People don't change | Phillip

Cette satanée petite-bourgeoise avec sa permanente en choucroute plaiderait sans doute le quiproquo, mais moi, j'en ai suffisamment connues, des femmes comme elles, drapées dans leurs préconçus et dans leur suffisance, pour savoir de quoi il retournait quand, au moment de me rafraîchir aux toilettes de ce restaurant, elle est venue se plaindre directement auprès de moi de l'état du sol. Boniche, voilà ce qu'elle imagine inscrite sur ma peau trop foncée à son goût. Le regard qu'elle m'a lancé.... Un regard pincé, méprisant... Je me suis vue propulsée des années en arrière, quand de tels regards étaient la norme, mon quotidien, quand on attendait de moi que je marche sur un autre trottoir dans la rue pour ne surtout pas gâcher leur blanc paysage. Cette bonne femme s'est pris, pour la peine, une volée de bois vert, et pour la peine, en réparation de cette injustice criante, c'est moi que l'on a mis à la porte. J'ai laissé les amis avec qui je devais déjeuner savourer sans moi le repas que nous devions prendre ensemble... tout ça m'avait gâché l'appétit...

Et je ne suis pas redescendue depuis cette altercation. J'ai pu me bercer de certaines illusions, ici, où beaucoup m'ont donné le sentiment de me voir, de me voir vraiment, au-delà de mon apparence et de ma couleur de peau. J'avais cru, naïvement, que tout ça devait être derrière moi. Mais non... Et si ces événements, de par leur caractère exceptionnel, devraient être plus simples à accepter, ils sont en fait plus douloureux. Ils me mettent face à l'insupportable constat que dans un monde ou dans un autre : rien ne change. Rien ne change jamais.

Ruminer cette pensée et revivre cette scène de dizaines de manières différentes ne m'a pas particulièrement permis de me mettre dans l'ambiance qui sied aux fêtes de la Saint-Valentin... Pour tout dire, j'ai tout bonnement oublié. Je pensais prendre un cadeau à Phillip dans l'après-midi, eh bien j'ai oublié, et au moment de passer le pas de la porte, je ne suis clairement pas en mesure de prendre conscience des efforts que l'homme que j'aime aura fournis pour me préparer un dîner romantique.

❝Je pense que je vais aller m'allonger un peu❞, j'annonce à Phillip avant de me diriger vers la chambre sans même chercher ma moitié du regard.

En vérité, je n'ai pas envie qu'il me voit dans cet état, je préfèrerais revenir auprès de lui quand je me sentirais ne serait-ce qu'un peu de mieux, mais ce n'st pas gagné au vu de mon humeur massacrante. Je me sens partagée entre la colère et les larmes, et faute de trancher, je me vois choisir les deux tandis que je claque un peu trop bruyamment la porte de la chambre avant de m'étaler sur le lit.

Phillip ne mérite définitivement pas l’accueil que je lui ai réservé. Il n’est jamais que patient, doux et compréhensif, mais je dois reconnaître qu’en cet instant, rien de tout ça n’égaye mon cœur. Pas de place pour la douceur, et je ne me sens ni douce ni compréhensive. J’ai bien conscience du fait qu’il ne serait pas franchement juste de lui faire payer le prise de ma mauvaise humeur : ce n’est pas pour rien si je décide de m’isoler : je veux surtout empêcher de passer mes nerfs inutilement sur lui.

Sauf que c’est trop tard, l’ignorer et partir dans mon coin, c’est déjà, quelque part, lui faire accuser le coup de mes propres tourments. J’aurais peut-être dû attendre d’être un peu apaisée avant de rentrer… Mais l’apaisement est une chose bien relative. Je n’arrive pas à croire que je vais réussir à remonter de cet abime de rage et de colère où je me suis plongée toute seule. Cette situation est particulièrement insupportable, et par plus d’un aspect. Et j’en ai assez de faire comme si ça ne me dérangeait pas sous prétexte que c’est… quoi ? Mieux ? Mieux, ce n’est pas assez. Ce n’est définitivement pas assez.

