La haine dans son expression la plus pure, une détestation vibrante, violente, intense, ne sait se définir ni s’expliquer à qui ne l’aura jamais ressenti. Ceux qui s’évertuent à la décrire en contradiction avec le sentiment amoureux sont, à mon sens, dans l’erreur. J’aime passionnément, je hais violemment. Les deux sont sans rapport aucun. C’est l’amour bercé d’un espoir de plus en plus ténu qui me pousse à toujours fixer l’horizon, espérer y découvrir un jour la silhouette caractéristique du Hollandais volant, et Will à son bord, cet amour qui m’a encouragée à l’attendre sans jamais faiblir, sans laisser le doute étreindre mon âme. Cet amour que j’ai transmis à un fils qui me manque tout aussi désespérément. La haine, en revanche, est affaire de résignation, d’abandon d’une partie de ce que l’on est si l’on veut l’exprimer de la manière adéquate. Je ne suis pas quelqu’un de fondamentalement mauvais. Je ne me considère pas davantage comme quelqu’un de violent. Mais je sais appliquer la loi du Talion à la lettre quand la situation l’exige, et oh comme la situation l’exige…
Découvrir la présence de Jack sur cette île maudite a remis en perspective plusieurs des convictions que j’avais récemment acquises, à force de courir après des chimères de moins en moins accessibles. Petit à petit, j’admettais la possibilité, jusqu’alors bien fragile, que mon ancienne vie m’ait poursuivie jusqu’ici, sous des formes diverses, pas toujours les plus attendues. Bien sûr, je n’ai jamais cessé de vouloir retrouver mon époux, je ne cesserai jamais de rechercher mon fils, qu’importe l’ampleur de l’impossibilité que représenterait un tel acharnement… mais pour d’autres… J’ai commencé à admettre que le deuil avait une valeur toute relative ici où l’on n’a pas nécessité de se rendre jusqu’à l’autre monde pour retrouver ceux que l’on pensait perdus… Ici où les morts reviennent à la vie sans savoir ni comprendre pourquoi. Ici où, peut-être, mon père respire toujours.
Je l’ai cherché, mon père. Longtemps et obstinément. Je le cherche toujours. En vain. Nulle trace, où que ce soit, de Weatherby Swann… Nulle trace de l’homme qui m’a élevée, dans tous les sens du terme, choyée, aimée, nulle trace de cet homme à qui je n’aurai jamais l’occasion d’offrir le millième de ce qu’il m’a, à moi, apporté. Je n’ai pas retrouvé mon père, non. En revanche, j’ai remonté la trace de son assassin.
Cutler Beckett. Mon sang n’a fait qu’un tour au moment de découvrir son nom sur un de ces sites en ligne sur lesquels je navigue bien plus mal qu’à bord de n’importe quel vaisseau. Aucun doute possible. Juste une certitude. Il s’agissait bien de lui. J’ai eu l’occasion de mépriser bien des hommes au cours de mon existence, mais cet homme méritait bien plus que mon mépris. Une détestation pure, si vivace qu’elle ne pouvait en aucun cas être négligée au profit de cette nouvelle chance que je n'ai jamais saisie tout à fait, celle de changer de vie. Je pourrais tracer ma route, décider de ne pas m’en soucier. Les circonstances s’étaient chargées, dans notre vie passée, de rendre la monnaie de leur pièce à cet homme détestable… Mais si cette île a daigné lui rendre la vie quand elle me refuse le retour de ceux qui comptent pour moi, j’estime qu’il est de mon devoir de réparer cette injustice.
A partir du moment où j’ai eu vent de sa présence et de ses activités sur l’île, il ne m’a pas été difficile de remonter sa trace et de trouver son bureau universitaire, où je n’ai pas hésité, ne serait-ce qu’un instant, à venir le trouver. J’ai déploré un temps que ce monde soit bien moins laxiste que ne fut le mien au sujet du port d’armes. C’est absolument sans scrupules que je me serais présentée à son bureau, pistolet au poing. Comme au bon vieux temps. Pas pour tirer – probablement pas. Mais dans l’intention ferme de l’intimider. Qu’importe, je m’y rends, sûre de moi, volontaire. Je n’ai pas préparé de discours particulier, j’ignore quels arguments je viendrai opposer à ceux auxquels il me soumettra très probablement, mais ce n’est pas un problème pour moi. Je veux lui parler, le voir, régler mes comptes, peu importe de quelle façon.
