Cette ville était décidément peu ordinaire et elle se mêlait de facteurs déroutants qui, chacun à leur niveau, désarçonnaient et perturbaient ceux qui avaient été amenés de force dans cet endroit. Le premier facteur était le hasard des rencontres, ce hasard qui ne semblait pas réellement être du hasard. On rencontrait les amis issus de son propre monde et de son propre entourage quand la ville le décidait, la ville ou une entité qui la représentait, d’une manière ou d’une autre, une entité que Paul n’avait pas pu clairement identifié. Il n’avait lui-même retrouvé sa cousine et ses amis que récemment.

Un second facteur de perturbation concernait ceux qui provenaient d’un univers où il y avait certaines puissances à l’œuvre. Magie, technologies avancées, outils particuliers, ils les avaient perdus en arrivant et ils les retrouvaient quand la ville le décidait également. Paul n’était pas concerné par cet aspect, puisqu’il n’avait pas de don particulier que la ville lui aurait prise. Mais il savait que plusieurs personnes qu’il connaissait étaient privées de quelque chose qui faisaient l’essence de ce qu’ils étaient. Ca ne devait pas être facile à vivre et c’était très certainement perturbant. Paul était capable de se mettre à leur place pour les comprendre.

Et il y avait un troisième élément perturbateur, qu’étaient les sosies. Plusieurs personnes se retrouvaient face à une copie conforme d’eux-mêmes, plus jeune, ou plus vieux ou avec une pilosité ou un style différent. Mais il n’en était pas moins étrange de se retrouver confronté à soi-même. Paul l’avait expérimenté en rencontrant un homme, du nom de Obi-Wan Kenobi, qui était sa copie conforme, mais barbu alors que Paul ne portait que la moustache. Il provenait d’un de ces univers où les gens avaient des dons particuliers, un pouvoir de Jedi, cela s’appelait. Ils avaient été surpris de se rencontrer.

Au début, ils avaient seulement partagé leurs douleurs communes et avaient découvert qu’ils pouvaient se comprendre mieux que personne. Ils avaient échangé pendant quelques temps sur leurs blessures respectives. Par la suite, ils avaient noué ce qu’à défaut d’autre terme plus précis, il fallait bien appeler une amitié. Paul avait l’impression d’avoir un nouveau membre dans sa famille. Un peu comme Mary. Et Obi-Wan était un homme sage et plein de bons conseils. Paul n’aurait pas pu avoir de meilleur frère pour l’aider dans la vie quotidienne en attendant de retrouver Jean, Léon, Jacques, tous ceux de sa petite enfance.

Cela faisait plusieurs semaines qu’ils ne s’étaient pas vus et Paul était content de le retrouver ce jour-là à Pop’s pour un échange de nouvelles. Il allait pouvoir lui raconter qu’il avait retrouvé plusieurs de ses amis d’enfance, et aussi lui donner des nouvelles de la petite Mary. Il était impatient de ces retrouvailles et de parler avec lui. En entrant dans le restaurant, il l’aperçut non loin qui se levait pour venir le saluer et il s’avança vers lui d’un pas engageant, ravi de le retrouver. L’accueil d’Obi-Wan ne fut pas des moindres et il lui sourit chaleureusement en retour.

« Mais moi de même, très cher. J’espère que vous ne m’attendez pas depuis trop longtemps. »

Le jeune homme craignait toujours d'être en retard quand il se rendait à un rendez-vous. Sur un plan professionnel, cela aurait pu lui coûter un contrat, mais sur un plan plus personnel, c'était en général moins grave car ses amis se montraient compréhensifs. Pour autant, Paul avait horreur de faire attendre les gens qu’il appréciait et surtout quand il avait un rendez-vous programmé avec eux. C’était la raison pour laquelle il s'était inquiété en arrivant de savoir si son ami avait attendu longtemps. Comme il venait juste d'arriver, l'ébéniste en fut soulagé et s'installa avec un sourire.

Il était toujours heureux de passer un moment avec Obi-Wan, qui était toujours de bon conseil quand il s'agissait des difficultés qu’il pouvait rencontrer dans sa vie. Il était arrivé à plusieurs reprises que le jeune homme se sente en difficulté, que ce soit à cause de l'argent ou parce qu'il n'était pas certain d’être la personne qu'il fallait pour prendre soin de sa petite protégée. L’homme l'avait rassuré et avait pris soin de lui faire remarquer que le plus important était encore de faire de son mieux avec les moyens que l'on avait. Mary avait déjà de la chance d'avoir un toit et un tuteur et de ne pas devoir vivre à l'orphelinat comme la plupart des enfants qui étaient arrivés dans ce monde.

« Je vais vous prendre un cocktail à la fraise et aux fruits de la passion, et je regarde pour la suite du repas. Excusez-moi, j'arrive tout juste », dit Paul avec un sourire à la serveuse qui venait prendre la commande, avant de jeter un regard à son sosie pour l'inviter à choisir à son tour.