Je ne sais pas combien de temps je reste là seule, dans la semi-obscurité de la chambre, à tourner et retourner mes mauvaises pensées. Trop longtemps, c’est certain. Je ne devrais vraiment pas faire endurer ça à Phillip, mais serait-ce mieux qu’il assiste au spectacle de ma rage contenue. Quand il décide finalement de toquer à la porte, je me redresser et tente de dissimuler les larmes qui ont coulé sur mon visage en les essuyant rapidement d’un revers de la manche. Je pourrais lui dire que je préfère rester seule, mais c’est faux. Quand je le vois là, dans l’embrasure de la porte, deux tasses de thé chaud à la main, je réalise bien que, tout au contraire de ce que j’ai pu imaginer, j’ai besoin qu’il soit là. Je parviens à lui adresser un très fin sourire quand il me tend une tasse que je prend dans mes mains, appréciant la chaleur contre mes doigts.

❝Merci❞, je lui souffle avec douceur et une sincère reconnaissance.

Je sais qu’il ne me forcera pas à parler si je ne le veux pas, mais s’il est bien une personne en ce bas monde avec qui je veuille parler d’absolument tout, c’est définitivement lui. C’est juste plus difficile certaines fois que d’autres. Et ça n’a rien à voir avec lui. Ça a, en revanche, tout à voir avec moi.

❝Je pensais que les choses avaient vraiment changé, ici❞, je souffle finalement entre deux gorgées de thé. ❝Mais non, il y en a toujours pour décider pour toi ce que devrait être place, pour décider que tu ne vaux rien parce que tu…❞ Je pousse un soupir. ❝Enfin tu sais… Ici ou ailleurs, ça change rien, finalement.❞

J'ai toujours apprécié la manière dont Phillip savait aborder ce genre de sujets avec moi, même si j'ai parfois pu être ingrate envers lui, en affirmant qu'il ne serait jamais capable de me comprendre, parce qu'il ne pourra jamais se mettre à ma place, du moins à mon échelle. C'est une chose que je continue de penser, mais je l'appréhende différemment, à présent, car il le dit lui-même, il ne peut pas prétendre s'approprier mon ressenti, il ne saura jamais ce que cela fait que de porter sur ses épaules le poids de dizaines et dizaines d'années de pure et violente oppression... Même un simple regard ou une remarque déplacée qui peuvent n'avoir l'air de rien représentent beaucoup pour moi, parce qu'il s'agit d'une accumulation, et aussi parce qu'ils sont symptomatiques de décennies et de siècles d'une histoire violente et injuste dont je porterai à tout jamais les stigmates, peu importe que je le veuille ou pas, peu importe que ce soit juste ou non.

C'est difficile de se dire que ces ignobles préjugés ont la vie dure même ici. C'est une chose que je n'ai pas la moindre envie d'entendre, et pourtant, je m'y retrouve absolument obligée par les circonstances. Je n'aime pas l'idée de devoir me dire que c'est inéluctable, que c'est dans la nature humaine, que ça ne changera jamais. D'accord, les choses sont mieux, ici, et c'est une bonne chose en soi, mais ce n'est pas encore suffisant. C'est loin d'être suffisant, même. Et dans l'idéal, elle voudrait que tout ceci ne soi plus qu'un lointain souvenir. Même s'il n'est porté que par une minorité, cette minorité est bruyante, et ces oppressions systémiques ne devraient appartenir à aucun monde, pas plus le précédent que celui-ci.

❝Je peux pas me contenter de ça❞, je réponds en tournant vers lui un regard qui ne dissimule rien de la flamme qui m'anime. ❝Je ne peux pas juste me dire que c'est comme ça, et qu'il faut faire avec. Qu'ils soient des milliers ou une poignée, leur comportement est intolérable❞, je décrète avec volonté. ❝Je ne peux pas accepter ça. Je ne peux pas supporter ça.❞ Je marque une pause. ❝Je sais, les choses sont différentes ici, et j'ai conscience de ma chance, de notre chance mais je crois qu'il faut que je fasse quelque chose.❞ Je marque une pause. ❝Les envoyer chier, c'est comme donner de la nourriture aux cochons, tout ce à quoi ça servirait, c'est à les convaincre qu'ils ont raison de nous détester.❞ Je pousse un soupir. ❝Il faut que j'agisse, je sais pas comment, il faut juste que je le fasse.❞

C'est sorti, et ça m'a fait du bien, et maintenant que c'est fait, je me rends compte que Phillip n'avait pas du tout mérité d'être le réceptacle de ma rage.

