(terminé) Never explain anything || ft. Edwin Danforth

Les affinités… un vaste sujet ! Sans elles, qu’étions-nous ? Un ramassis de chair, d’os et de fluides. L’affection changeait beaucoup de choses et l’amitié changeait tout.
Je n’avais jamais été le genre de type à passer à côté des gens en les ignorant… et c’était de cette façon que j’avais fait la connaissance d’Edwin. Ça remontait déjà à quelque temps, mais la situation avait changé et notre relation également. A l’époque, je passais tous les jours devant Danforth. Parfois, je lui laissais un peu de nourriture et une bouteille d’eau ou de soda, de quoi se nourrir une journée, au moins, de quoi tenir… Je ne savais plus précisément comment ça se faisait que nous avions commencé à discuter vraiment, mais nous avions peu à peu échangé sur un tas de sujets, parfois très généraux, puis parfois très personnels…

Et puis, quand l’université Miskatonic avait ouvert ses portes, Edwin avait pu quitter la rue. C’était un grand pas en avant et j’avais été vraiment très heureux pour lui. Sans compter qu’en plus mon ami avait décroché un poste de bibliothécaire dans cette université et il y avait là des ouvrages que l’on ne trouvait nulle part ailleurs. Voilà qui m’intéressait énormément ! J’avais aussi eu un peu l’impression que le fait de m’ouvrir la porte de la bibliothèque de l’université Miskatonic était un peu comme une manière de me remercier, alors que… très honnêtement, il n’y avait aucune raison de le faire. L’amitié était plus importante que tout un tas de choses. Je devais même reconnaître que, parfois, je venais un peu le voir sous le prétexte de faire des recherches alors que j’avais surtout besoin et/ou envie de passer un moment en compagnie de mon ami Edwin.

Cet après-midi, j’avais apporté deux cafés et des éclairs au chocolat. Pas pour manger dans la bibliothèque, évidemment, je n’allais pas proposer un tel sacrilège à un bibliothécaire. Mais pour après, quand on aurait l’occasion de manger un bout et de savourer un peu de caféine ensemble.

Arrivé à l’université avec un sac en bandoulière contenant un carnet et un plumier, je me présentais directement à la porte d’entrée pour annoncer ma présence à l’entrée.
« Bonjour ! Je viens pour la bibliothèque ! » Ou pour le bibliothécaire, c’était selon le point de vue. Mais je venais assez souvent pour faire partie des visages connus de cet endroit, tout comme je connaissais le chemin pour me rendre à la biblio.
Et là, sur place, je passai la tête dans l’embrasure de la porte pour appeler : « Hello Edwin ! »

Ma présence à l’université Miskatonic n’était pas vraiment inhabituelle. J’avais tendance à venir assez régulièrement pour la bibliothèque et pour y retrouver Edwin. C’était un lieu qui me semblait agréable et plein de ressources. J’aimais les œuvres qui se trouvaient ici, parce que c’était quelque chose qu’on ne trouvait nulle part ailleurs sur l’île. Aucune librairie, aucune bibliothèque traditionnelle ne disposait de telles monographies. Le genre d’endroit, comparable à une épure du savoir, qui racontait une histoire bien particulière, celle d’une quête de vérité, celle de recherches aussi intéressantes qu’importantes, pour moi, pour les autres, pour le prestige de l’université, également.
Être ici, c’était aussi une agréable façon de me rapprocher de mon ami, aussi. Il n’était pas aussi sociable que moi, sans doute, il n’avait pas non plus tout à fait les mêmes centres d’intérêts ni le même vécu. Pourtant, nous nous entendions bien et nous avions pu trouver des tas de choses à nous dire, depuis le temps que nous nous connaissions.

J’évitais de le toucher, même si j’avais souvent l’habitude de poser une main sur l’épaule des personnes proches que je saluais. « Comment tu vas ? »
Il se replongea dans la lecture d’un ouvrage et je m’installais près de lui en silence, accrochant mon sac au dossier de la chaise où je pris place. Je n’étais pas du genre à emmerder les gens qui cherchaient le calme. J’étais plutôt du genre à respecter le désir de tranquillité.

« Je ne sais pas si tu as ici des livres sur des faits historiques très peu connus mais qui se seraient déroulés lors d’événements célèbres ? » Je cherchais des choses peu précises, mais il y avait des chances que cette bibliothèque puisse m’apporter suffisamment de sources intéressantes.
Je travaillais actuellement sur un projet de nouveau cours pour pousser mes élèves à s’interroger sur les sources d’informations. La compétence de la critique historique n’était pas la plus simple à faire travailler aux adolescents et certains ne réfléchissaient pas plus loin que le bout de leur nez. Il me fallait donc les pousser au questionnement et faire en sorte qu’ils ne prennent pas comme vérité pure et dure le premier lapin sorti du chapeau du premier magicien venu. Cerise sur le gâteau : je tenais à ce que mes élèves ne courent pas se jeter sur le premier site web qu’ils trouveraient sur un moteur de recherche. L’esprit critique, cela devait s’exercer au quotidien. Vaste projet, loin de la grisaille des cours traditionnels, puisque je voulais que mes élèves soient véritablement acteurs de leur apprentissage et de leur esprit critique.