Une fois que la serveuse fut repartie, Obi-Wan lui demanda quelles étaient les dernières nouvelles à son sujet. Cela faisait un moment qu'ils ne s'étaient pas vu et il s'était passé pas mal de choses dans la vie du jeune homme depuis. Il y avait notamment certaines choses particulièrement importantes qui lui étaient arrivées, comme le fait de retrouver une personne qui lui était tout particulièrement chère. Retrouver sa cousine avait été un véritable cadeau, même si ce n'était pas elle qu'il rêvait le plus de retrouver, mais sa fiancée, laquelle était toujours aux abonnés absents. Il aurait bien voulu trouver des registres dans laquelle il aurait pu regarder si elle était dans cette ville aussi mais il n'avait rien trouvé de tel pour le moment et il avait la certitude qu’il n'y avait rien de ce genre, justement parce que la ville voulait choisir le moment où elle leur rendait leurs proches.

« Eh bien, il s'avère que je viens de retrouver ma cousine. C’est arrivé par hasard alors que je m'occupais d'un projet municipal, elle m'est tombée dessus dans le parc où je me trouvais. Je suis tellement heureux de savoir qu'elle se trouve ici et que je vais pouvoir passer un peu de temps avec elle, et surtout lui présenter ma petite Mary. Et vous-même ? »

Ce n’était pas désagréable de boire un bon verre avec son ami avant de commander à manger. Une fois le serveur parti, Paul regarda nonchalamment le menu, tout en bavardant avec Obi-Wan. Il faisait partie de ces personnes qui peuvent parfaitement faire deux choses à la fois, et il n’avait aucune difficulté à se concentrer sur la conversation tout en parcourant les savoureuses propositions du restaurant. Il se rendit compte à ce moment-là qu’il était affamé. Les bonnes adresses et les menus attrayants faisaient-ils toujours cet effet ? Il n’en aurait pas été autrement surpris. Il regarda pensivement son sosie.

« Tu as déjà goûté leur steak ? Je me demande ce qu’il vaut. Je me sens une furieuse envie de viande rouge, et pourtant, je ne crois pas avoir été mordu par un loup-garou », plaisanta-t-il.

Dans cette ville extraordinaire, Paul avait été obligé de se faire à la notion de créatures comme les loups-garous ou les sorciers. Il se rendait compte que c’était difficile à accepter, mais qu’on finissait toujours par intégrer malgré tout les choses extraordinaires auxquelles on était confrontées quand on l’était pendant suffisamment longtemps. Il n’aurait jamais cru pouvoir plaisanter sur le fait de se faire transformer par un être hurlant à la pleine lune, mais le fait était là. Et heureusement que tous les loups-garous ne se transformaient pas encore. Il était probable que le coin deviendrait risqué le jour où cela arriverait.

Il raconta à Obi-Wan la chance qui avait été la sienne de retrouver Sophie. Il lui avait beaucoup parlé d’elle, mais maintenant qu’il l’avait revue, c’était encore différent. Paul se sentait plus complet, même s’il lui manquait encore sa fiancée. Evidemment, son ami se réjouit pour lui. Cela toucha le jeune homme de sentir que Obi-Wan était capable de partager sincèrement sa joie et qu’il pouvait lui souhaiter tout le bien du monde avec ce qui était la famille qui était perdue. Il se demanda s’il allait enfin pouvoir se marier un jour. Mais peut-être sa fiancée n’était-elle tout simplement pas ici.

« Merci Obi-Wan. Il ne manque plus que Marguerite pour que ma joie soit comble. »

De son côté, il avait également retrouvé quelqu’un, une personne qu’il avait connu tout bébé et qui lui rappelait son protégé. Le regard de Paul s’assombrit légèrement. Evidemment, il considérait que c’était une bonne chose qu’il ait retrouvé cet homme, mais il savait que Obi-Wan était plus mesuré sur la question. Son sosie avait un peu trop tendance à se concentrer sur les échecs qu’l avait affrontés que sur les réussites qu’il avait obtenues depuis qu’il se trouvait là, et même avant. Il était peut-être compliqué d’affronter ses démons du passé, mais l’avenir était offert et il fallait prendre ce qu’on avait.

« Je sais qu’il est difficile de vous confronter à ce qu’il peut y avoir d’obstacles et de défis dans votre passé. Il est difficile d’envisager l’avenir quand on n’est pas en paix avec le passé, toutefois… cet enfant représente clairement l’avenir. Vous dites qu’il ressemble à son père, mais cette ressemblance n’est-elle que physique ou partage-t-il ses valeurs ? S’il partage les vôtres, c’est peut-être un moyen de changer la donne, de prendre une revanche sur vous-même. »