❝Je suis désolée. Je voulais pas te faire payer ma mauvaise humeur mais... c'est trop tard, pas vrai ?❞

Je sais, au fond, que dans l'état d'agacement où je me trouve, j'en viendrais à mettre dans la bouche de Phillip des paroles qu'il n'a absolument jamais formulées, et j'ai conscience que cela n'a rien de juste. A vrai dire, je ne peux que l'admettre, cette situation me dépasse et me fait du mal. Il y a ces situations qui sont d'autant plus inacceptables qu'elles brisent des espoirs qui ont été longs à façonner : cette situation, j'en ai peur, en est une. Ce n'est pas ce que j'ai voulu, et malgré tout, je le subis, je n'ai visiblement pas le choix.

Oui, bien sûr qu'il n'a pas dit que de tels comportement n'étaient pas inacceptables, ou que je devais laisser couler sans rien dire. Je le connais, je sais comment il est, je sais bien au fond qu'il ne serait ni dans ses manières, ni dans sa nature que d'agir ainsi. Phillip a parfois fait preuve, c'est un fait, d'une maladresse que je me vois mal lui reprocher. C'est à mon tour de ne pas me montrer inutilement maladroite en retour.

Il est révolté, je le crois quand il l'affirme, de même quand il m'assure qu'il ne veut pas que je me laisse briser par tout ceci. Je ferais de mon mieux, mais c'est loin d'être si simple, en réalité, car je ne sais pas de quelle manière intervenir plus précisément. Alors je laisse éclater ma rage et mon agacement aux mauvais endroits et aux mauvais moments. Je sais bien que ce n'est pas ainsi que les choses se doivent d'être. Mais qu'est-ce que je suis supposée faire, alors ? Je ne me sens définitivement plus capable de fermer les yeux : plus jamais.

❝J'ignore surtout si je peux avoir les moyens d'agir comme je le voudrais.❞ Je pousse un léger soupir. ❝Je me sens... Démunie, vraiment démunie.❞

Mais ça n'a pas besoin d'être ainsi. Je dois trouver des solutions plutôt que de me focaliser sur les problèmes. J'ai juste encaissé le coup sans réfléchir à la question et l'ait fait payer à Phillip : je reconnais que c'est particulièrement injuste, par bien des aspects injuste... Mais je vais me rattraper. Avec un peu de chances, je n'ai tout de même pas complètement gâché notre soirée. Son sourire me réconforte quand il admet que je lui ai fait payer ma mauvaise humeur. Malgré tout, il n'a pas l'air de m'en vouloir ou de m'en tenir rigueur. Je me sais chanceuse pour cela.

❝Tu n'es pas inutile. Tu n'es jamais inutile.❞ Je ne peux pas lui demander de se mettre à ma place, mais je n'ai pas besoin de lui demander de me soutenir. Il est naturellement là pour moi. Et pour cette raison, je sais être la plus chanceuse des femmes. ❝Tu es là, tu m'écoutes, tu me rends mon calme... tu en fais plus que tu ne l'imagines.❞ Avec douceur, je dépose ma tête contre son épaule. ❝Je t'aime.❞ Je marque une pause. ❝Et je commence à avoir faim.❞

Je ne réponds pas tout de suite quand Phillip me demande ce qu'il pense que j'aurais pu ou dû faire, quels moyens selon moi devraient être mis en place. Force m'est d'admettre que je n'ai pas exactement la réponse à cette question, mais je suis convaincue qu'il est possible d'agir, et surtout qu'il le faut : c'est une impérieuse nécessité. Je me rends compte de ce que j'ai subi et du peu que j'ai fait en contrepartie. C'est la différence dans ce monde. Les armes mises à notre disposition sont différentes. Je ne me suis jamais engagée, il était déjà compliqué d'exister par moi-même. Mais à présent, je voudrais aider d'autres à avoir cette opportunité... Qui sait si, en unissant certaines forces, il ne serait pas possible de changer certaines choses.

