Les lions aussi savent tirer. [ RP Chiyoh ]

Il y avait ce client qui venait tous les vendredis à la même heure. Il faisait une petite séance, sans assistance. C’était toujours la même chose avec lui : il venait avec sa mallette, il tirait et il repartait au bout d’un quart d’heure. Il lui était déjà arrivé de rester dans la boutique, pour regarder un peu ce que nous avions à proposer, mais jamais plus. Chiyoh appréciait cette régularité et cette ponctualité. Aussi, quand elle ne le vit pas arriver ce vendredi-là, elle s’inquiéta légèrement. C’était ridicule. Il pouvait y avoir des milliers d’explications à ce retard. Elle ne pouvait même pas s’expliquer pourquoi elle se faisait du souci. Ils ne s’étaient jamais adressé la parole jusqu’à présent. Pourtant, d’un côté, c’était comme si elle le connaissait un peu. À force de le voir tirer, elle s’était habituée à sa présence, à sa régularité, à sa concentration.

Elle reprit le cours de sa journée même si elle jetait de petits coups d’œil à sa montre un peu plus régulièrement qu’elle ne l’aurait dû. Au bout d’un quart d’heure, il arriva dans le stand. Elle ne lui fit pas signe particulièrement, ne lui sourit pas spécialement, mais elle était soulagée de voir qu’il allait bien. Enfin, il semblait aller bien en tout cas. Elle finissait de s’occuper d’un client qui lui avait demandé un conseil sur un casque quand elle le vit ramener la cible à lui. Il avait visé à côté. Pas de beaucoup, mais c’était quand même à côté.

Elle laissa son client retourner dans la partie boutique de l’armurerie et décida de s’approcher de l’homme. Elle l’avait observé d’un œil pendant qu’il tirait.

- Bonjour. Si je peux me permettre, vous étiez trop tendu au niveau des épaules.

Elle mima son dos légèrement voûté, exagérant la posture pour lui montrer ce qu’elle avait vu. Elle s’approcha de lui et reprit d’un ton posé, comme à son habitude :

- Je peux ?

Elle se plaça derrière lui avec douceur et posa ses mains sur ses épaules. Elle exerça une légère pression en arrière pour le faire se tenir plus droit. Elle plaça ensuite une main sous son coude pour lui faire soulever l’arme et le positionna dans une posture parfaite pour tirer. Le tout avec beaucoup de douceur.

- Comme ça. Vous devriez tirer en plein dans le mille maintenant.

Elle s’écarta et se mit sur le côté pour le laisser libre de ses mouvements.

Lorsque son client tira en plein dans le mille, elle était heureuse pour lui et assez fière que ses conseils aient porté leurs fruits. Elle lui offrit un petit sourire timide lorsqu’il la remercia. Même si les années avaient passé, elle avait toujours une petite retenue lorsqu’elle parlait à des gens. Son isolation pendant des mois l’avait rendue prudente dans son rapport avec les autres même si elle s’était beaucoup améliorée au fil des années. Elle aimait savoir qu’elle avait pu se rendre utile et que son expertise avait de la valeur aux yeux de quelqu’un d’autre.

- Avec plaisir.

Elle aurait pu en rester là, le laisser repartir et ne plus parler de cette journée. Ça ne la regardait pas et en demandait plus n’était peut-être pas très professionnel de sa part. Pourtant, elle était très intriguée par ce qui se passait chez son client. Son aveu d’être trop tendu, ce n’était rien, mais ça la faisait tiquer plus que de raison.

- Est-ce que… vous allez bien ?

Elle posa la question qu’elle avait en tête en se demandant si elle dépassait les limites. Elle regrettait presque d’avoir parlé, mais maintenant que c’était fait, plus de retour en arrière possible. Elle ne pouvait cependant pas en rester là, elle enchaîna alors sans lui laisser le temps de répondre.

- Ça ne me regarde pas, bien sûr. C’est déplacé de ma part, mais… Vous êtes d’une ponctualité millimétrée et vous êtes un très bon tireur. Bien sûr, ça arrive à tout le monde d’avoir une mauvaise journée, mais si jamais vous aviez besoin de vider votre sac…

Plus elle parlait, plus elle s’enfonçait dans son problème. Cela ne lui ressemblait pas de perdre ses moyens de cette façon. Elle se mit à rougir et préféra couper le contact visuel tant elle se sentait gênée de s’être donné en spectacle de la sorte. Heureusement pour elle, ils étaient seuls sur le stand. Malheureusement pour elle, elle n’avait personne d’autre à aller voir pour trouver une porte de sortie de ce moment gênant.

