Elle était paniquée. Non, elle était terrifiée. Terrifiée à l'idée que tout recommence. Terrifiée à l'idée d'être pourchassée à nouveau et d'abandonner cette vie calme et tranquille qu'elle avait gagnée ici, dans ce nouveau monde. Son regard ne pouvait plus lâcher le sien. Il savait qui elle était - sinon jamais il ne l'aurait observée avec une telle intensité. Pourquoi ne lâchait-il pas son caddie pour se jeter sur elle, dans ce cas ? Fuir lui paraissait particulièrement compliqué. Les rayons étaient bondés et elle n'avait plus les capacités d'autrefois. Sans endurance, sans avance, il la rattraperait en un rien de temps. Continuer à avancer, alors ? Il l'attraperait, aussi. Le supplier ? S'il était le Connor auquel elle avait eu affaire, il refuserait. Etait-il humain, comme elle, lui aussi, désormais ? Peut-être pouvait-il la comprendre alors ? Peut-être était-il simplement surpris de croiser un visage familier au détour d'un rayon de ce supermarché ?

Kara venait ici chaque semaine. Chaque semaine, elle accomplissait les mêmes faits et gestes. Chaque semaine, elle faisait ses courses ici et, pourtant, jamais elle ne l'avait rencontré. Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi était-il là ? Etait-ce tout un stratagème mis en place après avoir retrouvé sa piste ? Etait-il encore à sa recherche dans ce monde ? Ce caddie qui rentrait dans le sien, était-ce un acte volontaire, destiné à lui faire lever les yeux vers lui pour qu'elle le remarque et qu'elle comprenne que, cette fois-ci, elle était prise au piège ? Ou peut-être que Kara réfléchissait trop ? Peut-être que la panique lui faisait imaginer les pires hypothèses ?

Kara n'avait même pas remarqué le sursaut de l'homme, non. Elle était simplement concentrée sur sa survie et sur ce qu'elle devait faire. Ils devaient avoir l'air étrange, tous les deux, à se dévisager de la sorte sans qu'aucun ne bouge - et elle n'était pas capable de dire combien de temps la scène avait duré, en plus de tout. Prise de panique, face au manque de réaction de celui qui l'avait pourchassée autrefois, elle avait fini par lâcher son caddie. Bien sûr qu'il l'avait vue et bien sûr qu'il savait qu'elle l'avait vu, mais que pouvait-elle faire d'autres ? Il fallait bien qu'elle tente quelque chose. Elle devait tenter quelque chose. Alors, bêtement peut-être, elle avait abandonné son caddie et avait fait demi-tour. A défaut de pouvoir courir, peut-être pouvait-elle espérer se glisser au milieu des autres acheteurs de sorte à ce qu'il la perde de vue, au moins ? S'il le fallait, elle tenterait de courir, mais ça lui paraissait être une tâche compliquée pour ne pas dire impossible dans cette situation, alors il fallait espérer que sa première idée soit la bonne et qu'elle fonctionne.

Fuir le plus discrètement possible n'était peut-être pas la solution la plus intelligente, mais c'était la seule solution que Kara avait trouvée. Enfin, des solutions, elle en avait trouvé beaucoup, mais aucune ne semblait lui donner une chance de s'en sortir. Alors, elle avait opté pour la solution la moins désespérée : prendre la fuite. Lentement d'abord, puis un peu plus rapidement, Kara avait reculé puis fait demi-tour. Il y avait fort à parier que ça n'arrêterait pas l'autre androïd, mais elle espérait se perdre au milieu de la petite foule afin qu'il ne puisse pas l'intercepter.

C'était trop tard. Il l'avait vue. Il l'avait reconnue. Il la poursuivait. Il arrêtait ce qu'il était en train de faire pour s'approcher d'un pas rapide et décidé vers elle, tout en lui demandant d'attendre. Elle pressait alors un peu plus le pas, dans l'espoir de lui échapper. Étrangement, il n'accélérait pas. Il lui aurait été plutôt simple de courir et de la rattraper en quelques enjambées, mais ce n'était pas ce qu'il faisait. Il semblait presque ralentir. Et, avec calme, il lui demandait de revenir - néanmoins, elle savait qu'il était programmé pour utiliser ce ton, dans le but de convaincre plus facilement, alors elle n'y prêtait pas attention. En revanche, elle prêtait bien plus attention à ce qui suivait. Il n'était plus un androïd. Mentait-il pour la pousser à s'arrêter ? Disait-il la vérité ? Et s'il disait la vérité, est-ce que ça changeait vraiment quelque chose pour lui ? A ses yeux, elle devait rester une meurtrière qu'il devait arrêter, non ?