❝Je ne sais pas exactement. Je suppose que pouvoir faire porter la voix de ceux qui en manquent, s'organiser pour défendre leurs intérêts... ce serait un bon début, tu ne penses pas ?❞

Je pense à de l'activisme, tout simplement, et découvre que loin de m'inquiéter, une telle perspective m'exalte, parce que j'ai l'impression que je pourrais jouer un rôle autre passif dans tout cela. Et bien sûr, sentir que Phillip est prêt à me soutenir, ça a également une très grande importance à mes yeux, je ne peux le nier. Pour l'heure, l'entendre m'assurer qu'il sera toujours là pour moi est définitivement le mieux que je pouvais espérer.

❝Tu t'es donné tout ce mal pour moi...❞, je remarque au moment où Phillip me parle de tout ce qu'il avait concocté en prévision de la Saint-Valentin. Je m'en veux d'autant plus d'avoir bien failli tout gâcher. ❝Bien sûr que je veux partager cette soirée avec toi❞, j'ajoute en le prenant dans mes bras, espérant que cette étreinte lui fasse oublier que j'ai bien failli saper tous les efforts qu'il avait fournis pour moi, pour nous, du fait de ma mauvaise humeur et de mon sale caractère, et l'impulsivité dont je fais un peu trop preuve parfois. ❝J'avais complètement oublié la Saint-Valentin❞, je confesse d'un ton un peu dépité.

Décidément, je fais les choses à moitié ces derniers temps. J'ai vraiment de la chance que de son côté, Phillip ne semble pas enclin à m'en tenir rigueur pour autant. Je le mériterais, pourtant.

❝Je n'ai même pas de cadeau pour toi.❞
 

❝Oui, une association, je suppose. Je sais qu'il en existe, j'imagine que je pourrais m'en rapprocher. Mais c'est complètement nouveau, pour moi, alors ça m'intimide un peu, je dois le reconnaître.❞

En soi, c'est sans doute très simple, mais en ce qui me concerne, j'ai si longtemps vécu la stigmatisation sans oser entrer dans un mécanisme de lutte et de revendications que j'ignore si j'en serais capable. Ce que je faisais, au sein du cirque, c'était ma manière d'activisme, une manière de montrer au monde que j'existais et que je n'étais pas invisible. Mais cette manière de faire, trop passive, n'est bien évidemment pas assez... ou en tout cas, elle ne me convient plus, elle ne me convient plus du tout, pas le moins du monde. En ce qui me concerne, en tout cas, je veux faire tout ce que je peux, tout ce qui est en mon pouvoir pour encourager les choses dans le bon sens... si je le peux, du moins.

❝Je vais me renseigner❞, j'ajoute en serrant la main de Phillip dans la mienne.

Je ne lui demande pas de prendre part à ce combat, je lui demande seulement de faire comme maintenant : j'attends de lui qu'il soit présent à mes côtés, comme il l'est en cet instant, et que jamais il ne me laisse de côté. Son amour est un moteur, puissant, et j'espère qu'il en a conscience.

Et c'est cet amour que nous devons célébrer ce soir. Comme je m'en veux d'avoir oublié notre Saint-Valentin ! C'est injuste pour lui, vraiment, qu'il se donne tant de mal et reçoive si peu en retour, mais j'ai la ferme intention de me rattraper quoi qu'il en soit.

❝Tu me fais plaisir, sincèrement.❞ Je veux qu'il n'ait aucun doute là-dessus. J'ai trop mal réagi, d'accord, mais je peux me rattraper malgré tout, en tout cas je l'espère, je l'espère vraiment. Je me redresse en même temps que lui. ❝Rattrapons cette soirée comme il se doit❞, je lui confirme avec un sourire avant de lui voler un léger baiser. ❝Je t'aime. Merci pour tout ce que tu fais pour moi.❞ J'affiche un sourire des plus malicieux. ❝Mais à charge de revanche. Crois-moi, je vais me rattraper.❞

Je sais que je dois être reconnaissante envers Philipp, pour un nombre de raisons tel que je n'aurais jamais le temps de toutes les énumérer. Il est attentif à mes problèmes et à mes besoins, il est prêt à beaucoup de choses pour moi, et ça présence a toujours le don de me toucher et de me réconforter. Il est là, présent pour moi, à mes côtés quoi qu'il advienne. Je sais que mes choix et ma volonté de m'engager ne l'enthousiasme pas, mais à aucun moment il ne me retient, il m'accepte être qui je suis, et m'encourage à faire ce qui me rendra la plus heureuse. Et même si je ne sais pas où tout ceci me mènera je veux croire, oui, que je peux être heureuse de cette façon. Et surtout, je veux être heureuse de cette façon, très clairement.

