouvelle fois de nier l’évidence, elle répondit, toussotant toujours en plein milieu de ses phrases :

« Je… J’ai eu peur… Mais, c’est… pas grave… Ça va… »

Toujours accrochée d’une main au maître nageur, en même temps qu’elle tentait de rassurer tout le monde – y compris elle-même -, elle passa une main sur ses yeux, comme si ce simple geste pouvait suffire à la soulager.

Si elle n’avait pas joué les autruches, si elle avait été du genre à admettre facilement quand cela n’allait pas, la réponse de Mary concernant ses yeux aurait été relativement simple à fournir. Seulement, elle en était encore à réaliser, à additionner A + B pour arriver à la conclusion qui convenait. Et encore, comme elle n’aimait pas inquiéter son prochain… Mais, elle n’y voyait toujours et la réponse franche adéquate aurait sans doute été que non, du côté de ses yeux, cela n’allait pas même si elle n’avait pas encore compris totalement ce qu’il se passait. Au lieu de quoi, elle tarda à s’exprimer sur le sujet, toujours dans la même attitude qui consistait à tenir le maître nageur d’une main et se frotter les yeux de l’autre. Se passer un peu d’eau claire ne lui ferait sans doute pas de mal, mais là, en cet instant, elle se voyait particulièrement peu traverser la piscine seule, d’autant moins que sa vue n’était pas encore revenue. Mais rien qu’à l’idée que l’espèce de black out survenu deux fois depuis la veille pouvait se reproduire… Cela suffisait à la dissuader d’évoluer seule dans la piscine…

Hésitante, elle finit par admettre une part de réalité :

« Je… ils… me font mal… Mais, ça ne sera rien… »

Elle parlait, tentant de se convaincre et de rassurer elle-même autant que son interlocuteur.

« Passer de l’eau me fera peut-être du bien, oui » ajouta-t-elle, sans pour autant se décider à se lever.

Cela lui ferait du bien si son problème était lié au chlore de la piscine, mais si, comme elle le soupçonnait, la raison était la même que la veille… Elle ignorait ce que cela voulait dire – ou du moins, ne voulait pas faire l’hypothèse adéquate -, de l’eau claire ne suffirait sans doute pas à régler le problème.
Enfin, elle recommença à distinguer ce qui l’entourait, sa vue revenant progressivement, du moins, autant que cela pouvait être le cas sans lunettes.

Après avoir coulé dans la piscine, bu la tasse et été repêchée par le maître nageur, Mary se retrouvait donc au bord de la piscine, assise, cramponée à Jeremiah d’une main, se frottant les yeux de l’autre. Et si elle avait trouvé l’idée qu’il avait donné de se passer de l’eau sur les yeux judicieuse, elle ne s’était pas relevée, gênée parce qu’elle n’avait pas ses lunettes et surtout effrayée à l’idée que ses yeux ne lui rejouâssent un tour.

« Oui, je porte des lunettes et je me déplacerais effectivement mieux avec » acquiesça-t-elle simplement.

C’était une vérité. Tout comme le fait qu’elle voyait désormais flou quand elle ne les avait pas sur le nez et qu’elle en avait donc besoin pour se déplacer dans la piscine, hors de l’eau, en toute tranquillité. Du moins, autant que possible avec le nouveau problème que lui posait ses yeux.
Elle n’aimait pas inquiéter les adultes, préférant jouer les autruches quand sa santé n’était pas au mieux, mais il était vrai qu’elle serait rassurée, sécurisée si elle ne se déplaçait pas seule. Au moins, si elle avait un problème, la personne l’accompagnant pourrait intervenir et lui éviter des situations par trop dangereuses.

« Oui… je préfèrerais… si ça ne gêne pas. Je… vous… pourriez et vous voudriez bien m’accompagner ? » demanda-t-elle à Jeremiah, un peu gênée.

Cette demande n’entrait définitivement pas dans ses habitudes, mais il fallait dire qu’il lui avait tendu la perche. Il la sécuriserait mieux que ses camarades et le professeur de sport avait déjà bien assez à faire à surveiller le reste de la classe.

