(Terminé) Deux monstres pour le prix d'un || Hannibal {Intrigue 3}

❝Mademoiselle Sterling, je présume ?❞
❝Starling, docteur, avec un a❞, je le corrige presque immédiatement, automatiquement, sans tout de suite comprendre ce qui m'arrive et où je me trouve. La main qui serre la mienne appartient à un homme de grande carrure aux cheveux gominés. Chilton. Je sais où je suis, je sais quand je suis. Ce que je ne comprends pas, c'est ce que je fais ici. Quelques instants plus tôt, je frappais à la porte du cabinet du docteur Lecter, prêt à le confronter armée des nouvelles informations trouvées à son sujet. Et à présent, je suis ici. Je ne comprends pas. Je ne comprends rien.
❝Alors le FBI fait comme les autres, il embauche des femmes, ah ! ah !❞
Je grimace. Cette même remarque, il me l'a déjà servie par le passé.
❝L’Agence s’améliore. C’est indéniable❞, je rétorque avec un agacement non feint.
❝Jack Crawford m'avait assuré que vous seriez seule, mais je vois qu'il vous a choisi un chaperon. Difficile de le lui reprocher, pas vrai ? Il ne voudrait pas que sa jeune et jolie recrue se fasse dévorer toute crue, pardonnez le jeu de mots ?❞

Trop accaparée par sa remarque, je ne relève même pas le sexisme de sa remarque (ce serait trop long d'en faire le tour avec le docteur Chilton) et tourne mon regard vers mon présumé chaperon. Mon coeur manque un battement en le reconnaissant. Comment peut-il être ici ? Comment pouvons-nous être ici ? Je ne trouve rien à dire, je tente de croiser le regard de ce docteur Lecter qui répond à Chilton à ma place. La présence de ce docteur Lecter a le mérite de mettre un terme direct au numéro de charme que Chilton m'avait servi autrefois. Il ne tarde pas à nous conduire sur les lieux. Sonnée, je ne songe même pas à empêcher la présence de Lecter. Je me sens comme dans un cauchemar, une très désagréable réminiscence. Alors je le sais. Je vais forcément me réveiller. Il est impossible que je ne me réveille pas. Alors je laisse les événements courir comme dans un songe sur lequel je n'aurais pas de prise. Le grincement des grilles d'acier qui se referment bruyamment derrière moi, ce couloir vert hospice empestant le formol... Cette impression de déjà-vu me donne la nausée.

❝Lecter nous cause beaucoup d’ennuis❞, lance Chilton par-dessus son épaule. ❝Il faut au moins dix minutes par jour à un garçon de salle pour enlever les agrafes des publications qu’il reçoit. Nous avons essayé de supprimer ou de réduire ses abonnements, mais il a adressé une requête au juge qui lui a donné raison contre nous. Au début, il recevait un énorme courrier personnel. Dieu merci, celui-ci a diminué depuis qu’il a été détrôné par d’autres cas médiatiques. Pendant un moment, on aurait dit que tout étudiant en maîtrise de psycho voulait introduire une citation de Lecter dans son mémoire. La presse médicale le publie encore, mais juste à cause de l’effet de curiosité que produit sa signature.❞
❝Je trouve qu’il a écrit un bon article sur la manie des opérations chirurgicales dans le Journal of Clinical Psychiatry❞, je rétorque comme pour le plaisir de lui donner tort.
J'ai déjà prononcé ces mots, je connais toutes les réponses de Chilton à l'avance, y compris ce moment particulièrement déplaisant où il laisse suggérer les raisons réelles qui auraient poussé Jack Crawford à me choisir moi. "Une jeune femme pour l’“allumer”. Je crois que Lecter n’a pas vu de femme depuis des années… Tout au plus une fille de salle, parfois, de loin. En général, nous n’employons pas de femmes, ici. Leur présence ne nous cause que des ennuis." Va te faire foutre. Chilton ! La présence de l'autre docteur Lecter a au moins le mérite de le calmer, dira-t-on.

Le reste aussi, je le connais par coeur.