J'aime sentir le contact de mes doigts contre les siens, j'aime cette proximité entre nous, j'aime ce sentiment qu'il me donne d'être plus forte quand je suis à ses côtés. Et quand il m'assure qu'il l'aime lui aussi, je le crois sur parole et sans l'ombre de la moindre hésitation - ce que nous partageons est plus fort que tout, définitivement, et cela compte plus que tout au monde pour moi. Tant qu'il continuera de m'aimer comme c'est le cas, tant qu'il continuera d'être présent pour moi, je serai à ma place, et ça, c'est une chose qui compte vraiment pour moi.

Je me laisse conduire jusqu'à la cuisine. Je l'aide à remettre la table en même temps que je vois le nombre de petits plats qu'il a préparé rien que pour nous... rien que pour moi. Il n'a clairement pas fait les choses à moitié. On peut même dire qu'il n'y est définitivement pas allé de main morte. Il y a de quoi manger pour un régiment, mais ça le fait doucement sourire. J'ai faim, j'en mangerais le maximum, et au pire, nous aurons des restes. J'apprécie surtout l'effort qu'il a fourni pour me faire plaisir.

❝Tu t'attendais à d'autres invités ?❞ je m'amuse à lui suggérer, pas sincèrement du tout, juste pour le plaisir de le chambrer gentiment. ❝Ca a vraiment l'air délicieux.❞

Et je suis sûre que c'est vrai. Il a su mettre les petits plats dans les grands, et j'ai envie d'apprécier ce dîner à sa juste valeur maintenant.  

❝Le vin, les bougies, je veux tout. Autant faire les choses à fond, pas vrai ?❞ je suggère avec le sourire. ❝Si on a peur de croiser des fantômes, alors on allumera grand la lumière.❞ Avant de prendre place à table, j'embrasse les lèvres de Phillip avec tout l'amour que je lui porte. ❝Tu es vraiment l'homme parfait. Mes parents auraient dit que tu es bon à marier.❞

Et je dis ça sans arrière-pensée, bien sûr.

Je ne peux m'empêcher d'afficher un large sourire quand il m'apprend qu'il a recherché la recette sur Internet et n'a pas voulu se fier aux portions indiquées. J'aime vraiment la manière dont il s'investit. Cette simple anecdote est révélatrice de son caractère : il voudra toujours en faire plus, il voudra toujours faire le maximum... Mieux vaut trop que pas assez. Il est quelqu'un d'entier, et j'aime le fait de savoir que je peux me fier à lui à cent pour cent. Je ne le remercierais jamais assez pour sa présence et son comportement, vraiment.

Tout est parfait dans cette mise en scène que j'ai bien failli gâcher. Je l'aime, et j'aime tellement tous les efforts qu'il est prêt à fournir à mon adresse, même dans ces moments où je me montre bien trop insupportable et où j'ai bien conscience de l'être un peu trop. Maintenant que l'orage est passé, on peut vraiment s'amuser, passer du bon temps ensemble. La conversation s'est imposée de la mauvaise manière, je crois bien, mais cette conversation, en revanche, était particulièrement nécessaire, et je l'apprécie vraiment.

❝Merci la modernité pour la lumière et la nourriture illimitées❞, je me permets de plaisanter avec un immense sourire, mes craintes et mes rancoeurs balayées pour ne plus laisser place qu'à notre complicité, celle que je n'échangerai définitivement pour rien au monde.

Le repas va bon train, je me permets même d'évoquer le sujet de mes parents, ce que je ne fais presque jamais, et pour cause, c'est un sujet qui reste douloureux pour moi. Je les ai perdus très jeune, et j'en ai beaucoup souffert. C'est une chose que je n'oublie pas, quelque chose qui me fait véritablement du mal. Mais c'est une bonne chose que je puisse en parler avec lui. Aujourd'hui, je regrette qu'il n'aura jamais l'occasion de les voir.