Elle n'était pas convaincue et elle n'avait aucune intention de lui faciliter la tâche, pourtant elle se stoppait pour lui faire face. Elle ne réussirait pas à lui échapper de toute façon. « Arrêtez-vous, ne vous approchez pas de moi ! » Ordonnait-elle, en tendant le bras devant elle comme pour lui interdire de réduire cette distance. Elle paniquait, elle était terrifiée, mais elle tentait de ne rien montrer. De rester calme. De ne pas trembler. « Je veux simplement avoir une chance de m'expliquer. » Pour le convaincre qu'elle n'avait pas eu d'autres choix que tuer ? Pour le convaincre que ce monde était un autre monde et qu'elle avait le droit à sa seconde chance ? Elle n'en savait rien, mais il fallait bien qu'elle gagne du temps pour réfléchir.

Kara ne voulait pas que tout recommence. Elle ne voulait pas être pourchassée à nouveau. Elle ne voulait pas fuir à nouveau. Elle ne voulait pas se cacher et craindre pour sa vie à nouveau. Elle voulait simplement vivre. Profiter de cette seconde chance. Apprendre à être heureuse. Elle ne voulait rien d'autre qu'une chance. Une véritable chance. Alors, pour obtenir cette chance, elle supposait devoir convaincre Connor de la laisser tranquille. Elle ne savait pas très bien comment l'en convaincre, mais elle demandait une chance de lui donner une explication à ce qui s'était passé dans cette autre vie.

Il acceptait. A une condition. Elle devait le laisser s'expliquer ensuite. Qu'avait-il à lui dire ? Il n'avait aucune explication à lui donner. Sauf s'il voulait lui expliquer qu'il n'avait pas d'autres choix que de faire son travail. Mais maintenant, s'il ne mentait pas et s'il n'était réellement plus un androïd, il n'avait plus aucune obligation de ce genre ? S'ils étaient aussi humains l'un et l'autre, ils devaient se comprendre ? Alors, même si elle ne comprenait pas ce qu'il voulait lui expliquer, elle fit un signe de la tête pour montrer qu'elle était d'accord.

Kara s'apprêtait à accepter sa condition de façon plus claire, mais il ajouta quelque chose. Il n'était pas Connor. Les androïds étaient conçus sur des modèles identiques, en voir un qui avait le même visage n'avait donc rien de surprenant, mais celui-ci avait la mémoire de Connor en plus, puisqu'il l'avait reconnue. « Qui êtes... » Elle s'apprêtait à demander davantage d'explications, mais elle secoua la tête et se stoppa. Ce n'était pas le moment. Chaque chose en son temps. D'abord, elle s'expliquait. Pendant qu'elle en avait encore le courage, parce que son instinct continuait de lui hurler de reprendre sa course, de fuir loin de cet endroit et de cet homme.

Elle aurait aimé discuter de ça ailleurs, loin de tous ces humains qui faisaient leurs courses, mais elle n'avait pas le choix du lieu ou du moment. C'était maintenant ou jamais. « Je n'avais pas le choix. » Il comprendrait de quoi elle était en train de parler. Tuer Todd. « Je devais protéger Alice. Todd avait perdu le contrôle, il voulait lui faire du mal, je ne pouvais pas le laisser faire, je devais réagir... » Tentait-elle d'expliquer, les souvenirs de cette nuit lui revenant violemment en mémoire - parce qu'elle avait été capable de protéger Alice à ce moment-là mais aujourd'hui, loin d'elle, elle n'en était plus capable. « C'était de la légitime défense. C'était lui ou nous. » Même si la vie d'une androïde ne valait rien, elle ressentait des choses et elle n'avait pas pu se résoudre à accepter son sort ou celui d'Alice. « Je vous en prie, je veux simplement avoir une chance de vivre comme je l'entends. » Autrefois, elle n'était rien et elle était pourchassée pour avoir ôté la vie à un humain. Aujourd'hui, elle était humaine et elle voulait simplement oublier cette partie de sa vie, elle voulait simplement que cet androïd lui offre cette chance.

Qu'il ne soit pas vraiment Connor était une information essentielle, mais elle ne voulait pas perdre de temps en explication, elle avait besoin de s'expliquer sur autre chose, avant toute chose. C'était comme un besoin urgent, comme une nécessité. Elle devait justifier ses actions passées, elles devaient avoir le droit à une seconde chance, elle devait obtenir une sorte de pardon.

