Le Pandémonium, dans la nuit du 19 au 20 Mars 2022.
La nuit était déjà très avancée lorsqu’un groupe d’hommes à l’aspect douteux approcha de l’entrée de la boîte de nuit la plus connue de Lockwood Hill. Loin d’aller se mettre à l’autre bout de la longue file d’attente pour pouvoir entrer dans l’établissement répondant au nom de Pandémonium, ils se dirigèrent directement vers le duo de gardiens postés à l’entrée. Et comme par enchantement, on les laissa entrer, sans même qu’ils aient à présenter la moindre pièce d’identité. Certaines personnes présentes dans la file d’attente s’offusquèrent de ce passe-droit, mais bien vite, ceux qui étaient situés au plus près de ce groupe de privilégiés les firent taire en propageant la rumeur suivante :
- Fermez-la…C’est le Joker…
Et immédiatement, les plaintes et autres invectives à leur encontre cessèrent, les visages n’exprimant plus que deux sentiments ; la peur (telle que certains choisirent de quitter la file d’attente pour se rendre dans un autre établissement du quartier) ou l’excitation. En effet, on avait soit peur de celui qui se faisait surnommer ainsi, soit on l’adorait. Mais il n’y avait pas de juste milieu avec un personnage tel que lui. Les qualificatifs divers et variés à son sujet allaient bon train depuis qu’il avait fait son apparition en ville, en même temps que de nombreux autres. Pour certains, c’était un fou bon à enfermer dans un hôpital psychiatrique jusqu’à la fin de ses jours ; pour d’autres, c’était un génie absolu. Adulé ou maudit, déclenchant émeutes, explosions, braquages et autres coups d’éclat sur son passage, signant chacune de ses visites par des phrases macabrement humoristiques et par un sol jonché de cartes à jouer toutes à l’effigie du Joker, le quartier de Lockwood Hill était depuis devenu son repère. Il avait ses entrées partout et ici plus que n’importe où dans cette ville et sur cette île, la mafia et autres gangs peu fréquentables prospéraient. Les rares personnes ayant tenté de lui tenir tête avaient été rayées de la carte. Leurs corps avaient disparu on ne savait où et le simple fait de prononcer leur nom équivalait à vous désigner comme étant complice de ces disparus. Ce n’était alors qu’une question de temps avant que vous ne finissiez par disparaître vous aussi.
Et puis, depuis quelques mois, une sorte de statu quo se mit à régner dans le quartier. Les derniers gangs ne travaillant pas directement pour lui prenaient soin de faire leur business de leur côté sans chercher à nuire à ses activités. Quant aux autres, ils l’avaient tous rejoints, apportant avec eux leurs armes et leurs moyens financiers, car le temps où ils se moquaient de cet homme au visage grossièrement maquillé était révolu. Plus personne ne se moquait de lui, ne doutait de lui ou n’osait l’insulter en le traitant de fou, la pire insulte à ses yeux. Le Joker tenait Lockwood Hill entre ses mains et tous savaient qu’il était capable de faire sauter le quartier tout entier si l’envie lui en prenait. Alors oui, que ce soit par crainte, par respect ou juste par simple volonté de survie, la grande majorité des habitants du quartier le suivait. Pourtant, à bien le regarder fendre la foule rassemblée au Pandémonium ce soir-là pour rejoindre l’un des salons VIP à l’étage, on sentait que quelque chose le contrariait. Les regards qu’il jetait autour de lui scrutaient le moindre visage, comme s’il était à la recherche de quelqu’un en particulier. Avait-il rendez-vous avec un potentiel associé ce soir-là ? Non. Il ne faisait que « se montrer au peuple », comme il le disait lui-même, histoire de rappeler à toutes et à tous qu’il était toujours là, même si ces derniers temps, le chaos semblait moindre en comparaison de ce que le quartier avait pu connaître avant qu’il n’ait la mainmise sur lui. Pourtant il fallait se méfier plus que jamais de cette apparente tranquillité. Il n’était jamais resté aussi peu actif aussi longtemps. Il avait besoin de cris, d’action, d’explosion. Bref, de chaos. Car c’est dans le chaos qu’il puisait sa force, son génie et, surtout, son influence.
Il se laissa tomber sur un long canapé en velours bordeaux, étendit ses jambes sous la table basse en verre disposée devant le canapé et fit un signe du doigt à une serveuse pour lui dire d’approcher.
- Bonsoir Monsieur, bienvenue au Pandémonium. Qu’est-ce que je vous sers ? fit-elle sur un ton aguicheur.
- Je veux la meilleure bouteille de whiskey de la maison, poupée. Et tu mettras ça sur le compte de ton boss. Il me doit un service.
Ses hommes restèrent debout, épiant les clients autour d’eux. Plantés un peu partout autour du canapé où trônait le Joker, tel un empereur contemplant son empire du haut de l’estrade où se tenait son trône, tous avaient une de leur main près de leur ceinture où se trouvait un M1911A1 automatique. Le Joker, lui, n’avait pas d’armes à feu. Jamais. Il ne les aimait pas d’ailleurs et c’était là tout le paradoxe puisque l’essentiel de son business se basait sur la vente et le trafic d’armes à feu. Lui, son faible, c’étaient les lames et les petits engins explosifs. Si des poignards plus ou moins grands décoraient l’intérieur de sa veste, il n’avait toujours pas pu remettre la main sur les composants explosifs dont il se servait jadis à Gotham et qui lui avaient toujours été très utiles pour soigner ses entrées ou couvrir ses sorties. A ce souvenir, il rejeta sa tête brutalement en arrière contre le dossier du canapé et lâcha un long et théâtral soupir avant de se redresser, de contempler la foule en train de danser sur la piste en contrebas des salons VIP et de croiser le regard d’un homme assis au comptoir du bar. Il se pencha alors en avant, posa ses avant-bras sur ses genoux et inclina la tête de côté en se passant la langue sur les lèvres, tic nerveux hérité de son enfance obscure.
- Hep ! fit-il en claquant des doigts vers l’un de ses gars. Va me chercher ce type-là. Sa tête me dit rien... Et pendant que son homme de main s’exécutait, il finit mentalement sa phrase : « …et je connais tout le monde dans ce quartier… ». Quelques minutes plus tard, son homme revenait accompagné du type en question. Jeune, la mâchoire marquée, le Joker constata qu’effectivement, maintenant qu’il le voyait de près, il n’avait jamais vu son visage ici, au Pandémonium, ou même dans le quartier. Et pourtant, personne n’arrive ni ne part de Lockwood Hill sans qu’il ne soit au courant. Il n’y avait qu’une personne capable d’évoluer ainsi dans les ténèbres…Le Batman. Mais celui qu’il avait en face de lui n’avait pas la carrure du Batman qu’il avait connu à Gotham. Alors…Qui était-il ?
- T’es nouveau toi hein ? lui lança-t-il en le détaillant du regard pendant que la serveuse déposait une grande bouteille de whiskey ainsi que plusieurs verres sur la table basse.