Au fond, je savais bien que mon projet était peut-être un peu démesuré, mais nous vivions dans une société où les informations allaient si vite… il me semblait important de pousser les jeunes à se poser un peu avant de prendre pour argent comptant tout ce qu’ils pouvaient lire.

« En fait, je cherche des affaires de faussaires… des faits tronqués, présentés de façon crédible mais qui sont faux. Ou, à l’inverse, des trucs qui semblent tellement énormes que c’en est incroyable alors que… ça a vraiment eu lieu… »

C’était sans doute plus clair comme cela. Je savais qu’en venant ici, j’aurais des sources de qualité. J’avais déjà mis mes élèves face à des sites web qui présentaient des informations fallacieuses. Je leur avais démontré comment analyser la fiabilité d’une source… à présent, il allait falloir qu’ils se confrontent à des périodiques et à des livres.

« Ça va toujours.» J’entrais rarement dans les détails, parce qu’il y avait quelque chose de tacite dans l’échange de politesses de ce genre : commencer en disant que ça n’allait pas, cela impliquait une conversation pas très joyeuse autour de tout ce qui n’allait pas… et peu de gens se permettaient de prendre le temps pour écouter, quand c’était comme ça. Bien sûr, Edwin étant un ami, si j’avais eu un souci quelconque, je savais que j’aurais pu lui en parler, mais je n’en étais pas là. Tout allait plutôt bien depuis quatre ans et je n’allais pas m’inventer des problèmes si je n’en avais pas. De toute manière, je n’aimais pas vraiment être au centre de l’attention, alors, autant avancer sans perdre de temps.

Edwin Danforth était une personne que j’estimais beaucoup. Un type cassé par la vie, secoué par un passé qui l’avait mené loin de chez lui et loin de l’humanité durant quelque temps. C’était un homme qui luttait chaque jour contre des démons intérieurs qui cherchaient sans cesse à occuper un peu plus d’espace chaque jour. J’avais appris, avec le temps, à accepter sa condition et à me comporter avec lui comme je le faisais avec tout le monde : de mon mieux et dans le respect. D’une personne à l’autre, les limites n’étaient pas les mêmes, mais on apprenait toujours ce qui était acceptable ou non pour les uns et les autres.

Une fois ma demande formulée, mon ami eut assez rapidement quelques idées de documents pouvant être utilisables. Je ne connaissais pas le journal dont il parlait, mais je ne demandais qu’à découvrir, de toute façon.

« Mmmh, ça peut être intéressant, oui ! » Si cela avait provoqué de véritables paniques au sein de la population, il y avait fort à parier que la crédibilité des propos avait été bien travaillée. Cela me convenait parfaitement.

Bien sûr, j’avais déjà fouiné un peu dans la bibliothèque de l’autre université pour agrémenter mon cours, mais il me semblait pertinent de multiplier les sources et les supports, surtout pour faire travailler mes élèves par petits groupes ensuite. J’avais imaginé un travail sur trois sources différentes, à présenter devant la classe, avec présentation powerpoint et critique des sources selon les critères de fiabilité. Avec la mise en contexte de chaque document, cela pouvait être intéressant pour les élèves de voir à quel point l’histoire pouvait parfois être tronquée selon le point de vue utilisé et selon l’objectif poursuivi.

« On travaille surtout sur le XXe siècle, mais je me concentre sur l’entre-deux-guerres pour le moment… Mais tant que les documents traitent d’avant 1940, cela conviendra très bien. »

Pour le travail sur les fake news et la grande question « Info ou intox ? » qui relevaient d’après 1945, je ciblais plutôt les actualités ou l’histoire récente. C’était un travail très différent, puisque cela passait alors surtout par un support en ligne, qu’il me fallait analyser avec les élèves, en les encourageant à recouper les informations pour essayer de découvrir le fin mot de l’histoire. C’était un travail de fourmi, pour certains sites, mais il y avait quelque chose de très gratifiant pour moi dans l’idée de pousser les jeunes à faire preuve d’esprit critique. J’avais le sentiment de les encourager à ne pas être des moutons et à être de vrais acteurs de leur apprentissage.
«Tu penses pouvoir me trouver ça ?»