Chiyoh se sentait un peu idiote, mais visiblement, cela n’avait pas dérangé l’homme en face d’elle. Il semblait plus sensible à son inquiétude qu’autre chose, ce qui était un soulagement. Au moins, elle ne passait pas trop pour une folle. Elle avait encore de mauvais restes de sa période de solitude prolongée. Les rapports sociaux n’étaient pas les plus simples avec elle. Ou peut-être qu’au contraire, elle était trop simple pour mettre les formes comme il se devait.

- Un bon bain ferait du bien. Ou alors un bon repas. Je crois qu’il n’y a rien de plus réconfortant qu’un plat qui nous réchauffe le cœur.

Selon ses goûts à elle, elle partirait sur facilement sur un dessert au cœur fondant de chocolat. C’était quelque chose qu’elle n’avait pas mangé du tout dans sa période au sein du manoir Lecter. Elle s’était nourrie avec le jardin sur place et la chasse qu’elle faisait dans la propriété. Elle avait été totalement autonome pour ne jamais avoir à quitter le domaine et pouvoir continuer sa lourde tâche de geôlière. Pourtant depuis, elle avait redécouvert les plaisirs du palais et elle s’était trouvé une certaine affection pour tout ce qui était sucré. Encore plus quand du chocolat était impliqué dans l’histoire…

- Je connais une très bonne pâtisserie qui saura à coup sûr vous remonter le moral.

Elle s’apprêtait à lui conseiller les gâteaux en question, quand elle se rendit compte qu’elle allait trop loin encore une fois. Il n’avait pas parlé de manger, mais elle lui sortait tout ça comme s’il lui avait demandé quelque chose. Elle allait trop loin encore une fois sans s’en rendre compte. Elle se stoppa juste à temps, gênée par sa propre impolitesse.

- Je dépasse les bornes encore une fois… Excusez-moi.

En fait, elle voulait l’aider à aller mieux parce qu’elle l’appréciait sans même le connaître. Elle était bien trop maladroite pour faire cela correctement mais elle voulait vraiment qu’il sorte plus heureux qu’il n’était rentré dans l’armurerie. Ce n’était ni son travail, ni son ami : elle n’aurait pas dû se sentir responsable de quoi que ce soit par rapport à lui. Et pourtant là voilà, prête à lui conseiller ce qui lui faisait du bien à elle…

L’homme face à elle semblait un peu décontenancé par ce qu’elle venait de lui dire. Après tout, c’était peut-être un peu trop « intime » ce qu’elle lui avait proposé. Elle s’occupait de choses qui ne la regardaient pas après tout. Il était un inconnu même si elle avait le sentiment de le connaître un peu par sa régularité au magasin. Il lui confia qu’on ne pouvait pas réchauffer quelque chose qui n’existait pas. Elle garda une expression neutre, mais elle était plutôt surprise par cette révélation. Il pensait qu’il n’avait pas de cœur ? Pourtant, il avait toujours été poli et ponctuel. En même temps, encore une fois, elle ne le connaissait pas. Ce constat lui parut tout de même très dur. Même Hannibal qui avait des pratiques plutôt uniques savait reconnaître qu’il avait un cœur.

Il lui proposa alors de l’accompagner pour une pâtisserie. Elle ne s’y était pas du tout attendue. Elle n’avait pas encore tous les codes sociaux bien en tête. Avait-il pitié d’elle pour lui proposer cela ? Ça n’en avait pas l’air. Il semblait plutôt enjôleur. Elle ne savait pas trop comment réagir. Une partie d’elle se disait qu’elle devrait refuser parce qu’elle se lançait dans l’inconnu et pourtant, elle avait envie de vivre de nouvelles expériences. N’était-ce pas ce qu’on attendait d’elle depuis qu’elle était dans cette ville ? Qu’elle recommence une nouvelle vie par rapport à son passé ?
Elle rompit le contact visuel et regarda sa montre.  

- Je finis ma journée dans 10 minutes aujourd’hui. Vous voulez m’attendre pour qu’on aille faire un goûter ? Ça fait une éternité que je n’en ai pas fait…

Elle était nerveuse, mais dans le bon sens du terme. Parler à un inconnu serait un vrai challenge. Et il était vrai qu’elle n’avait pas profité d’une bonne pâtisserie depuis des années… C’était donc ça vivre une vie « normale » ? Profiter des petits moments qui se présentaient et les appréciés.

- Peut-être que vous êtes heureux comme ça, tout simplement. Nous n’avons pas tous les mêmes besoins sociaux et de divertissements. Je ne veux pas vous forcer pour la pâtisserie, mais si ça vous fait plaisir, ça me va très bien.

Elle lui offrit un petit sourire un peu timide. Elle était contente qu’il accepte son aide et qu’il se montre aussi volontaire. Finalement, peut-être qu’elle avait eu raison de lui parler dans un premier temps. Elle s’approcha un peu de lui et lui tendit la main :

- Je m’appelle Chiyoh.

C’était si étrange d’avoir de nouveau ce genre d’interactions avec d’autres humains…