Un endroit convivial pour faire des rencontres [Ft Martin]

Les salons de thé, c’était un peu moins mon truc que les soirées bien arrosées… mais rien de tel qu’un bon donut un lendemain de fiesta. Avec un bon thé ou un bon café, c’était le genre de chose qui pouvait donner un bon coup de boost pour la journée. C’était de ça que j’avais besoin.
Avant de venir vivre par ici, je n’avais pas souvent pris des donuts… c’était plutôt un truc qui plaisait à mes gosses, en fait, à la base, mais je n’étais pas fermé à la découverte, aussi, j’avais testé une fois, puis une autre… Et puis voilà, ces pâtisseries bien grasses et bien sucrées m’avaient conquis. Ce goût de beignet qui me rappelait les beignets des foires, ceux qu’on avalait comme des dingues en se foutant du sucre impalpable partout quand on était mômes.

Tout ça, c’était top, mais ça n’allait pas m’empêcher d’avoir un peu mal aux cheveux. Donc, café et donut au chocolat. Celui avec des petits granulés de sucre coloré. Une tuerie.
J'étais installé en terrasse, au départ juste parce que je fumais une cigarette, mais à la saison actuelle, ce n'était certainement pas l'idée du siècle de rester dehors, sauf si je voulais choper la crève...

Alors une fois ma cigarette terminée, j'étais rentré, avec mon café et mon donut.
Manque de bol, il n'y avait plus de place. A croire que tout le monde s'était donné le mot pour venir consommer une boisson chaude et une pâtisserie aujourd'hui... Mais je n'allais tout de même pas retourner dehors ni boire mon café debout... Alors je balayais la salle du regard et je m'arrêtais sur un jeune homme, assis seul. Concentré sur son carnet et son téléphone. Ce serait parfait.

Je m'approchais et posais une main sur le dossier de la chaise.
« Cette place est libre ? »

Comme il ne me répondait pas, j'appliquais l'adage "Cum tacent, consentiunt" et je m'incrustais. Je l'avais déjà vu quelque part, alors je me permettais. « Puisque ça ne vous dérange pas... »

Je m'installais et portais mon mug d'arabica aux lèvres.

L’autre homme écrivait, je ne cherchais pas spécialement à le distraire en lui parlant, moi, ce que je cherchais en venant ici, c’était juste de prendre un bon café et un bon donut. Dans certains pays, on considérait, d’ailleurs, que boire un café debout était juste propice à se prendre la tête avec les gens.

« C’est effectivement un moment de grande affluence, selon toute apparence. » Puisqu’il lançait la conversation de cette manière, je suivais le mouvement.
Je n’avais jamais été contraire et cela n’allait pas être une perte de temps de discuter, on ne savait jamais ce qu’une conversation pouvait amener, sur cette île, alors, je saisissais ce genre d’occasions. « J’imagine que beaucoup de gens viennent prendre une consommation ici avant d’aller au cinéma. »
Pour la prochaine séance de l’après-midi, bien sûr. Il devait y avoir une grosse sortie de blockbuster, sans doute, mais je ne m’étais pas vraiment tenu au courant de ces choses-là ces derniers temps.

L’homme me serra la main et se présenta d’emblée. Il n’était pas obligé de le faire mais j’appréciais cette politesse.
« Martin Andersen… » Et j’embrayais, puisqu’il semblait disposé à faire la conversation : « Vous étudiez à l’université, je pense… en philo et lettres ? »
J’étais quasiment sûr de l’avoir croisé dans les bâtiments de l’université et comme j’étais plus souvent dans le bloc de philo et lettres, moi aussi.
« Je termine mon doctorat en histoire. » Mais j’enseignais déjà l’histoire dans des lycées depuis un peu plus de vingt ans.

Le jeune homme et moi étions peut-être les deux plus calmes dans l’effervescence de l’endroit. Il fallait reconnaître qu’il y avait vraiment une forte affluence aujourd’hui. Bien sûr, je n’étais pas spécialement habitué à m’incruster comme cela à une table déjà occupée, mais nous étions dans une ville où tout le monde croisait tout le monde et se parlait assez facilement, enfin, en fonction du caractère quand même, bien sûr, mais dans l’ensemble, c’était tout de même une île où il semblait assez simple d’entrer en communication les uns avec les autres.

