The fall and rise
of the HOUSE OF GAUNT
Les minutes et les heures défilent dans l’un des blocs opératoires du Grey Sloan Memorial Hospital. Merope Gaunt a été appelée en toute hâte à la suite d’un terrible accident en plein centre ville. Un homme dans la vingtaine, brun aux yeux bleu lagune, très beau, s’est retrouvé percuté par un véhicule. Lorsque les ambulanciers conduisent la victime au centre de traumatologie, Merope Gaunt est déjà prête à dégainer ses bistouris. Elle est habituée aux situations critiques et urgentes comme celle-ci. Ce n’est un secret pour personne, Merope s’avère d’une redoutable efficacité comme chirurgienne. Pour ne pas exagérer le trait de son perfectionnisme névrotique, elle loge quasiment sur place. Le Grey Sloan Memorial Hospital est comme sa seconde maison. Elle y passe davantage de temps que dans son propre appartement à Baker Street Avenue. Merope enfile l’un de ses calots porte-bonheur, fabriqué dans un tissu rouge en coton biologique et parsemé de motifs géométriques dans les nuances plus claires.
« Qu’avons-nous là ? » dit-elle d’une voix parfaitement maîtrisée. Certains vous diront qu’elle s’exprime avec une précision quasi chirurgicale. N’est-ce pas son domaine de spécialité, après tout ? Elle dévisage l’interne qui est en charge de conduire le blessé en salle de radiographie.
« Homme de vingt-cinq ans. Accident sur la voie publique. On soupçonne une contusion du myocarde, docteur Gaunt. » répond le docteur Grey avec précipitation.
« Vous lui avez fait passer une radio ? » s’interroge Merope en s’emparant de son stéthoscope pour écouter le rythme cardiaque de son patient.
Merde, il ne faut pas perdre de temps, songe-t-elle en levant les yeux vers ses collègues. Une contusion myocardique risque d’être fatale au jeune homme. Elle plonge alors ses beaux yeux sur son visage angélique ; avec ses boucles brunes, sa peau blanche comme le marbre et ses traits finement dessinés, l’inconnu revêt les caractéristiques de la beauté grecque. Quelque chose frappe la doctoresse, cette beauté est presque irréelle, mais surtout étrangement familière. Merope Gaunt ne parvient pas à rassembler ses souvenirs, c’est comme si un voile opaque obstruait ses capacités de réflexion. Un voile dissimule la vérité, alors qu’elle se trouve juste sous ses yeux. Ce jeune homme de vingt-cinq ans n’est pas n’importe qui pour Merope Gaunt. Elle ignore encore qu’il s’agit de sa chair et de son sang, en piteux état et un souffle irrégulier, mais bel et bien vivant.
Tout comme elle. Bien que perdue dans sa contemplation du jeune homme, Merope reste toutefois attentive au débriefing de son interne.
« Non, docteur nous y alli… » bredouille la jeune interne, ce qui a le don d’irriter fortement le docteur Grey. Elle enlève brusquement les bouchons en silicone gris de ses oreilles et pose ses beaux yeux noisette dans ceux de sa consœur.
« Qu’est-ce que vous attendez dans ce cas ? » Son ton est presque cinglant. Les personnes présentes se dévisagent, partagées entre la gêne et l’incompréhension. Merope grogne quelques remarques tout en s’affairant autour du patient. Au bout de quelques secondes, Gaunt réalise qu’il se trouve dans un état critique.
« Non, attendez – On n’a plus le temps ! On l’emmène au bloc ! » Elle agrippe les bords du lit-chariot avec la paume de ses mains, afin de le pousser dans les couloirs en direction de l’étage des blocs opératoires.
« Vous ! Avec moi ! » ordonne-t-elle à l’adresse du docteur Grey. Malgré ses hésitations, c’est une interne extrêmement prometteuse. Les deux femmes disparaissent ensuite entre les portes en acier de l’ascenseur le plus proche, en direction de l’un des étages supérieurs.