❝Ne touchez pas aux barreaux et ne passez pas la main entre eux. Donnez-lui uniquement du papier souple ; pas de stylo ni de crayon. Il a ses propres feutres. Les documents que vous lui passerez ne doivent avoir ni agrafes, ni trombones, ni épingles. On lui transmet les choses par le passe-plat. Elles ressortent de sa cellule de la même manière. Sans exception. Ne prenez rien de ce qu’il pourrait essayer de vous tendre à travers les barreaux. Vous m’avez compris ?❞
❝Oui.❞
Je réponds toujours mécaniquement, mon regard dérive vers le grand intrus de cette scène. Il ne devrait pas être là. Et moi non plus, d'ailleurs. Je voudrais me réveiller... Pourquoi diable est-ce que je ne me réveille pas ?

Nous dépassons encore deux portes, et nous enfonçons de plus en plus profondément dans l'obscurité. Ici, la lumière n'est qu'artificielle. Je sais où nous sommes. Dans les pièces que nous atteignons, les malades mentaux sont laissés sans plus de fenêtres que de relations humaines. Les lampes protégées par des grillages strillent le décor alentour. Chilton leur fait à tous deux le récit de ce qui est arrivé à cette pauvre infirmière, obligeant à présent Lecter, celui de mon monde, à porter une sorte de muselière. Oui oui, je sais déjà tout ça. Sachant que cela fonctionnera, je lui sers le même discours qu'autrefois.

❝Docteur, nous avons vraiment besoin des résultats de ces tests. Si le Dr Lecter vous considère comme son ennemi – s’il fait une fixation sur vous, ainsi que vous le dites –, il vaudrait mieux que nous le voyions sans vous, vous ne pensez pas ?❞
Sa réponse est celle que j'attendais.
❝Ça me convient tout à fait. Vous auriez pu me dire cela dans mon bureau, j'aurais gagné du temps. Eh bien, je suppose que nous ne nous reverrons pas, mademoiselle Starling. Barney, quand elle en aura fini avec Lecter, faites-la reconduire. C'est...❞

La dernière cellule au fond à droite, oui, je sais. Je tourne mon regard vers l'autre Lecter... Et je ne comprends définitivement plus rien.



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❝Le docteur Lecter a perdu une partie de ses privilèges le jour où il a mangé l'oreille d'un de ses gardiens❞, je réplique d'un ton froid, teinté d'un léger cynisme, quand avec un calme proverbial et glaçant, le psychiatre observe qu'il avait été habitué pour sa part à des conditions d'incarcération beaucoup plus confortables. ❝Ca ne vous dit rien ?❞ j'ajoute en tournant vers lui un regard sceptique.

J'essaie de garder contenance. La vérité, c'est que je ne suis pas certaine du tout de savoir gérer cette situation. J'ai su faire face à ces deux hommes qui dans mon esprit n'en sont qu'un seul, et c'était beaucoup plus simple quand je devais leur faire face distinctement. La présence de l'un occultait celle de l'autre, ou plutôt, ces deux visions se superposaient à la perfection jusqu'à ne former plus qu'une seule image. Là, ce ne sera plus possible, et je m'en inquiète très sincèrement. J'ignore ce qui va se passer. Une part de moi songe à rebrousser chemin, l'autre se convainc du fait qu'elle doit aller au bout de cet entretien, et advienne que pourra. Oui, ce sera, très probablement, une épreuve, mais certaines épreuve sont nécessaires. Je le sais d'expérience. Elles vous construisent et vous forgent le caractère. C'est une chose à ne pas oublier, et à ne pas négliger non plus.

❝Je n'attendais pas après votre approbation❞, je reprends avec toute la contenance dont je peux bien être capable quand mon interlocuteur me dit que c'est à moi de prendre en main cet entretien.

Alors nous approchons de cet cellule. Comble de l'absurde, le docteur Lecter m'introduit auprès du docteur Lecter. Je fais fi du long frisson qui me traverse l'échine et répand un froid glacial dans tout mon organisme quand mon regard trouve celui, bleu électrique, couleur glacier, de cet homme dont la voix a hanté bon nombre de mes cauchemars. Les poils de mes avant-bras se hérissent tandis que je me rapproche à une distance raisonnable des barreaux. Je me racle la gorge, tente de chasser toute trace de nervosité dans mon attitude et ma voix.