Face à cet écrivain, je ne me sentais pas trop en décalage. Il n’était pas compliqué de bavarder avec lui et les sujets se suivaient assez facilement.
« Je pense que le côté littéraire crève les yeux… mais, à part cela, je crois surtout que je vous ai déjà croisé à l’une ou l’autre reprise. »
Et comme l’université avait tendance à rassembler les étudiants d’un même domaine. Ou à peu près. Les étudiants en langues et ceux de littérature côtoyaient les étudiants de philosophie et d’histoire. Certains cours étaient en commun, d’ailleurs, les premières années. « C’est ça… j’avais décroché une bourse, il y a pas mal de temps, mais la vie a fait que j’ai dû commencer à travailler dès ma sortie de la fac. »

C’était assez logique, d’ailleurs, à l’époque. On ne se mariait pas sans avoir un apport financier régulier. J’avais donc commencé à enseigner à l’âge de vingt-deux ans, tandis que ma femme, Anika, finissait ses études de son côté. J’avais mis mes projets d’études de côté pour qu’elle puisse avancer de son côté. Ça ne m’avait jamais effleuré l’esprit de faire autrement, de toute façon.

« C’était normal de laisser ma fiancée finir ses études… Et puis par après, elle s’est retrouvée enceinte, alors disons que j’ai adapté mes projets en fonction. »

Je bus un peu dans ma tasse, puis j’eus un petit sourire en direction de Colin.
« Vous avez des projets d’avenir ? Pour vos notes de voyages, par exemple ? »

Généralement, quand il advenait que j’aie à aborder les raisons de mes études tardives, les réactions des personnes étaient de toutes sortes. Certains trouvaient que j’aurais dû continuer mon doctorat quand j’étais jeune, pour ensuite subvenir plus efficacement aux besoins de ma famille, d’autres trouvaient que ma fiancée aurait dû avorter, et d’autres, enfin, voyaient la situation comme quelque chose de plutôt bien. C’était le cas de Colin.

« Disons que j’ai fait en sorte qu’Anika n’ait pas trop à se prendre la tête pour la vie à la maison. » J’avais, à l’époque, pris l’habitude de cuisiner tous les jours et de maintenir la maison propre. Anika avait un bureau au rez-de-chaussée, je m’arrangeais pour que Jonas puis, plus tard, Casper, ne soient pas dérangeants.

C’était juste quelques bonnes habitudes à prendre. Et j’avais appris à vivre avec ma frustration intellectuelle.
Mais ça m’avait toujours manqué, car j’avais besoin de me sentir épanoui intellectuellement pour pouvoir être heureux. Alors, peu à peu, mes rêves de bonheur total s’étaient envolés, évanouis dans la nature.

« Vous êtes un perfectionniste, n’est-ce pas ? » Relire ses notes, les réécrire, encore et encore, jusqu’à en être satisfait… c’était un travail énorme, car ce n’était pas facile d’améliorer ses propres écrits. « J’espère que vous y arriverez. »

Oui, je le lui souhaitais. C’était important de pouvoir réaliser des projets qui nous tenaient à cœur. Et ces carnets de voyage semblaient être importants pour lui.
Mais, en effet, après un parcours littéraire, ce n’était pas toujours évident de savoir vers quoi se diriger… Je répondis à sa question, tout en lui souriant.
« Vous savez, je suis prof… J’ai toujours eu du temps pour ma famille. Je me suis organisé pour travailler le plus possible ailleurs que chez moi, lors de pauses ou de surveillances, j’ai essayé au maximum de m’occuper de mes corrections… Et puis, au Danemark, chaque prof peut avoir un bureau avec tout ce qu’il faut pour préparer ses cours. » Un luxe qui n’existait pas dans tous les milieux scolaires, c’était typique des pays scandinaves. « J’ai pu profiter de voir grandir mes fils et ça, ça vaut tout l’or du monde ! »
Bien sûr, j’avais eu des nuits de travail plutôt que de sommeil, j’avais mis entre parenthèses des choses personnelles pour laisser Anika vivre ses projets à elle… et, honnêtement, je ne regrettais pas.
« Je ne suis pas sûr de mériter de l’admiration. C’est une question de choix, simplement. Les études, on peut quasiment toujours y revenir par après… mais la vie de famille, la paternité, voir ses gosses grandir… ce sont des moments qu’il ne faut surtout pas louper, parce que ceux-là, on n’a pas vraiment de deuxième chance… »