Préparer mes cours était une partie de mon travail qui me prenait du temps et de l’énergie, mais c’était aussi (et surtout) quelque chose qui pouvait aussi me satisfaire énormément. Ça me plaisait beaucoup d’imaginer quelle structure donner à un cours, quels thèmes y aborder et de quelle manière m’y prendre. J’aimais ces moments où une idée germait en moi, à partir d’éléments parfois un peu désorganisés, mais dans lesquels il suffisait de mettre de l’ordre et de la structure pour s’y retrouver et pour créer quelque chose de neuf et de parfois bien innovant.
Il y avait quelque chose de très épanouissant dans le fait de trouver l'idée, puis le fil rouge, puis les éléments pour tout agrémenter... des documents issus de sources diverses et variées… Et ici, bien sûr, pour ce qui était des documents authentiques, il y avait du choix. L’avantage, aussi, c’était que bien des données gardées à l’université Miskatonic étaient assez inédites, si pas complètement inconnues de la plupart des gens.

« Alors c’est parfait ! c’est précisément ce dont j’ai besoin ! » En plus, oui, comme Edwin était né au début du XXe siècle, il devait même avoir été un témoin d’époque, capable de relater ce qu’il avait vécu et vu… si seulement il n’avait pas vécu ce traumatisme dans sa vie d’avant.
C’était dommage, d’une certaine façon, que son esprit se soit ainsi perdu dans le passé… Il y avait très certainement des choses très intéressantes dans les récits des témoins oculaires, mais c’était un peu comme un trésor enfoui quelque part, inaccessible et toujours plus complexe à approcher.

Mon ami me montra alors les richesses de sa bibliothèque, des ouvrages précieux, sans aucun doute, des livres introuvables, sûrement, même, des éditions extrêmement rares… et les coupures de presse d’époque, dans un état impeccable…

« Wow ! tu as de vrais trésors, par ici ! » Je caressais doucement la couverture du livre pour lequel il parlait d’une maquette. « Cette histoire d’ombre, ça ressemble tellement à de la fiction… »
Evidemment, dans les bibliothèques spécialisées, il était rare que l’on puisse emprunter les monographies. Je comprenais cela parfaitement.

« Rien de tout ça n’est sur Internet, n’est-ce pas ? personne n’a encore jamais numérisé tous ces livres et des articles ? »
C’était aussi logique qu’étonnant, en réalité. Logique parce que le temps, ici, semblait parfois s’être arrêté à la belle époque, étonnant car nous étions tout de même à l’ère du numérique, de l’informatique et des intelligences artificielles.

Pour un historien, le passé est une véritable mine d’or. Et une bibliothèque comme celle-ci également. J’avais en tête quelque chose d’assez précis pour mes cours et je savais que je pouvais compter sur Edwin pour m’aider à trouver des sources d’informations aussi rares que pertinentes. En utilisant ces sources réelles et en les croisant avec les éléments de cette bibliothèque, j’étais persuadé de pouvoir créer un cours d'histoire captivant et instructif sur la critique des sources de l'information.

Tandis qu’Edwin part chercher quelques ouvrages, je parcours les titres de quelques monographies qui passent sous mes yeux. Livre des Anciens… Grimoire de la Vérité voilée… Journal du Professeur Armitage… Les Mystères de la Bibliothèque interdite… Essai sur les Parchemins Proscrits…
Certains de ces titres me semblaient quelque peu ésotériques, mais c’était bien quelque chose qui était typique de ce lieu. Un endroit empli de connaissances diverses, mais également de choses mystérieuses… Je ne parvenais pas à me faire une idée de ce que pouvaient bien contenir ces ouvrages, mais je respectais bien trop les lieux et le bibliothécaire pour me permettre d’aller voir par moi-même sans en toucher un mot à Edwin. Je préférais que ce soit lui qui me parle de ces livres. S’il en avait envie un jour.

Il revint bientôt avec quelques ouvrages et me parla des articles de presse. Il était normal que des livres aussi précieux ne sortent pas de la bibliothèque. Je comprenais parfaitement cela.

« Est-ce que tu me permets de faire l’une ou l’autre copie ? »

Mieux valait que je demande directement. Cela n’aurait pas été très intéressant pour moi si je ne pouvais que lire les textes sans pouvoir m’en servir ensuite. Je pouvais photographier les textes avec mon téléphone, cela me suffisait pour ensuite intégrer cela dans mes cours.