❝Ils auraient été méfiants, protecteurs... moins protecteurs que W.D. ceci dit, mais ce n'est pas bien difficile, ça❞, ajoute-t-elle avec un sourire au coin des lèvres. ❝Ils auraient attendu des preuves de ta sincérité. Mais en sachant tout ce que tu as fait pour moi, je suis sûr et certain qu'ils t'auraient aimé. Du fond du cœur. Tu es difficile à ne pas aimer, tu le sais, ça ?❞

Moi je le sais, parce que pendant une période, j'ai essayé. Et j'ai très clairment échoué.

Je hausse les épaules quand Phillip me fait remarquer que quand bien même son frère s'est montré toujours très protecteur au point d'en être presque étouffant avec moi, ça a probablement été pour le mieux, surtout au vu de l'époque à laquelle nous vivions. Cette époque ou la précédente, au fond... Même si des progrès ont été faits, je pense que ça n'aurait pas changé grand-chose à son besoin presque compulsif de me protéger. Cela dit, même si je donne peut-être l'air de m'en plaindre, c'est loin de me déplaire autant que je le prétends.

Par moments, je me sentais étouffée, mais je me suis surtout sentie aidée, protégée et aimée, et j'en avais vraiment le plus grand besoin. J'ai envie de prétendre être capable de prendre soin de moi-même, mais j'ai besoin des autres, plus que je ne le prétends. J'ai besoin de Phillip, terriblement... et j'ai besoin de mon frère, oui... Et la simple évocation de ce dernier me rappelle - assez brutalement - à quel point il me manque. Mais je ne dois pas tourner mon regard vers le passé... je dois savoir me tourner vers l'avenir. J'ai conscience d'à quel point c'est important. Même si je ne le montre pas toujours. Pas toujours de la meilleure manière en tout cas.

J'abandonne le léger élan de nostalgie qui m'habite au moment de l'entendre dire qu'il a un charme irrésistible d'un ton blagueur. Il plaisante, il n'empêche que c'est vrai. A mes yeux, Phillip est irrésistible... Je suis bien placée pour le savoir. J'ai cherché à lui résister. Et je n'y suis tout bonnement pas parvenue. Et je n'ai clairement aucun regret à ce sujet... Les raisons qui font que j'ai bien fait de ne pas lutter, il me les montre absolument tous les jours.

Je me sens émue par ce qu'il ajoute, quand il affirme qu'être vraiment aimé, c'est une chose qu'il a ressentie à partir du moment où je lui ai confessé mes sentiments. Ce qu'il me dit m'émeut profondément. J'aime cette place unique qu'il me confie, j'aime cette place qu'il m'accorde.

❝Tu es plus aimé encore que tu ne le penses, tu sais. Aimé et admiré.❞

Il n'imagine pas à quel point je l'aime, combien je tiens à lui et combien je l'estime... il a changé ma vie du tout au tout, et je ne pensais pas qu'il était possible d'éprouver des sentiments si forts et si inconditionnels avant de le rencontrer.

❝Ils ne te manquent pas ? Même un petit peu ? Tes parents... ?❞

Ma famille me manque... ma famille, c'est surtout le cirque, et j'aimerais retrouver toute la troupe comme autrefois. Un jour, peut-être, va savoir...

Je sais que je peux avoir un caractère impossible. Par moments, j'ai le sentiment de nous mettre à l'épreuve dans la seule intention de me rassurer moi, et je sais que c'est une démarche profondément égoïste. Ce n'est pas ce que je veux, ni pour Phillip, ni pour moi-même. Non, ce que je veux, c'est que nous trouvions notre équilibre (un comble pour une trapéziste, pas vrai ?) et notre bonheur, un bonheur qui nous est bien plus accessible dans ce monde que dans le précédent. C'est un fait avéré que cela nous demandera naturellement un certain ajustement, et nous devrons clairement prendre sur nous à certains moments, mais de telles conversations me rappellent combien nous sommes forts, à deux. Nous sommes capables de tout, je crois même que nous pourrions nous considérer comme invincibles. C'est une chose que je ne dois jamais perdre de vie : quelque chose qu'il ne me faut oublier sous aucun prétexte.