Alors, elle s'expliquait. Elle expliquait qu'elle n'avait pas eu le choix, qu'il ne s'agissait que de légitime défense, qu'elle ne pouvait pas laisser Alice subir la colère de cet homme. Pourtant, même si elle jugeait ses intentions et ses actions légitimes - pour protéger la vie d'un enfant, si aucun autre choix ne s'offrait à elle, elle pourrait recommencer - elle craignait que ce choix, qui appartenait pourtant à un lointain passé, ne la conduise aujourd'hui en prison. Elle voulait vivre une vie paisible et tranquille, mais cet androïde lui en laisserait-il l'occasion ?

Après l'avoir écoutée sans l'interrompre, il reprit. Il précisait qu'il était humain, tout comme elle, et que personne ne chassait plus les déviants dans ce nouveau monde. Il lui assurait donc que, par conséquent, il ne l'arrêterait pas et que, même, elle était libre. Ces mots, elle les avait tellement rêvés qu'aujourd'hui, ils lui paraissaient parfaitement irréels. Etait-il sincère ? Ne disait-il cela que pour qu'elle baisse sa garde et qu'il soit alors plus facile de l'appréhender ?

Kara n'avait rien ajouté et l'avait laissé parler. Il donnait donc plus de détails à propos de qui il était réellement. S'il n'était pas Connor, il avait bel et bien ses souvenirs. Il était le modèle au-dessus. Une personne qui n'était pas là pour l'arrêter aujourd'hui, puisqu'elle n'était plus rien, mais qui, comme beaucoup d'autres, était simplement venue faire des courses. Une nouvelle fois, il lui assura qu'il ne lui ferait rien et qu'il ne lui avait fait peur qu'à cause de vieux réflexes.

Kara avait envie de le croire parce qu'il était si facile de le croire tant il paraissait sincère. Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de rester sur ses gardes. C'était une question de survie. « Si nous retournions chez nous demain, vous recommenceriez à me pourchasser ? » Ne la toucherait-il pas aujourd'hui, simplement parce qu'elle était humaine ? Mais si demain ils retournaient chez eux, se mettrait-il, de nouveau, à pourchasser les déviants ? « Qu'est devenu Connor ? » Si lui était son modèle supérieur, qu'était-il arrivé à la version précédente ? Avait-il été détruit dans leur monde ? Etait-il toujours là ? Etait-il là aujourd'hui ? Peut-être que cette version-là n'accepterait jamais de la laisser tranquille, peut-être qu'à jamais, elle ne serait qu'une fugitive poursuivie pour un crime qui avait eu lieu dans une autre vie. Alors lui n'en savait peut-être rien, mais savoir ce qu'il était devenu serait déjà une bonne chose.

Kara voulait savoir jusqu'à quel point elle était libre, jusqu'à quel point, elle était en sécurité. Sa promesse ne valait-elle qu'ici ? Aurait-elle droit au même pardon s'ils devaient retourner à Detroit, un jour ? Si Kara posait la question, la réponse était presque évidente, pourtant. D'abord, Nines n'était pas le seul à décider de ces choses-là. Il n'avait même, en réalité, aucun pouvoir de décision. Ensuite, les choses seraient différentes. Complètement différentes. Comme il le disait si bien, il n'avait aucune volonté propre en tant qu'androïd. Il n'était pas un déviant, contrairement à elle. Kara ne serait jamais totalement en sécurité, elle devait l'accepter.

Il avait au moins le mérite d'être franc. Sans volonté, il ferait de nouveau ce qu'on lui demanderait. N'avaient-ils pas tous été créés dans ce but, après tout ? Ce monde avait évidemment des désavantages et des inconvénients - elle n'avait, par exemple, encore jamais retrouvé sa fille - mais son monde d'origine était pire encore. C'était chez elle, bien sûr, mais ce n'était que lutte, survie et fuite. Avait-elle envie, un jour, de retrouver ça ? D'être à nouveau obligée de se soumettre aux ordres pour ne pas être pourchassée ?