Dans ce bloc opératoire, Merope Gaunt est semblable à l’une de ces divinités faiseuses de monarques. Elle est comme Circé, première magicienne sous l’Antiquité. Elle dispose du pouvoir de vie et de mort sur ces corps vulnérables qui n’attendent que d’être sauvés. Merope Gaunt sauve des vies constamment, ce n’est pas la première fois et ce ne sera pas la dernière. Ce qu’elle ignore encore, c’est qu’elle tient le bistouri devant son propre fils. Son fils unique, Tom,
le fruit de ses péchés. Elle découpe la peau d’albâtre de son fils, afin d’avoir accès au plus bel organe qu’elle n’ait jamais vu auparavant. Elle est si enthousiaste, malgré les deux heures de repos dont elle a bénéficié la nuit dernière, malgré les cernes violacés qui creusent les poches sous ses yeux. Elle est simplement happée par la perfection de ce cœur, qui rivalise de beauté en comparaison de tous les autres. Il est parfait, comme si elle l’avait elle-même façonné avec de la pâte à modeler. Elle ne peut réprimer un soupir d’extase en le découvrant, bien niché dans le fond de la cage thoracique de son patient. Au milieu de son équipe habituelle, le docteur Gaunt lâche un commentaire quelque peu insolite pour quiconque n’est pas habitué des salles opératoires. Elle partage son enthousiasme dans un murmure extatique, faisant part de l’objet de sa contemplation.
« Je n’en ai jamais vu d’aussi beau. » Son murmure resta audible sous le masque chirurgical qu’elle porte, et il ne manque pas de faire sourire les infirmières qui travaillent à ses côtés.
Ce n’est un secret pour personne. Merope est fascinée par les palpitants, ces organes rouges de vie qui pompent le sang de manière effrénée. Elle est amoureuse des cœurs, de leurs artères, des connexions entre leurs vaisseaux, de ces muscles cardiaques qui enveloppent leur surface bombée et parfaite. Elle tient le cœur de Tom Elvis Jedusor entre ses mains gantées d’un beau latex bleu turquoise. Elle tient le cœur de son propre fils entre ses doigts fragiles, mais à la fois si doués. Ces mains, ce sont des mains de déesse. Merope Gaunt donne la vie chaque jour que Dieu fait grâce à
ces mains.
Merope termine son travail d’orfèvre au bout de minutes qui paraissent interminables. Elle s’extirpe du bloc opératoire avec la tête haute, fière d’avoir sauvé une énième vie. Pas n’importe laquelle. Tom Elvis Jedusor n’est pas n’importe quelle vie humaine, c’est même la vie la plus importante dans celle de Merope. Courbaturée et épuisée, Merope Gaunt se dirige vers l’une des salles de repos en espérant bénéficier d’une heure ou deux de calme avant le réveil de son patient. Installée sur l’un des lits superposés en chambre de garde, elle lève la tête vers le plafond et ferme les yeux.
Cet homme… Merope ne peut s’empêcher de repenser à son jeune patient de la fin de journée. Elle est incapable de donner une explication, mais quelque chose dans l’expression de son visage a éveillé en elle un intérêt presque obsessionnel. Son regard bleu et vide a évoqué de lointains souvenirs, comme des flashs foudroyants d’un passé qui s’est vu balayé il y a trois ans. Merope est dans une dualité depuis des années, partagée entre deux sortes de souvenirs. Ce qu’elle pense être une réalité, sa vie et ses souvenirs sur l’île, cette identité du docteur Gaunt, cardio-chirurgienne, et les flashs qui lui laissent croire à une autre vie. Une vie misérable dans la pauvreté et l’indifférence, une vie de souffrances en tant que sorcière vivant dans la campagne anglaise. Une vie où elle a été rejetée de toutes part, à la fois par sa famille et par l’amour de sa vie. Un beau jeune homme au teint cireux et aux yeux bleus profonds. Merope Gaunt identifie ces réminiscences comme des hallucinations provoquées par la fatigue professionnelle. Elle a toujours cru que sa vie sur l’île était son unique réalité. Jusqu’à ce qu’elle croise la route de son véritable fils, Merope Gaunt ne s’est jamais questionné sur ces flashs. Elle pensait qu’il ne s’agissait sur de divagations sans grand intérêt, et que celles-ci ne valaient pas non plus la peine d’être racontées à quelqu’un. Tom Elvis Jedusor, son jeune patient de vingt-cinq ans, vient toutefois de mettre un terme à toutes ses convictions profondes. Qui est-il ? Pourquoi a-t-elle ressenti cet étrange sentiment de… familiarité en plongeant ses yeux dans les siens ? Pourquoi est-il si beau, si parfait, mais surtout… si reconnaissable ? Lorsqu’elle l’a vu, un visage s’est naturellement imposé dans son esprit.