Comme depuis quelques temps, depuis un peu avant son changement de lunettes, Mary n’y voyait plus grand-chose sans lunettes, elle préférait avoir le moins possible à se déplacer sans. Ce qui était chose impossible à la piscine. Alors entre ça, ses problèmes de la veille, puis ce jour dans l’eau, elle préférait se déplacer accompagnée de quelqu’un qui saurait intervenir quoiqu’il pût se passer. Et Jeremiah en tant que maître-nageur-sauveteur paraissait le mieux placé pour cela.
L’adolescente se releva donc avec son aide. Sur le chemin du lavabo le plus proche, elle se tint à lui, sans s’appuyer, mais avec une nervosité qu’elle ne pouvait dissimuler. Elle se passa donc de l’eau sur les yeux, mais avait l’impression que ce qui la soulagerait réellement serait de pouvoir simplement fermer ses yeux, les mettre au repos… Ce qui était actuellement impossible.
Des problèmes avec ses yeux ? Qu’entendait-il par là? Il y avait tellement de variantes... Le simple fait qu’elle portât des lunettes prouvait que sa vue n’était pas la meilleure possible…

« J’ai des lunettes depuis mes douze ans. Jusqu’à il y a peu et que je doive en changer, je n’en avais pas besoin pour autre chose que d’étudier en classe ou lire… »

Ce n’était peut-être pas la réponse qu’il attendait et surtout, elle n’avait pas abordé le vrai problème, qu’elle n’avait plus rien vu du tout l’espace d’un instant et que cela l’avait complètement déboussolée, d’autant plus que cela s’était déjà produit en pleine rue la veille.
Mais, Mary était très douée pour jouer les autruches quand il s’agissait de sa santé ou pour nier qu’il y avait un problème, même quand elle savait qu’il y avait quelque chose de préoccupant.

« Pour ce qui est des yeux qui me font mal, c’est déjà arrivé quelques fois. On a cru que c’était parce que je devais changer de lunettes et ça a réglé le problème un moment… » finit-elle néanmoins par admettre.

De toute façon, Paul étant sûrement déjà au courant que son problème de vue n’était pas réglé… Elle n’était pas dans une situation qui justifiât qu’elle cachât à tout prix ce qu’il en était.

Une fois arrivée au lavabo, accompagnée par Jeremiah, Mary s’était donc passé de l’eau fraiche sur les yeux. Si cela avait dissipé tout potentiel effet du chlore restant, cela ne calma pas totalement ses yeux, ce qui ne la surprit guère après l’épisode de la veille.
Elle finit par raconter au maître-nageur qu’elle portait des lunettes depuis quelques années déjà.

« C’est… ce que j’ai pu constater » répondit-elle au fait que la vue pouvait changer avec le temps.

Seulement, même si elle ne se l’avouait pas encore entièrement, quelque part au fond d’elle, elle sentait bien qu’il n’y avait pas que ça, que sa vue baissait bien trop vite.

Finalement, elle lui expliqua qu’elle avait déjà eu mal aux yeux comme cela. Elle acquiesça d’un simple signe de tête lorsqu’il releva que ce n’était donc pas la première fois.

« Eh bien, quand j’ai eu ce problème une première fois, on est allés voir le spécialiste qui me suit depuis que je suis dans cette ville. Ma vue avait baissé, j’ai changé de lunettes… Et depuis… Ça s’est remanifesté trop récemment pour qu’on ait eu le temps d’y retourner, mais mon père adoptif est au courant. Ce n’est qu’une question de prise de rendez-vous et de disponibilités avant que je n’y retourne… » répondit-elle, pas forcément complètement rassurée quant à ce que pourrait donner ce futur rendez-vous, mais sur ce point, le maître-nageur n’y pouvait rien. Et elle savait qu’elle pourrait compter sur Paul pour l’apaiser ou la soutenir et pas seulement pour l’accompagner chez l’ophtalmologiste.

Ses problèmes de vue étaient effectivement plus graves qu’elle ne le savait alors : elle était en train de devenir aveugle, mais l’ignorait encore. Et pour les médecins, poser un diagnostic plus précis serait relativement long et difficile.