❝Hum... Docteur, nous avons du mal à esquisser un profil psychologique, je viens vous demander votre aide.❞ Je prends conscience d'être dans un monde où Buffalo Bill respire encore, et où il pourrait bien faire de nouvelles victimes, en réalité. Et ce constat me rend plus nerveuse.
❝Nous ?❞
Le regard glacé du prisonnier toise son homonyme.
❝Vous faites partie de l'équipe de Jack Crawford, je suppose❞, reprend-il. ❝Puis-je voir vos papiers ?❞
Je suis destabilisée, pourtant, il avait formulé l'exacte même requête la dernière fois. Mon regard se tourne vers mon voisin.
❝Je les ai montrés à… au bureau.❞
❝Autrement dit au docteur Frederick Chilton ?❞
❝Oui.❞
❝Avez-vous vu ses références à lui ?❞
❝Non.❞
❝Lire ses diplômes ne vous aurait pas pris beaucoup de temps, croyez-moi.❞ Il ément un léger rire cynique avant de reprendre : ❝Vous pourriez être une journaliste qui a réussi à soudoyer Chilton. Je pense être en droit de voir vos papiers. – A tous les deux.❞

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Je m'efforce de ne tirer aucune conclusion hâtive des propos qu'il m'adresse, j'ai conscience du fait qu'il me faut m'en méfier par-dessus tout, et que se fier aux apparences serait évidemment une erreur, surtout lorsque l'on parle d'Hannibal Lecter. Je ne peux en aucun cas me fier à son discours, mais une part du mois demeure intriguée, bien trop intriguée par tout ce qu'il me dit et tout ce que je ne sais pas, toutes ces divergences entre la vie de l'homme qui nous fait face, entre l'homme libre et celui coincé derrière les barreaux d'une cage inconfortable. Je n'aime pas le voir s'amuser de cette situation, je voudrait qu'il éprouve le même sentiment d'inconfort que celui que j'éprouve moi-même, mais ce serait trop demandé, je suppose.

Est-ce parce qu'il peut appréhender à l'avance sa manière de penser en se focalisant sur sa propre façon d'être de son côté ? Toujours est-il que le dialogue qui s'engage entre les deux versions d'une même personne me fascine plus que je ne voudrais l'admettre. Je me sens de trop au cours de cette interaction au cours de laquelle nous nous jaugeons mutuellement sans mot dire, et surtout, je ne sais définitivement pas à quoi m'attendre... Je me souviens de cette scène, mais la nature de sa reproduction est faite d'un matériau qui m'échappe. Je déteste que les choses m'échappent. Je me sens vulnérable, je me sens impuissante. Rien de tout ceci ne me plaît, et certainement pas dans une situation où je devrais me montrer aux aguets, attentive à tout, constamment sur le qui-vive... Je suis comme une petite souris perdue au beau milieu de deux grands prédateurs... tout va bien pour moi tant que je ne suis pas au cœur de leur attention et de leurs préoccupations. Sauf que c'est le cas. Hannibal, celui qui est emprisonné, suggère de nous faire apporter deux chaises. Barney accepte. Je le gratifie d'un très léger sourire avant de m'asseoir, encaissant un commentaire que j'ai déjà entendu et que je choisis d'ignorer.

❝Ce dessin, au mur, c'est le Palazzo Vecchio et le Duomo, à Florence, n'est-ce pas ? Vous avez dessiné tous ces détails de mémoire ?❞
Je m'efforce de répéter presque à l'identique un dialogue que je me suis trop souvent remémoré avec douleur. J'isole les éléments nécessaires, je m'efforce d'occulter le reste.
❝La mémoire, agent Starling, c'est ce qui me tient lieu de vue. Vous avez une excellente mémoire.❞
Je détourne le regard.
❝Comment va Will Graham ? A quoi ressemble son visage ?❞
Je me fige sur la chaise. Presque intuitivement, mon regard se tourne vers mon "associé"... j'avais occulté qu'il avait été évoqué au cours de notre toute première conversation... ou bien est-ce une nouveauté ?
❝Je ne connais pas Will Graham.❞
Je me souviens avoir répondu ça. La différence, c'est qu'aujourd'hui je mens.
❝Vous savez très bien de qui il s'agit, agent Starling. Le protégé de Jack Crawford. A quoi ressemble son visage ?❞
❝Je ne l'ai jamais vu.❞
❝En art, on appelle ça "éliminer quelques vieilles retouches, n'est-ce pas ?❞