Je ne frappe pas à la porte de son bureau, je n'attends pas qu'on lui signifie ma présence, je m'impose d'office.
❝Les secondes chances ne devraient appartenir qu'à ceux qui les méritent, et pourtant vous êtes ici.❞
Sans transition ni salutation. Je ne demande qu'à le confronter, sans réaliser tout de suite qu'une approche moins frontale me sera certainement plus profitable.
❝ Here comes the darkness, it's eating at my soul. Now that the spark has gone out of control. This fire is raging, I can't find the door. I just want to die here, but you wanted more. ✧ (( burn ▴ pretty reckless ))
cutler beckett ∬ elizabeth turner
Bureau de Beckett, Université (Hogwarts Place) – 9h00 ☾ 29 septembre 2022
bureau de cutler beckett
Cela fait trois ans déjà qu’il occupe ces fonctions au sein de l’université. Cutler n’est pas seulement enseignant-chercheur, il dirige également une école de commerce élitiste, dans l’espoir intéressé de former les jeunes puissants de demain. Ces activités lui permettent d’exister comme un notable dans la ville. Ce qui est un statut social qui n’a eu de cesse de le hanter, comme ce fut le cas dans son ancien monde. Cutler aime le luxe, l’autorité qui se dégage du fait de posséder un titre de noblesse ou du pouvoir. Il s’est battu pour passer du bourgeois aisé au noble arriviste, quitte à semer des cadavres et des vies brisées sur son sillage macabre. Il n’a jamais reculé devant rien, et encore moins devant quelqu’un. Cutler n'écoute que sa propre voix. Elle ne lui a de toute façon jamais fait faux-bon. Jusqu’à ce terrible jour, où son arrogance a causé sa disgrâce et sa propre perte. Une mort terrible, mais digne. Un capitaine qui s’est laissé engloutir au fin fond de l’océan avec son vénérable galion. L’Endeavour a disparu avec Lord Beckett à son bord.
Cutler travaille depuis des heures. Il n’a pas dormi de la nuit. Il a d’ailleurs passé la nuit dans les locaux de l’université – chose qui lui arrive de temps en temps, lorsque ses cauchemars rendent ses nuits insupportables. Les cauchemars de sa mort. De ces souvenirs qui lui ont été partiellement enlevés, modifiés de la plus cruelle des manières. Là est l’ironie de sa renaissance sur cette île. Il se souvient de tout, absolument de tout, de sa naissance à sa mort en mer. Il se souvient de tout, mais certains détails de l’histoire lui ont été enlevés. Certaines choses ne sont plus très limpides dans son esprit. Il n’est plus certain de sa voir en qui se fier, parmi tous ces gens qu’il a côtoyé par le passé. Il sait des choses, mais c’est exactement comme avoir un trou de mémoire, ou mis le doigt sur quelque chose sans parvenir à rassembler son souvenir. Cette nuit, Cutler s’est remémoré les circonstances de sa présence sur le Hollandais Volant ou sur l’Endeavour, au moment de l’attaque qui lui a coûté la vie, un nombre incalculable de fois, cherchant désespérément à mettre le doigt sur un élément important. Cela l’a perturbé toute la nuit, au point de le faire stagner dans ses recherches pour la faculté de sciences économiques. Cela le contrarie fortement. Il doit préparer son prochain colloque au plus vite, ces insomnies le mettent clairement en retard dans ses deadlines. Et lorsqu’il pense au nombre incalculable de copies de ses élèves – pour la plupart, complètement idiots – à corriger… Cutler en a la nausée. Cette vie sur l’île ne l’ennuie pas. Ce n’est pas qu’il la déteste, ou qu’il préfère son ancienne vie dans les Caraïbes… Elle est juste… différente.