Mary écouta le maître-nageur lui dire qu’elle n’était pas seule face à l’adversité. Si elle savait bien quelque part au fond d’elle qu’il avait raison, elle n’était pas sûre des raisons qui l’amenaient à le lui préciser, ce qui était sûr, c’est qu’elle ne voulait ni inquiéter plus que nécessaire Paul ni devenir un poids.

« Je… je sais que ma famille adoptive est prête à me soutenir dans la mesure de ses capacités… ou que mon professeur d’histoire est à l’écoute, mais… je… je ne veux pas inquiéter ma famille plus que nécessaire… Ni être un poids pour qui que ce soit »

Alors, pour l’instant, elle n’avait pas vraiment partagé ses propres interrogations, sa peur de l’inconnu. Parce que finalement, pour l’heure, c’était ça. Elle ne savait pas ce qui lui arrivait, ce qu’il se passait et être dans l’ignorance totale – surtout vu les problèmes que cela lui posait, après tout, cela pouvait la mettre en danger – de la nature de son problème n’était pas facile à vivre. Mais, là, maintenant, tout de suite, avec toute la bonne volonté du monde, Paul et Sophie n’y pouvaient pas grand-chose.

« Ça dépendra… des disponibilités du spécialiste… j’imagine » répondit-elle simplement.

Elle resta perplexe devant la question de Jeremiah, à quoi pensait-il ? N’y connaissant strictement rien en ophtalmologie et venant du XIXème siècle où les connaissances en médecine – encore plus celles des simples paysans de la campagne -, malgré son intelligence et son instruction, elle ignorait encore qu’elle était en train de devenir aveugle et n’avait pas envisagé cette possibilité.

« A quoi… qu’est-ce que vous entendez par une vérité bien plus drastique ? » demanda-t-elle.

Après avoir bu la tasse dans la piscine, Mary était donc en train de parler de sa situation avec  le maître-nageur, preuve qu’elle était plus inquiète  qu’elle ne voulait bien l’admettre.

« Ils ne le verront peut-être pas ainsi, mais de mon côté, je risque quand même d’avoir cette impression. Je n’ai jamais aimé être une source d’inquiétude pour mes proches » expliqua-t-elle.

Même si Jeremiah avait en réalité raison, sur ce point précis, il était très compliqué de convaincre Mary. C’était une véritable tête de mule. Elle était capable de beaucoup, y compris de mensonge, pour ne pas dire à ses proches quand elle n’allait pas bien.

Elle espérait qu’effectivement la médecine avait suffisamment évolué pour que son état pût s’améliorer. Après tout, elle avait fait des progrès fulgurants, guérissant des maladies mortelles de son temps.

Elle manqua se décomposer lorsqu’il évoqua plus précisément ce que ses problèmes de vue évoquaient pour lui. Elle se maîtrisa cependant :

« Non…. Je… Je n’ai pas pensé à cette éventualité. J’espère que ça sera moins grave que ça ou que les spécialistes pourront faire quelque chose pourront éviter que ça n’en arrive là. »

Elle qui aimait tant lire, se destinait au métier de professeur ne pouvait que deviner parfaitement combien elle vivrait mal les choses si elle devait perdre l’usage de ses yeux. Elle ne voulait pas penser à cette éventualité, pas tant qu’un spécialiste ne lui aurait pas dit ce qui lui arrivait.
Mary avait encore parlé avec le maître-nageur assez longtemps non seulement pour ne plus avoir mal aux yeux, mais aussi se calmer, se remettre de sa peur. Elle put assister aux dernières minutes du cours, et si elle craignait que l’épisode du noir complet ne se reproduisît, elle savait qu’aussi longtemps qu’elle était en cours, les adultes veillaient et qu’il en était de même quand elle était chez elle. En l’occurrence, ici, encore plus après la tasse qu’elle avait involontairement bue, elle était certaine que le maître-nageur serait particulièrement attentif. C’étaient finalement les trajets qui étaient les « plus dangereux » à cet égard.