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Quelque chose change, de manière très perceptible, dès l'instant où Will Graham trouve sa place au sein de la conversation... Encore aujourd'hui, en dépit de mes recherches et de mes réflexions, j'ai eu peine à véritablement qualifier la nature de la relation entre le profiler et le cannibale. Les deux sont en couple, officiellement. Cela devrait-il me suffire ? Non, car j'ai bien assez exploré la psyché de l'homme qui se trouve en face de moi, ersatz de l'homme qui se tient à mes côtés pour constater que sa gestion des relations humaines ne pouvait pas être considérée comme classique. Bien malgré moi, j'ai souvent projeté mon histoire dans celle de Will Graham, je suis encore tentée de le faire, à présent, mais dans cette situation, alors que ces deux hommes se toisent comme les reflets troublants l'un de l'autre... je comprends quelque chose qui m'avait échappé jusqu'alors, et c'est la nature profonde et sincère de ses sentiments pour Will.

Il est sur la défensive, son besoin, presque compulsif, de tirer les vers du nez de son alter ego, fissure cette attitude si souvent lisse et composée qui est d'ordinaire la sienne. Sans détour, il affiche ses fêlures, nombreuses et évidentes, et je ne les soupçonnais pas un seul instant. Je comprends soudainement une chose qui m'avait jusqu'ici échappée. Je pensais que Mischa, sa défunte soeur, était le seul point faible et sensible de ce monstre violent et cruel, j'en découvre un autre... et bien vivant. Will Graham est celui par qui Hannibal Lecter perdra peut-être tout... Parce qu'il est prêt à tout perdre pour lui.

❝Votre collègue semble bien le connaître❞, constate le monstre en cage, en posant dorénavant son attention entière sur son alter ego...

J'ai l'impression de voir une lueur nouvelle dans son regard, comme s'il se découvrait finalement, comme s'il comprenait enfin le sens profond et jusqu'ici dissimulé de cette rencontre. En abandonnant sa position d'observateur, Hannibal lui a confié des armes précieuses... mais il n'y aurait rien de surprenant à ce qu'il les lui ait confié sciemment, en toute connaissance de cause... Il n'en dira rien, ni l'un ni l'autre ne me regardent plus, à présent. Sentant poindre une situation qui risque fort d'échapper à toutes les personnes présentes, je tente de noyer le poisson.

❝Docteur Lecter, à propos de retouches, j’ai apporté…❞
❝Non, non. Faire de l’esprit, c’est une transition idiote et impolie. Comprendre un mot d’esprit et y répondre oblige votre sujet à accomplir rapidement une opération mentale qui refroidit l’ambiance. Epargnons-nous cela, voulez-vous bien ?❞
❝Ce serait une grande expérience de la psychiatrie clinique. Pensez-vous vraiment que je me le permettrais ?❞
❝Je pense surtout que vous avez eu l'impolitesse d'interrompre une conversation qui commençait à peine, mademoiselle Starling.❞

Le prisonnier regarde prononce ces mots tout en fixant son alter ego dans le blanc des yeux, inquisiteur.


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Je n'aurais jamais cru qu'un tel cas de figure se produirait... en même temps, comment aurais-je pu le présumer ? Par le passé, Hannibal Lecter m'avait également défendue, à sa manière... Contre les hommes qui ne tenaient pas mes recherches, mon travail ou mes opinions en haute estime... Mais pas seulement. Face au docteur Chilton aussi, notamment. Le voilà maintenant, l'autre, l'alter ego, qui vient se positionner entre moi et celui qui porte le même nom que lui, et je ne sais plus dérouler convenablement le fil d'une conversation que j'avais pourtant ressassée tant de fois dans mes moments et mes pensées les plus terribles et les plus sombres. J'ai envie de fuir, mais ces deux paires d'yeux qui me toisent clouent mes pieds au sol. J'ai créé cette situation. J'en suis responsable. Enfin je crois... Je ne pense pas que nous serions ici s'il n'était question de moi... Et avoir façonné une situation malgré soi sans être capable pour autant d'exercer le moindre contrôle sur elle, c'est... Déstabilisant. Désarmant... Surtout, c'est particulièrement désagréable.