Il laisse ses doigts reposer sur les touches de son ordinateur portable un long moment, hésitant sur la meilleure manière d’aborder la prochaine transition de son article scientifique. Cutler Beckett est un autre homme, dans cette vie-là. Un universitaire respecté, un financier réputé. Ses activités officielles suscitent convoitise et jalousie, quant à celles plus officieuses, elles sont à l’image de l’homme plein de vices qu’il a toujours été. Corrompu, obsédé par le pouvoir, avare, profondément rancunier. Cutler Beckett aime le pouvoir. Plus que tout au monde. Sa quête pour le pouvoir a entraîné des choix tragiques au cours de son existence, des assassinats, des chantages, et parfois même, des actes de torture et d’esclavage. Cutler Beckett aime dire qu’il est un homme de son époque. C’est bien plus confortable ainsi, que de se confronter à au poids d’une culpabilité qui n’existe pas chez un homme aussi immoral, et dénué de considération pour les autres. Une culpabilité, pourtant, qui s’apprête à refaire surface. Un bruit l’interpelle, celui de la porte en bois vernis de son bureau que l’on ouvre sans s’être au préalable invité. Cutler claque spontanément sa langue contre son palet en signe de désapprobation. Il inspire une profonde bouffée d’air pour intérioriser sa frustration. Il déteste être dérangé en plein travail, particulièrement après une nuit blanche, et de sérieuses difficultés à trouver le point de chute de son article. Cutler refuse de lever les yeux de l’écran lumineux de son ordinateur. Il ne le fera pas pour une étudiante, car il suppose que ce ne peut être que l’une d’elles, pour oser pénétrer dans son bureau en ne prenant pas la peine d’annoncer sa venue. Cutler identifie rapidement, du coin de l’œil, une silhouette féminine, sans la regarder distinctement. Il ne dit rien, comment le peut-il, cette étrangère s’exprime avant qu’il ne dise quoique ce soit.
Elle lui parle… de secondes chances. Cutler cligne des yeux. Les secondes chances ne devraient appartenir qu’à ceux qui les méritent. Dans un monde idéal, sans doute que oui… Dans la réalité, les salopards s’en sortent toujours à si bon compte. La voix de cette femme, qu’il vient de reconnaître à l’instant même où les premiers mots s’échappent de sa bouche, lui glace le sang. Non… c’est impossible. Pas elle. Ici, vraiment ? Cutler relève enfin ses deux orbes glacés de son ordinateur pour se confronter au marron chocolat de ceux de cette femme. Elizabeth Swann. Son cœur se serre à cette vision. Un fantôme de son passé. Elizabeth Swann… Ses souvenirs lui reviennent de manière… diffus. Il n’est certain que d’une seule chose en la regardant, c’est d’avoir interrompu son mariage et volé sa nuit de noces. Tout le reste… Oui, il s’en souvient, mais… Il ne sait pourquoi ils se sont retrouvés à marchander sur une petite île, pourquoi elle s’est impliquée avec autant de ferveur dans des actes de piraterie, pourquoi lui voue-t-elle une haine sans merci. Parce que le plus drôle est sans doute le fait qu’il a complètement oublié d’avoir ordonné à son homme de main de faire assassiner son père, le bon vieux gouverneur Weatherby Swann. « Qu’avez-vous donc exactement appris au cours de vos années d’éducation, avec les plus grand précepteurs de notre époque, mademoiselle Swann, pour ne toujours pas savoir frapper à une porte ? » rétorque-t-il froidement, les traits de son visage s’étant quelque peu déridés. Elizabeth Swann est une femme pleine de surprises. Il se souvient avoir toujours apprécié leurs joutes verbales, leurs échanges, et surtout… ce regard vif, sauvage et plein de rancœur qu’elle n’a eu de cesse de poser sur le sien. « Vous m’en voulez donc toujours pour avoir interrompu la mascarade que vous appelez mariage ? » Un fin rictus se dessine au coin de sa bouche, un sourire amusé. « Je vous l’ai dit, mademoiselle Swann, le destin a frappé en votre défaveur, et en celle de… monsieur Turner. Ne voyez rien de personnel à mes intentions. » Cutler est persuadé que cette arrestation, et les conséquences, qui en ont suivies pour ses fiançailles ne peuvent être que les seules choses qu’elle trouve matière à lui reprocher. Il y a pire, bien pire en réalité… « En parlant de monsieur Turner... Je suppose qu’il est mort en mer. Une tragédie, je n'en doute pas. » Tout comme moi, se retient-il de préciser, mais le regard voilé et le sourire amer qui prennent possession de son visage aux traits fatigués et cernés illustre ce brusque changement d’humeur.