« Je me doute… certains titres ont l’air un peu… particuliers. Tu as lu tout ça, Edwin ? »

Pour un bibliothécaire, il était normal de lire beaucoup de livres, surtout ceux de la bibliothèque qu’il gérait, mais je savais aussi que ce n’était pas toujours possible de tout lire. Parce que les journées ne comportaient que 24 heures et que la lecture n’était pas toujours possible au quotidien…

« Je pense que je pourrais prendre les articles qui parlent de cette drôle d’affaire dans un port… On n’a jamais su s’il y avait un monstre marin ou autre chose, finalement… » C’était le genre de situation où l’imagination humaine pouvait se déchainer comme jamais… alors les journaux en avaient fait leurs choux gras. Mais c’était un peu difficile à croire. Deux articles qui évoquaient la même chose pouvaient pousser à y accorder du crédit, mais… était-ce suffisant ? Si je mettais cela en relation avec des textes scientifiques et avec des récits mythiques, cela serait assez complet pour permettre à mes élèves de se poser les premières questions.

« Tu as d’autres histoires dans ce genre, parmi tes trésors ? »

Je vis alors le thermos de café et j'eus un sourire. « Dis donc, tu es aux petits soins avec moi ! »

Edwin m’autorisa à prendre quelques photos. J’avais bien fait de demander l’autorisation, j’avais l’impression que c’était bien plus simple comme ça. Et plus correct et respectueux vis-à-vis de mon ami, aussi. Et des ouvrages de cette bibliothèque. Je préférais faire preuve de ce respect parce que c’était important de ne pas prendre de décisions ou de poser des actes sur un coup de tête.
Mais ce qui attira ma curiosité, ce fut la proposition d’Edwin.

« Oh, sérieusement ? ça pourrait être pas mal, ça… Une visite de bibliothèque spécialisée… Mais il faudrait que je prépare ça correctement… »

Peut-être faire ça sous forme de jeu de piste avec quelques recherches précises à faire, dans des ouvrages spécifiques. « Je te filerai mon travail, comme ça, tu pourras l’utiliser, au cas où tu as d’autres visites prévues par après. » Tout ce dont j’allais avoir besoin, ce serait de compulser quelques ouvrages, m’intéresser à la collection de cette bibliothèque et permettre d’en faire le tour de façon efficace.

J’aimais être ici avec mon ami, on sentait bien qu’il était dans son élément et que son poste de bibliothécaire lui convenait parfaitement.
« Je me dis toujours qu’il y a énormément de livres à lire et qu’on n’a finalement que très peu de temps pour tout lire… »  

J’admirais le fait qu’il ait tout lu. Il y avait là tant d’ouvrages, de toutes sortes… C’était un fameux challenge de tout lire ! Mais bon, je savais aussi qu’Edwin n’était pas très familier avec la télévision, les films, les séries, le streaming ou les jeux vidéo… Alors disons que la lecture était une excellente activité pour s’occuper et pour éviter l’ennui tout en se cultivant.

Avec tout ce temps que mon ami bibliothécaire me consacrait, il était évident que j’allais vite avoir tout ce dont j’avais besoin. Même les affaires de monstres marins semblaient lui parler. Je pris note des indications qu’Edwin avançait. La ville d’Innsmouth semblait receler un paquet d’histoires du genre et serait donc probablement une bonne entrée pour mes recherches.

« Merci beaucoup, Edwin, je pense que tu m’as donné pas mal de pistes intéressantes… J’ai de quoi bosser sur mon cours, même si je vais sans doute devoir revenir faire quelques recherches et lire l’un ou l’autre livre… »

Bien sûr que je respectais les livres. Avant que la technologie ne prenne l’ampleur qu’on lui connaissait, c’étaient bien les livres qui contenaient toutes les connaissances du monde… Les historiens comme moi avaient tous eu l’occasion, un jour ou l’autre, de s’interroger sur la méthode de travail de Diderot et d’Alembert pour leur Encyclopédie… mais, même si depuis les progrès avaient été rapides et assez spectaculaires.

« Si je peux, j’aimerais bien emprunter un de ces livres. Sinon, je viendrais bosser directement ici.»

Je préférais être correct sur toute la ligne, parce qu’Edwin était mon ami et que je ne pouvais pas imaginer le foutre dans la merde en agissant comme un idiot avec les précieux ouvrages de cette épure du savoir. De toute façon, honnêtement, je n’étais pas du genre à abîmer les livres. Je tenais bien trop à ce genre de choses.
Par exemple, ce café, je le prenais en faisant bien attention de ne rien renverser, rien tacher.

« T’en fais pas, ce sera parfait. »
Je n’allais pas embêter mon pote en lui imposant des prêts de livres qui ne devraient pas sortir de la bibliothèque, tout comme je ne voulais pas non plus que mon ami se retrouve ensuite dans des situations délicates. J’avais plutôt envie de le protéger, parce que j’étais comme ça et que je tenais à lui.