Être très voire trop dur envers soi-même... Oui, il avait raison, c'était une attitude que beaucoup de personnes pouvaient avoir. Mais pour moi, il y avait là une part de perfectionnisme, peut-être issu de l'éducation, je n'étais pas psy et je ne pensais pas avoir un jour suffisamment de patience pour le devenir, mais par expérience, j'avais pu constater auprès de certains élèves que certains étaient plus exigents envers eux-mêmes que ce que leurs parents attendaient d'eux... Ce besoin de se sentir reconnu et valorisé, ça me semblait important à l'adolescence... Mais par la suite également.

« C'est possible... mais parfois, il faut essayer d'être aussi bienveillant avec soi que ce qu'on est avec les autres. Essayez, à l'occasion, vous verrez, ça fait du bien. »

Donner le meilleur de soi-même, partout, tout le temps et par tous les temps, c'était quelque chose d'épuisant. Chacun avait droit à l'erreur et il fallait parfois pouvoir accepter ça et ne pas mettre la barre trop haut trop rapidement. Enfin, c'était comme cela pour ce qui me concernait, je ne me serais jamais permis de juger mon interlocuteur comme je le faisais avec moi-même.

Le sujet de la famille et des responsabilités était tout aussi pertinent. Je savais bien que beaucoup d'hommes auraient quitté leur copine enceinte pour se consacrer à eux... mais je n'avais pas été élevé comme ça et puis, j'étais vraiment amoureux d'Anika, jamais je ne l'aurais laissée tomber. Son rêve avant le mien. C'était comme ça que j'avais envisagé les choses.
Colin me parla brièvement de ses frères et soeurs, m'expliquant qu'ils étaient nombreux et qu'il y avait une forme de responsabilité entre eux. J'eus un sourire.

« Vous étiez combien dans la fratrie ? » Je n'avais pas eu la chance de grandir dans une famille très nombreuse et, en termes de fratrie... je savais surtout ce que ça faisait de perdre son frère tragiquement. Mais si la blessure de la perte était toujours là, je pouvais aujourd'hui parler de mon frère aîné plus facilement, même si ce n'était pas un sujet que j'abordais ouvertement lors de la première rencontre. « Vos frères et soeurs sont ici aussi ? »

Ce devait être quelque chose de retrouver les siens sur cette île. Pour l'instant, je n'avais pas eu cette chance et, honnêtement, j'ignorais si cela pouvait arriver un jour. Il y avait peu de chance, peut-être...

Il me fit rire en essayant de rattraper ce qu'il pensait être une sorte de boulette par rapport à mon âge.

« J'ai 47 ans, on ne peut pas dire que je sois encore très jeune... Mais j'ai juste fini par poursuivre mes rêves, c'est peut-être égoïste, mais voilà, mes fils sont grands et c'était le moment ou jamais. »
Je passais bien sûr sous silence les expériences alcoolisées avec mes collègues et amis qui m'avaient mené vers un nouveau virage de ma vie.

« Je pense que je suis heureux. Et vous, l'êtes-vous ? »
Question délicate et personnelle. A son âge, je n'étais même pas sûr de ce que c'était que le bonheur, le vrai.

Certaines rencontres inattendues pouvaient apporter d’agréables surprises et je devais reconnaître que j’appréciais le moment que je passais en compagnie de ce jeune homme.
Il me parlait facilement et c’était pareil de mon côté, comme si c’était naturel de se livrer comme nous le faisions. C’était un moment pur, sans faux-semblants. Et c’était parfait comme cela.