❝Qui êtes-vous exactement, monsieur ?❞ Hannibal - celui qui est prisonnier - interroge son alter ego, le regard planté dans le sien. Je sens les battements de mon coeur s'emballer. J'ai définitivement perdu tout contrôle sur la situation... Sitôt que le nom de Will Graham a été prononcé, l'atmosphère s'est épaissie si brutalement, si sûrement, si violemment, que ma voix semble s'être presque immédiatement éteinte. Peut-être pour de bon. J'ai l'impression que je n'arriverai plus à rien. ❝Je pouvais passer outre votre insigne politesse quand vous m'avez refusé de connaître votre nom tant que vous n'officiez bel et bien qu'en qualité d'observateur, mais de toute évidence, ce n'est plus le cas❞, reprend-t-il de ce ton que je lui connais si bien, et qui fait naître dans ma colonne vertébrale un violent frisson, qui y meurt ensuite presque aussitôt. ❝Vous êtes le premier à m'avoir refusé l'opportunité de répondre à mes question.❞ Il marque une pause. ❝Quid pro quo, très cher.❞ Quid pro quo.

Je tourne vers Hannibal un regard qui dissimule l'inquiétude qui veut y briller. Serait-il capable de dire la vérité, toute la vérité, dans l'optique d'obtenir son dû ? Mais une réponse très sincère n'aurait certainement pas le don d'arranger les choses. La vérité ne peut être crue, même par un esprit analytique des plus brillants tel celui de cet homme pour lequel je nourris un mélange certain et complexe de peur et d'admiration... Etrange comme ces émotions contrastées n'ont pas évolué, ou à peine, même le temps passant.

❝Nous nous éloignons du sujet❞, je cherche alors à temporiser, sans franchement d'espoir.
❝Oh non, Clarice, je crois que cette petite digression est au contraire hautement nécessaire.❞




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Je ne sais pas si je me sens soulagée ou d'autant plus anxieuse au moment de voir Hannibal - celui qui est encore en liberté - prendre congé de son alter ego pour nous laisser en tête à tête. Avoir affaire à un seul monstre plutôt que deux vaut probablement mieux pour moi, mais finalement, je me découvre une angoisse grandissante à l'idée de ne plus avoir de rempart encore, si malsain soit-il, entre moi et mes démons. Je suis livrée à moi-même, et ce n'est pas quelque chose que je pensais devoir assumer un jour. Je n'ai qu'un avantage, c'est que je sais de quelle manière rendre à cette conversation la teneur qu'elle avait autrefois. Je suis capable, d'une certaine manière, de l'entendre et de l'anticiper. Disons que c'est mieux que rien... Je veux le croire, tout du moins.

Le reste de la conversation s'écoule d'une façon que je ne manque pas de trouver particulière, car elle me place face à des contradictions inexprimables, et que je n'avais certainement pas soupçonnées avant lors. Je prends une grande inspiration et je me retrouve comme en pilote automatique. Je me sens comme... extérieure à mon propre corps. Me voilà à la fois spectatrice et actrice de mon propre passé, un passé que je ne pensais plus jamais revivre, sous aucun prétexte. Je serre les dents, j'écourte le moment. J'ignore ce qui se passera par la suite, mais il est hors de question que j'accorde plus de répit que nécessaire à cet homme qui m'angoisse par sa seule présence, qui me terrifie pour tout ce qu'il incarne maintenant, a incarné avant, et incarnera plus tard. D'une manière ou d'une autre, il me faudra m'extirper de cette boucle infernale, insoutenable.

