Il était une fois...
Il n’oubliera jamais la voix de Lupin ; ce ton parfois narquois, parfois empli de compassion pour le jeune homme naïf qu’il avait été. La vérité était qu’il craignait de croiser, dans cette nouvelle vie, cette figure presque paternelle, celui qui avait été son rival. Rival ? Non, Arsène Lupin l’avait mené par le bout du nez du début à la fin. Isidore l’avait seulement obligé à changer quelques plans ; il ne pouvait prétendre être son égal. Sa fierté en avait pris un coup… eh, son corps aussi. Ce n’avait pas totalement était sa faute – puis, il avait été si charmant qu’il lui avait tout pardonné.
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« Déjà au lycée Janson-de-Sailly j’étais réputé parmi mes camarades comme étant aussi observateur qu’Herlock Sholmès. C’est tout naturellement que l’on m’encouragea à enquêter sur l’affaire. Un vol dans la demeure des Saint-Véran, une disparition, et un homme fusillé la même nuit. »
« L’homme fusillé était Lupin. Grâce à moi, nous avions retrouvé son corps dans une cave. Oh comme le cadavre avait été amoché... Une pierre avait écrasé le visage. L’odeur était épouvantable, j’ai dû sortir rapidement pour prendre l’air. Je ne l’oublierai jamais. »
« Ceci réglé, il ne me restait plus qu’à enquêter sur le message codé qu’avait laissé Lupin. J’ai pu deviner « aiguille creuse » avant qu’un des hommes qui nous accompagnait ne m’enferme dans la salle et réclame le papier… Evidemment j’ai fait mine de ne pas savoir, malgré la menace du revolver. J’ai tendu mon portefeuille vide à Brédoux, dans l’espoir de le berner assez longtemps pour prendre la fuite. Il n’a pas apprécié et m’a poignardé. »
Un long moment de blanc dans l’enregistrement. Isidore ne pouvait s’empêcher de se masser l’épaule.
« Les journaux m’avaient invité à révéler toute l’affaire. Rien d’étonnant. Non ce qui m’avait étonné est d’avoir été convié chez Monsieur Leblanc par Lupin lui-même. Enfin, convié est un bien grand-mot, puisqu’il a menacé de faire enlever mon père si je ne venais pas… La même menace pour m’empêcher de parler. Je pensais avoir le dessus. Je pensais avoir mis mon père en sécurité… Néanmoins Lupin a toujours un coup d’avance et m’a prouvé le contraire. J’ai accepté ses conditions. »
« Et ce fût donc tout naturellement que le lendemain je révélais l’histoire d’amour d’Arsène Lupin et Raymonde de Saint-Véran. Je ne le pensais pas capable… Mais mon père a été enlevé, comme il l’avait annoncé. J’étais déterminé à le libérer. »
« Ainsi commença mon périple à travers la France. Mon père enfin libéré, avec l’aide de Lupin lui-même l’ai-je appris plus tard, je ne pu m’empêcher de continuer mon enquête sur cette fameuse aiguille creuse… »
Des péripéties, des découvertes historiques, la rencontre d’Herlock Sholmès, la joie de résoudre l’énigme de l’aiguille en Normandie... Isidore, éternel gamin passionné, narrait en détails son périple.
« Puis l’aiguille creuse… Dans l’aiguille creuse… »
Et la gorge se serrait, l’émotion l’étouffait. Beautrelet cachait son visage dans ses mains, accablé par la culpabilité. Le corps sans vie de Raymond de Saint-Véran dans les bras de Lupin était devant lui, face à l’arme encore fumante de Sholmès… Il n’avait jamais pu oublier.
Son téléphone vibra et le fit sursauter. Un élève de sa faculté lui proposait d’aller boire. Il accepta l’invitation à fuir ces sentiments avec soulagement.
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Beautrelet, étudiant en journalisme et podcasteur à ses heures perdues, contait certains soirs le mystère de l’aiguille creuse, puis supprimait la piste audio avant même qu’il n’ait pu parler de ce qu’il s’y trouvait, et le drame qui s’y était déroulé. Il n’avait jamais été question de poster en ligne. Seulement essayer d’exorciser ses peines et sa culpabilité ; acteur indirect du meurtre de la compagne de Lupin.