Préférant ne rien répondre et changer de sujet, Kara avait posé une autre question à l'androïd. Qu'était devenu Connor ? Savoir qu'il était également ici lui donna un long et effrayant frisson dans le dos. Nines, pourtant, lui assurait que ce dernier ne la pourchasserait sûrement pas, mais... Comment en être certaine ? « Il est ici, aussi... » Souffla-t-elle plus pour elle-même que pour lui. « Recommencer à zéro ? Après tout ce qu'on a vécu... Je ne suis pas certaine qu'on le peut vraiment. » Ils étaient ici depuis longtemps, c'était vrai, et cet endroit était une chance de recommencer, c'était vrai, mais le pouvaient-ils ? North lui avait donné à réfléchir à ce sujet... S'ils devaient redevenir des androïds, les humains les laisseraient-ils en paix ? Cette chance ne s'envolerait-elle pas définitivement ? N'était-ce pas un fol espoir que de vouloir avoir une deuxième chance dans leur cas ?

Comme si de rien n'était, il lui avait alors assuré qu'ils pouvaient chacun reprendre leurs courses. Tout ça paraissait tellement banal à côté de tout ce qui s'était passé. Nines prenait même le temps de ramener leurs caddies... C'était... étrange. « Merci, » avait-elle bredouillé. Devait-elle reprendre sa route normalement ? Après tout, elle avait tellement de questions... mais était-ce seulement prudent ? « Je peux vous poser une question ? » Demanda-t-elle, un peu hésitante, avant de reprendre, sans lui laisser le temps de répondre finalement : « Ça vous fait quoi d'être libre ? D'avoir votre propre volonté ? De ressentir des choses ? » Parce que c'était un sacré changement. Il était devenu ce qu'il aurait dû chasser, s'ils étaient restés chez eux. Ils pouvaient désormais se mettre à la place de ceux qui avaient choisi la déviance.

Kara aurait dû fuir. Ça aurait été la réponse la plus logique à toute cette situation. La fuite, s'éloigner de celui qui avait voulu la pourchasser autrefois. Pourtant, elle ne fuyait pas. Elle ne fuyait plus. Il lui avait promis de ne rien lui faire, promis qu'il lui offrait la liberté. Une part d'elle restait méfiante, évidemment, mais une autre part était curieuse. Curieuse de rencontrer un autre androïd, de voir comment il vivait cette situation et sa vie d'humain - plus encore un androïd qui avait été programmé pour empêcher les déviants d'agir et d'exister. Il était devenu ce qu'il avait combattu.

Alors, elle l'interrogeait. Que ressentait-il maintenant qu'il était libre, lui qui n'avait pas cherché la liberté contrairement à tous les androïds déviants ? Les comprenait-il, désormais ? Sa réponse l'intriguait. Désagréable ? Tout ce qu'elle aimait dans cette liberté, notamment le droit et la possibilité de faire des choix et de ressentir des choses, pour lui, c'était désagréable. Etait-ce parce qu'il ne l'avait pas choisi, contrairement à elle ? Après tout, ces émotions et ce libre-arbitre lui avaient été imposés par cet endroit. Etait-ce en cela qu'il les trouvait désagréables ?

Il lui confirma. A sa façon, il lui expliquait en quoi c'était difficile pour lui, cette nouvelle vie. Kara ignorait quoi répondre jusqu'à entendre ses derniers mots. Des mots qui la faisaient sourire - rire, même, un peu - ce qui la surprenait elle-même. « Vous appréciez faire les courses ? » Elle ne se moquait pas, mais elle trouvait cette information amusante. « Personne n'aime ça, en général. » Alors, même humain, il semblait différent de la majorité des humains. « Vous aimeriez pouvoir perdre cette liberté ? » Kara se montrait particulièrement curieuse, mais elle était intriguée par cet androïd qui n'appréciait pas ce que beaucoup d'entre eux avaient cherché, ce que beaucoup avaient cherché à obtenir par la lutte - quitte à, même, se sacrifier. « Vous n'êtes pas heureux ? » Volontairement, elle employait le mot heureux. Ce mot qui impliquait un sentiment si humain.

Kara n'aurait jamais pensé être capable de faire la conversation avec Nines. Il lui faisait peur et elle restait méfiante, mais elle avait besoin de comprendre certaines choses et, pour comprendre, il fallait lui poser des questions, apprendre à le comprendre, à le connaître - ce qui ne l'empêchait pas de rester sur ses gardes, évidemment.

Après avoir évoqué les courses, et avoir fait rire Kara, cette dernière reprit son sérieux pour poser d'autres questions. Notamment, à propos de sa liberté. Il donnait l'impression de ne pas en vouloir quand elle et d'autres androïdes s'étaient battus pour l'obtenir. Aimerait-il pouvoir y renoncer ? Kara l'observait et remarquait les traits de son visage. Il était... contrarié ? Ennuyé par cette question ? Par la réponse à donner ?