❝ Of course. It's just good business. (Cutler Beckett) ❞
Je me compose l'attitude la plus calme et pondérée possible. Mais en réalité j'enrage, je fulmine. Je dois faire des efforts terribles pour ne pas exploser et canaliser ma rage et ma colère... Je compte bien en faire le moteur d'une vengeance à la hauteur de ce qu'il m'a pris, et pour cette raison, lui hurler dessus dans un endroit public, où n'importe qui pourrait nous trouver à tout moment, n'est clairement pas la bonne démarche à adopter, je le sais. Je prendrai sûrement. Ce que je veux pour le moment, c'est ne serait-ce que lui arracher des aveux et l'obliger à faire face aux atrocités qu'il a commises. Qu'en retirerais-je de mon côté ? Je n'en sais trop rien. Je doute fort que ce genre d'homme ait réellement des scrupules, mais je veux soulager, dans le même temps, ma conscience. Car si je l'estime hautement responsable de la mort de mon père, je garde à l'esprit la pensée que j'aurais peut-être pu faire quelque chose, et n'y suis pas parvenu... l'image de mon père, hagard, sur une barque de fortune, errant, oublié par Davy Jones qui aurait dû le mener très sûrement de l'autre côté, me hantera toujours... encore aujourd'hui, je me demande ce qui se serait passé, si l'on n'avait pas retenu mon geste désespéré, si j'avais vraiment essayé de l'entraîner à bord de notre navire... Je suppose que je ne le saurai jamais.
La satisfaction d'avoir dérangé Beckett en plein travail est moindre, mais je la prends tout de même, alors que je peux voir dans son regard que ma présence impromptue le courrouce. Ce n'est pas grand-chose, certes, mais c'est déjà quelque chose, et toute petite victoire que je suis capable d'emporter sur lui est bonne à prendre à mes yeux, moi qui me découvre pour cet homme, à présent que je l'ai de nouveau sous les yeux, une haine plus viscérale encore que celle que je me soupçonnais au moment de franchir le seuil de son bureau. Sa réflexion sur mon incapacité à frapper à la porte pour signaler ma présence me décroche un sourire qui ressemble bien plus à une grimace. Je ne retiendrai aucune leçon qui me vienne de lui. Je ne fais preuve de politesse qu'à l'adresse de ceux qui l'ont mérité. A l'évidence, ce n'est pas le cas de l'ancien directeur de la Compagnie des Indes, qui s'en tire encore à trop bon compte dans ce nouveau monde (ceux qui croient dans le karma sont probablement des idiots).
❝Ne me faites pas l'affront de prétendre ne pas savoir précisément pourquoi je suis ici.❞
Si un regard pouvait tuer, celui que je lui adresse en cet instant aurait probablement pour effet de le foudroyer sur place. Il est l'illustration autant de ma hargne que de mon désir d'obtenir réparation... De simples excuses ne me satisferont probablement pas, de la part de cet homme qui éveille en moi une haine si viscérale... mais disons que ce pourrait être un début, au moins. L'interruption de mes noces, de son fait, semblent un souvenir bien lointain, depuis remplacé par les autres griefs que j'accumule à son encontre, mais il est vrai que me remettre en mémoire cet épisode ne peut que naturellement me faire sortir de mes gonds.
❝Will a survécu, contrairement à vous❞, fais-je avec une amertume évidente, mais un plaisir malsain également, à l'évocation d'une mort qu'il avait amplement mérité. Oh, oui, je serais la dernière à pleurer le départ de Cutler Beckett, et j'estime que personne ne le devrait. ❝Et vous n'avez fait que retarder nos noces, nous sommes mariés.❞
J'en parle au présent, je prétends que Will est bien là, avec moi, que notre idylle n'a pas été étouffée dans l'oeuf par la malédiction de Davy Jones, et que je ne suis pas seule à présent, sur cette île, sans nouvelle de lui ni de notre fils. Toute confession de cet acabit reviendrait à lui donner du grain à moudre, à lui apporter une satisfaction que je souhaite, bien au contraire, lui retirer.
❝Epargnez-moi vos félicitations❞, j'ajoute, présumant de ces dernières, naturellement hypocrites. ❝Ce n'est pas pour parler de Will que je suis ici.❞ Je me rapproche de son bureau, viens poser à plat mes mains sur ce dernier, pour planter mon regard dans le sien, et qu'il y découvre la lueur de menace que ses manigances y ont fait naître. ❝Je suis ici au nom de mon père.❞