« Ah, la famille... c’est un pilier essentiel dans la vie, tu sais. » Je me mis à sourire légèrement, les souvenirs de ma propre famille défilant dans ma tête. « J’ai toujours pensé que la famille était comme une ancre dans ce monde en perpétuel changement. C'est douloureux de savoir que des gens chers te manquent, Colin. J'ai connu ça aussi. »

Je pris une pause, cherchant mes mots avec précaution. « Ton histoire me rappelle que la vie est pleine d'imprévus. On ne sait jamais ce que le futur nous réserve. Retrouver ton frère aîné, c'est déjà un bon début, n'est-ce pas ? »

Je ris doucement en entendant Colin parler de ma décision de reprendre les études. « À 47 ans, oui... La vie est courte, mon ami. Et parfois, il faut savoir prendre des virages inattendus. Ta réflexion sur le bonheur, elle est intéressante. Le bonheur, c’est subjectif, tu sais. On le trouve souvent dans les petites choses, les petits moments. »

Je m'arrêtai un instant, plongé dans mes pensées. « Si tu trouves de la joie dans tes études, dans l’écriture et le chant, alors je dirais que tu es sur la bonne voie, Colin. Le bonheur, c'est peut-être simplement ça : apprécier ce qu'on a, et trouver de la valeur dans nos passions et nos relations. »

Je lui donnai une tape amicale sur l’épaule, un sourire sincère aux lèvres. « Continue sur cette voie, mon ami. Et qui sait, peut-être que le reste de ta famille n’est pas si loin que ça. »

Son esprit d’aventure et sa passion pour le chant et l'écriture me rappellent qu'il existe toujours de multiples façons de chercher et de trouver le bonheur dans cette vie. Je l'écoutais parler de son amour pour la scène et ses rêves de voyages, et je ne pus m'empêcher de sourire, admirant sa capacité à trouver de la joie dans les simples plaisirs de l'existence.

« C'est vrai, voyager... » commençai-je, les yeux perdus un moment dans le vague, comme si je visualisais moi-même les endroits que j'aurais aimé explorer. « Voyager ouvre l'esprit, c’est une recherche de liberté, n'est-ce pas ? Et chanter, écrire, ce sont des manières d'exprimer ce que l'on ressent, de partager un peu de notre âme avec les autres… Toi, tu as cette chance incroyable de pouvoir combiner les deux. »

Je pris une gorgée de mon verre, le temps s’écoulant doucement autour de nous, créant un espace pour la réflexion et la connexion.
« Tu sais, à mon âge, on réalise que le bonheur, ce n’est pas seulement les grands moments ou les grandes réalisations. C’est aussi ces petites choses... Comme partager un bon repas, écouter une mélodie qui nous touche ou même juste un bon livre en fin de journée. Tu as raison, être bien entouré, c’est fondamental. »

Je m'adossai un peu plus confortablement sur ma chaise, te regardant attentivement.
« Et pour ce qui est de l'écriture, Colin, ne doute jamais de la qualité de tes écrits. Chaque mot que tu poses sur le papier est une empreinte de ton passage dans ce monde, une trace de ton esprit et de ton cœur. Peu importe la destination, ce voyage que tu entreprends avec ta plume est déjà une réussite en soi. »

Je me levai, m'étirant légèrement avant de te regarder avec une étincelle de malice dans les yeux.
« Pour les voyages… Peut-être qu'un jour, nous pourrions organiser un voyage ensemble. Il y a tant à voir, à découvrir. Et je suis certain que tu aurais des histoires incroyables à raconter sur scène après un tel périple. »

Je me rassis, pensif.
« Tu parlais de ta famille, de Pen qui est presque comme une sœur pour toi. Ces liens... ils sont précieux, Colin. Et je suis convaincu que tu retrouveras les tiens. L'espoir et la positivité sont des forces puissantes. Et avec cette attitude, je n'ai aucun doute que tu parviendras à réaliser tes rêves, qu'ils te mèneront à travers le monde ou sur les planches d'un théâtre pour partager ta passion. »

Je lui offris un dernier sourire sincère.
« Continue de croire en toi, en tes rêves, et surtout, continue de vivre pleinement chaque moment. Le bonheur, c'est cela, Colin. C'est se réjouir de ce que l'on a, tout en aspirant à ce que l'on souhaite devenir. »

Avec ces mots, je levai mon verre en sa direction, un geste de camaraderie et de soutien.
« À ton avenir, Colin. Que tu trouves toujours la lumière dans les moments simples et que ton chemin soit pavé de succès et de joie. »


Nous restâmes là, partageant nos pensées et nos rires, le temps s’écoulant sans que nous nous en rendions compte, enveloppés dans l'échange de nos expériences et de nos espoirs pour l'avenir.