Il ne semblait pas savoir quoi répondre, alors elle posait sa question autrement. Etait-il heureux, aujourd'hui, dans cette nouvelle vie ? Il ne savait pas. La question n'était pas simple, elle en avait parfaitement conscience. Être heureux, ce n'était pas quelque chose qui faisait partie de leur programme d'origine. Cependant, aujourd'hui, ils n'étaient plus des robots dénués d'émotions, ils avaient découvert les sentiments humains. Que ressentait-il face à ça ? « Il faut peut-être plus que quatre ans pour comprendre ce que signifie véritablement être heureux... » Souffla-t-elle pensive. Elle, elle avait eu la chance de le comprendre à l'instant où elle avait aimé Alice, mais sans elle, saurait-elle ce qu'être heureux signifiait ? « Il faut peut-être trouver un sens à tout ceci, une raison... » Kara avait sa raison, à lui de trouver la sienne.

« Alors, vous aimez votre liberté. Vous aimez être maître de vos choix. » Il ne disait pas les choses clairement, mais il sous-entendait bien qu'il ne comprenait pas pourquoi on lui avait demandé de chasser les déviants. Il n'avait certainement pas envie de recommencer. Il aimait donc sa liberté, d'une certaine façon, au moins. « Il faut simplement l'accepter, trouver un nouveau sens à son existence... » Ce qui n'était pas forcément simple lorsque l'on avait été créé pour obéir et que l'on n'avait pas choisi de devenir un déviant, contrairement à Kara qui l'avait fait par choix.

Il tentait de sourire et elle remarquait ses efforts - et une partie d'elle lui soufflait de ne pas se laisser endormir par ces fameux efforts qui n'étaient peut-être que simulés pour qu'elle lui accorde sa confiance. « C'est quoi, la définition d'un bon humain pour vous ? » En quoi n'était-il pas un bon humain ? Parce qu'il ne faisait pas comme tout le monde ? Parce qu'il était maladroit avec ses émotions ? A côté des humains de leur âge, ils n'étaient émotionnellement que des enfants... Ils n'avaient pas découvert les émotions depuis très longtemps et il fallait un certain temps pour s'y habituer, pour les maîtriser, selon Kara. « J'étais programmée pour faire les courses en tant qu'androïde également... » Alors, qu'est-ce qui faisait d'elle un meilleur humain à cet instant précis ? « Nous sommes deux humains aujourd'hui, nous avons été deux androïdes hier, nous avons fait de notre mieux dans les deux cas alors qu'est-ce qui ferait de moi une meilleure humaine aujourd'hui ? Ou quelqu'un de plus doué pour être heureux, pour ressentir des choses ? » Elle ne cherchait pas à se montrer intrusive, mais à comprendre. Elle avait besoin de comprendre comment il fonctionnait et pourquoi elle devait lui faire confiance. « J'ai eu la chance de rencontrer Alice, c'est elle qui a fait de moi un être humain... » Souffla-t-elle, évoquant ce qui avait provoqué ce déclic chez elle, ce qui lui avait donné son humanité alors qu'elle n'était encore qu'une androïde.

Être un bon humain... C'était quoi ça, être un bon humain ? Cette expression ne pouvait-elle pas engendrer des dizaines et des dizaines de définitions ? Chacune personnelle, chacune différente ? Pour les uns, il s'agirait avant tout du comportement. Pour les autres, des sentiments et des émotions. Pour d'autres encore, il s'agirait des actes. Tant de choses. La bonne définition n'existait pas. Mais ce n'était pas la bonne définition que Kara cherchait. Ce qu'elle cherchait, c'était la définition de son interlocuteur. Elle voulait savoir ce que lui entendait par être un bon humain.

Alors, il lui partageait cette définition. Ressentir des émotions. Les connaître. Les dominer, peut-être ? Être capable de les contrôler un minimum ? « Alors je suppose que je suis un bon être humain. » Souffla-t-elle dans un haussement d'épaules. Si elle se basait sur sa définition à lui, elle savait ressentir des émotions et les accepter. Ça ne faisait pas d'elle un meilleur être humain que lui, mais juste un être humain. Mais ce n'était finalement pas le plus important. Enfin, peut-être que si, elle n'en savait rien.