Quand je quitte finalement les lieux, c'est à peine si j'adresse un regard à Chilton, faisant abstraction de ses remarques graveleuses, qui ne sont jamais qu'habituelles de sa part. Une fois à l'extérieur, j'espère presque qu'il ait disparu, que ce n'ait été qu'une hallucination, un mirage... Mais il est bel et bien là, digne dans son costume trois pièces, adressant directement un commentaire à mon sujet dès l'instant où j'arrive à son niveau. Je ne réponds pas tout de suite, je prends le temps de fouiller la poche intérieure de ma veste pour en extirper un paquet de cigarettes, j'en retire une, que j'allume et en tire une bouffée dans l'espoir de me décontracter un peu. Je suis loin, très loin d'être débarrassée de cette sale habitude.

❝Je sais❞, j'admets avec un soupir quand mon interlocuteur observe que je plais à son alter ego. ❝Dans deux ans environ, il s'évadera... Peu de temps plus tard, il me proposera de prendre la fuite avec lui❞, je résume sans entrer pour autant dans les détails.
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Je ne sais pas si je dois être impressionnée ou terrifiée par la facilité avec laquelle Hannibal s'approprie mon histoire et s'en amuse. Il y a une lueur dans son regard, une lueur que j'assimile à de l'amusement. Oui, je pense que tout ceci le divertit immensément. Hannibal Lecter, peu importe son apparence, est un homme profondément curieux... et qui ne pourra bien évidemment pas s'empêcher de pousser à bout cette curiosité jusqu'à obtenir gain de cause. J'ai envie de me taire... pour ne pas lui apporter cette satisfaction... Mais de me taire, le fait est que je suis incapable. C'est un fait, je suis incapable de ne pas lui parler de ce que j'ai sur le coeur.

Peu importe son apparence, il a cette influence sur moi, et même si je ne devrais pas lui céder le moindre pouce de terrain, je suis absolument incapable de le faire, je suis absolument incapable de ne pas céder à mes anciens travers quand je me retrouve en sa compagnie. Je n'y peux rien, c'est ainsi... A ce jeu de questions et de réponses, je me sens incapable de ne pas jouer... Peut-être parce qu'une part de moi espère, encore et toujours, l'emporter. Et pourtant, pourtant... Il est évident que je ne l'emporterai jamais. Pas comme ça, pas contre lui.

❝Empêchée, non❞, je réponds en premier lieu, pour ne lui adresser, pour commencer, qu'un fragment de vérité.

Non, elle n'a pas été empêchée de le suivre. Il n'y avait personne, personne en dehors de moi et de ma conscience. Ni Jack, ni Ardelia, ni le FBI n'étaient là pour me retenir... Je pouvais faire ce que je voulais, je pouvais agir comme bon me semblait... et qu'est-ce que j'ai fait, en conséquence ? J'ai hésité. Car je n'étais empêché que par mon strict sens moral, mon envie et mon intention de bien faire... Mais au fond... au fond, je savais que je serais bien incapable de m'en sortir par mes propres moyens.

Empêchée, non. Tentée, oui. Oui, je l'ai été. Je voudrais mentir, à ce sujet, mais je ne peux nier l'emprise que cet homme a eue sur moi... Je le peux d'autant moins que cette emprise est, encore et toujours, présente. Elle a peut-être pris une autre forme, et je veux me croire suffisamment forte pour lutter contre mes propres démons, mais je suis bien incapable de nier ce que je ressent, je m'en sens même positivement incapable, s'il faut être tout à fait honnête.

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Cette conversation a un étrange goût de déjà-vu. A les avoir observés respectivement, de chaque côté d'une cellule, je suis capable de voir la différence entre ces hommes si semblables, dont l'identité est partagée mais l'histoire tronquée ou du moins légèrement déviée... Il reste néanmoins des points de similitudes que je ne peux certainement pas ignorer, comme celui-ci : cette façon qu'il a d'analyser mes faits et gestes, et d'interpréter la moindre de mes paroles... Autant d'interprétations la plupart du temps judicieuses. Je voudrais être en mesure de dire qu'il se trompe à mon sujet, je le voudrais sincèrement, ce serait bien plus simple pour moi de le penser... mais ce n'est pas le cas.