Je sais que je m'engage sur un terrain compliqué quand j'évoque les parents de Phillip, mais en même temps, je considère qu'il ne servirait à rien de jouer les autruches et de faire comme si de rien n'était. Ici, ils ne sont pas là, mais il serait définitivement légitime que Phillip en souffre... On ne choisit pas sa famille, c'est bien connu, et on ne choisit pas spécialement qui l'on aime non plus. Alors quand les deux se rejoignent, ça ne fait pas naturellement bon ménage. c'est ainsi. Je le vois dans l'attitude et le ton qu'il adopte tout à coup. Répondre à ces questions est pour lui une chose très compliquée, et je le comprends parfaitement, vraiment.

❝Ils m'ont vraiment blessée❞, je réponds en baissant les yeux, quand il évoque les mots très durs que ses parents ont utilisés pour me qualifier, au théâtre... pas qu'ils m'ont adressée à moi, d'ailleurs... ça ne les dérangeait visiblement pas de faire comme si je n'étais pas là. ❝Mais tu sais... je pense que s'ils étaient ici... peut-être qu'ils changeraient d'avis.❞ Je laisse passer un temps de pause. ❝Ce monde est tellement différent... si différent de tout ce que nous avons connu...❞ A plus d'un titre, vraiment. ❝Je crois que cet endroit leur ferait du bien... On est obligé de revoir tous nos préjugés, quand on se retrouve dans un endroit pareil, pas vrai ?❞ Je lui adresse un sourire réconfortant, le regard à présent tourné vers lui. ❝Nos amis du cirque me manquent aussi. Et Barnum... Bon sang il pouvait être insupportable, parfois, mais il arrive à me manquer quand même.❞

Mais bien sûr, celui qui me manque le plus, et au-delà de tout, c'est définitivement mon frère. Je n'ai pas, cela dit, renoncé à l'idée de le revoir un jour. Je veux continuer de croire que c'est possible.

J'adresse un fin sourire à Phillip quand ce dernier me confirme avoir tout à fait conscience d'à quel point ses parents m'ont blessée ce jour-là, au théâtre. Je le connais, je sais qu'il culpabilise en leur nom à ce sujet. Mais il n'a pas à endosser le poids de erreurs de ses parents. Il n'a rien fait de mal ou de répréhensible... J'ai peut-être eu, par le passé, le sentiment de ne pas être assez soutenu, mais je sais combien il doit être difficile de tenir tête aux personnes qui nous ont mis au monde, même par amour... Pourtant, il n'a pas hésité à le faire pour moi. Et de cette manière, il m'a prouvé plus que n'auraient pu le faire des milliers de mots combien j'étais importante pour lui, et à quel point notre histoire, unique et exceptionnelle, était capable de l'emporter sur tout le reste. Mettre en lumière les épreuves affrontées et ce que nous ne pourrons peut-être jamais réparer aura peut-être pour effet de nous briser le coeur, mais cela nous prouve également combien nous avons su nous montrer fort, tous les deux, ensemble.

❝J'espère que tu auras l'occasion de les revoir. Et de les voir changer.❞

Sur ce point, je me montre plus honnête que je n'aurais pensé l'être à ce sujet. Je ne vais pas mentir, je ne prendrais aucune forme de plaisir à retrouver mes "beaux-parents", mais je pense que les revoir ferait du bien à Phillip. Il n'a pas connu de véritable clôture, il n'a pas eu cette chance... Je sais, aujourd'hui, que l'attitude et les paroles de son père et de sa mère ne l'empêcheront jamais de revenir vers moi... Je suis donc plus sereine par rapport à cette situation. Nous sommes indépendants et nous sommes ensemble. Nous n'avons pas à nous inquiéter.

Quant à P. T... Je pense que sur ce point, nous sommes vraiment sur la même longueur d'ondes. Barnum est loin d'avoir toujours été irréprochable, mais il a néanmoins fait beaucoup de choses pour nous. Quand je pense à lui, c'est sans amertume ni reproche, mais bien avec une profonde et sincère reconnaissance, et également une évidente nostalgie. Ici aussi, nous avons le cirque, mais même si nous avons su instaurer une ambiance conviviale et créer quelque chose de magique à chaque représentation, il manque quelque chose, le groupe initial, ce qui faisait l'âme du cirque Barnum.

❝Nous ne retrouverons. En temps et en heure.❞ J'affiche un sourire. ❝Tu es l'homme idéal, tu le sais, ça ? Tu as su rendre cette soirée parfaite. Et le dîner est délicieux. Ma mère aurait dit que tu es bon à marier.❞