Kara se laissait aller. Un peu. Elle osait parler un peu plus, expliquer que ce qu'ils étaient hier ne devaient pas être un frein à ce qu'ils voulaient être aujourd'hui. Elle évoqua même Alice. Cette petite fille qu'elle avait tant aimée et qui avait fait d'elle cette humaine, celle qu'elle était réellement aujourd'hui. Elle était sa raison. D'être humaine, de transgresser les lois, de vivre. « Vous êtes certainement trop sévère envers vous-même. Vous vous imposez des limites qui n'ont plus lieu d'être dans ce monde. » Pourquoi l'aider ? Pourquoi essayer de lui ouvrir les yeux ? Pourquoi vouloir le rassurer ? Il l'avait pourchassée et il avait été créé pour la chasser... Le monde n'était plus le même, mais recommencerait-il si demain quelqu'un le lui demandait ? Devait-elle rassurer celui qui, demain, la tuerait peut-être en la désactivant si elle devait redevenir une androïde récalcitrante ?

« J'ai été créé pour obéir, moi aussi. Pour des raisons différentes, de façons différentes, mais nous ne sommes que des machines. Tous les deux. Des machines créées pour servir... » Alors oui, leur vie avait été différente, leur environnement et leurs rencontres aussi, mais... Ils restaient les mêmes. Deux êtres sans liberté. « Toi aussi, tu peux te fondre dans la masse.» Sans s'en rendre compte, elle passait au tutoiement, rompant la distance qu'elle s'imposait jusqu'à présent avec cet être qui l'effrayait terriblement pour lui donner confiance. « Parce que nous sommes similaires. » Répéta-t-elle, en reprenant ses mots. Qu'il se trouve une raison ou qu'il voie les choses d'une autre façon, ils restaient deux androïdes devenus humains et ils étaient plus proches que tous ces autres êtres humains qui faisaient tranquillement leurs courses autour d'eux.

« Je te crois. » En lui disant ces mots, elle lui accordait une forme de confiance. Une confiance qui pouvait peut-être lui donner cette impression d'être un humain comme les autres. Un humain qui avait fait un choix, un choix qu'elle remerciait, un choix qui la soulageait, un choix qui prouvait que l'on pouvait lui accorder sa confiance. « Merci beaucoup. » Elle était sincère. Elle ne doutait presque plus. C'était peut-être complétement stupide de lui accorder une telle confiance alors que quelques minutes plus tôt, elle avait été morte de peur en l'apercevant, mais il y avait une forme de solitude et de détresse en lui - elle semblait le percevoir en tout cas - qui la poussait à lui faire confiance et à le lui dire.

Ils n'étaient pas humains. Ils n'étaient pas nés humains. Ils l'étaient devenus. Ils devaient apprendre ce qui n'était pas naturel pour eux, ce qui n'était pas inné. Ils apprenaient au contact des uns et des autres. Ils apprenaient en observant. Ils apprenaient en essayant, en se trompant, en se jugeant. Kara jugeait que Nines était trop sévère envers lui-même. Il ne se laissait aucune chance. Il n'était pas capable de définir tel ou tel sentiment... Des sentiments, des émotions, des caractéristiques humaines comme pouvait l'être être humain. Mais l'humain lui-même pouvait-il définir ce terme avec facilité ? Elle en doutait très franchement.

Ils étaient deux machines destinées à obéir et à servir. Deux machines qui devaient gérer des sentiments humains, des sentiments qui n'étaient pas les leurs, mais qu'ils devaient désormais apprivoiser. Kara n'y arrivait pas à merveille, mais elle essayait et elle se débrouillait. Pourquoi lui n'y arriverait-il pas ? Elle voulait le rendre confiant. Elle voulait qu'il se fasse confiance. Elle voulait qu'il croie en lui. Il lui fallait plus de temps parce qu'il n'était pas déviant avant d'arriver ici, mais il y arriverait. Comme tout le monde - mais tout le monde n'y arrivait pas.

Il y avait de la maladresse dans cette conversation. Ennemis naturels - parce qu'ils avaient été créés ainsi - ils se retrouvaient à se conseiller, à s'aider, à se promettre des choses. Et peut-être qu'ils étaient allés trop loin pour aujourd'hui, peut-être qu'ils en avaient suffisamment dit et qu'il n'était pas utile de creuser davantage. « C'est la même chose pour toi. Tu peux m'aborder si tu en ressens le besoin. » Parce qu'elle ne voulait plus avoir peur de lui - et elle espérait avoir raison - elle était prête à discuter avec lui de nouveau, une autre fois. Pour cette fois, il était temps que chacun reprenne ses courses, et réfléchisse à ce qui venait de se passer. Et Kara avait de quoi réfléchir largement, désormais : ne venait-elle pas de gagner une première étape vers la vraie liberté ?