Je ne devrais pas m'engager dans cette discussion, parce que je sais pertinemment que je ne serais pas capable de la soutenir sans y perdre quelques plumes au passage. Je le sais mais je ne peux pas m'en empêcher pour autant, c'est définitivement plus fort que moi. C'est cette influence qu'il garde sur moi malgré tout, cette influence dont je voudrais de toutes mes forces parvenir à m'extraire, mais je n'y parviens pas. Mes efforts sont toujours vains, et se dissipent dans un vide inaccessible quand je fais face à l'intensité de son regard et à la puissance de son jugement. Et les deux me sont particulièrement difficiles, à la fois exceptionnellement complexes et terriblement familiers.

❝Vous avez toujours été admiratif de ma rigueur morale.❞

C'est une non-réponse. Une non-réponse que je choisis afin de ne pas avoir à me confronter trop directement à ses questionnements et à ce qu'ils doivent tout naturellement impliquer. Je ne suis évidemment pas à l'aise avec cette idée, je serais bien incapable de l'être. Je ferai de mon mieux, bien sûr... Mais... je ne cesserai jamais de me heurter à la complexité crasse de ma situation... Et cette dernière me paralyse.

❝J'ai été soulagée...❞, dis-je quand il me demande ce que j'ai ressenti en le revoyant. ❝Soulagée de le voir hors d'état de nuire, soulagée d'avoir l'assurance qu'il n'était pas vous❞, j'ajoute en posant sur lui un regard plus appuyé. Et mes paroles ne signifient pas, bien sûr, que j'ignore qui il est véritablement. C'est tout l'inverse.

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Il a toujours eu le don de me placer face à mes contradictions. Je voudrais que la chose ait changé, mais cette situation, ces circonstances, me prouvent le contraire d'une manière qu'il m'est impossible d'occulter ou de nier. J'aimerais pouvoir dénombrer plus d'occasions au cours desquelles il aurait eu tort plutôt que raison... Mais c'est impossible. Car tout cruel et monstrueux soit-il, Hannibal Lecter est également un homme raisonné faute d'être raisonnable. Ses actions sont contestables, mais il sait leur donner des motivations toujours... singulièrement subtiles, et plus on s'intéresse à la psyché de cet homme, plus on prend le risque de s'y reconnaître, plus on doit lui donner raison sur des points que l'on voudrait occulter.

A partir de là, faire marche arrière est d'une complexité sans nom... C'est même impossible. Quand Hannibal Lecter vous offre de regarder de l'autre côté du miroir, vous n'en sortez pas indemne, c'est même impossible. Quelque chose vous marque et vous trouble alors pour toujours. Quoi que vous puissiez dire ou faire dès lors, rien n'y changera. Il n'y a rien à faire contre ce grand ordonnancement des choses et des événements, sur lequel il sait infléchir dans de grandiloquentes proportions. Il a raison... les distinguer comme deux individus ne fait pas que je les dissocie pour autant... C'est... différent... C'est plus complexe que cela.

❝Vous n'êtes pas lui mais vous êtes les mêmes. Pour vous dissocier, je devais admettre que vous êtes indissociables❞, j'ajoute tout en ayant conscience de la contradiction profonde de mon discours. Il n'est pas folie ou absurdité pourtant. Je sais exactement ce que je dis et ce qui motive mon discours. A ce sujet, aucun doute possible n'est permis. Je sais exactement ce qui doit et veut motiver mon geste. ❝Je n'ai plus aucun doute à présent❞, j'ajoute en tournant vers lui un regard plus appuyé. ❝Je sais quel genre d'homme vous êtes, docteur Lecter. Et je vous ferai arrêter, peu importe le temps que cela me prendra.❞

Il y a autant de menace que de détermination dans mon regard. Je suis tout à fait certaine de ce que j'avance, de même que mon discours est parfaitement calculé, considéré et réfléchi.  

Ces mots, menaçants et fermes, sont les derniers que je prononce avant que le décor autour de nous ne change subitement. Je suis de retour chez moi... ou du moins, dans le chez-moi de cette ville sans queue ni tête.

Mais plus aucune trace du docteur Lecter.

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