Tom Jedusor Senior, son premier amour. Un visage qui est aujourd’hui inconnu, un visage parfait qui n’existe que dans le cadre de ses hallucinations.
Non, c’est impossible… Je dois être en train de rêver. Je ne l’ai jamais rencontré, alors pourquoi… Pourquoi ai-je si mal au cœur en repensant à son visage ? Merope soupire longuement, et se laisse retomber contre les draps en coton de son lit d’infortune. Son cœur souffre, il saigne en repensant au visage de ce jeune homme. Elle brûle d’envie d’en comprendre les raisons. Merope se retrouve dans une situation qui lui donne des vertiges. Elle s’empare de son visage entre ses mains, afin de contrôler les battements effrénés de son cœur ou les nausées qui lui font perdre pied.
Qui est-il ? se répète-t-elle en tapant les paumes de ses mains contre son front.
Je le connais… Je le connais… J’ai l’impression… Merope supplie le ciel que l’on mette un terme à ses souffrances mentales. Elle essaie vainement de rassembler les pièces du puzzle pour donner un sens à sa vie.
« Docteur Gaunt ! » s’exclame une voix familière. Le docteur Grey pénètre dans la salle de garde en toute hâte.
« Un problème ? » répond la cheffe du service de cardiologie en ouvrant les yeux sur sa jeune interne.
« Docteur Gaunt ! Je vous en prie, l’un de vos patients post-op est… Je pense qu’il a besoin de s’entretenir avec vous. » Merope fronce les sourcils, décontenancée par ce que le docteur Grey vient de déblatérer sans prendre la peine de respirer une seconde.
« Calmez-vous. » souffle-t-elle en attrapant ses épaules de ses mains. Elle plonge alors ses deux orbes noisette-miel dans les siens, afin de créer un contact visuel qui se veut rassurant et pédagogue.
« L’infirmière de garde est auprès de lui ? » Elle se lève de son lit en réponse au vague hochement de tête du docteur Grey.
« Très bien. Je descends tout de suite. » Il n’y a rien d’inhabituel dans la requête de la jeune interne, tous les patients ont besoin de solliciter leur chirurgien à un moment donné. Merope soupire d’avance, les patients comme Tom Jedusor figurent sont toujours les cas les plus compliqués. Merope et la jeune interne débarquèrent dans l’une des nombreuses chambres de l’aile réservée aux patients en convalescence. Merope aperçut l’infirmière de garde s’échapper de la chambre de Tom Jedusor pour se diriger vers elle.
« Alors ? » Merope est froide. Anormalement froide. Elle contient ses angoisses autant que possible. Quelque chose chez cet homme ne lui donne pas envie de se confronter à lui.
« Faites attention… Il est un peu agressif. » l’avertit-elle.
« Merci. Je me débrouillerai. » rétorque Merope, sans un regard supplémentaire pour elle. Merope est persuadée de réussir à maîtriser un énergumène tel que lui. Elle pense même être la seule capable de le contrôler, et pourquoi pas, de le comprendre. Quelque chose les lie. En pénétrant dans la chambre, avec la boule au ventre, elle essaie de faire abstraction du sentiment d’intense tristesse qui la submerge en le découvrant dans un état aussi misérable.
Merope fut prise d’un vertige en découvrant la mine livide de son patient, qui gigote dans son lit. Elle reste de marbre devant ses insultes et ses menaces. L’infirmière et l’interne qui se trouvent respectivement à sa gauche et sa droite se regardent d’un drôle d’air.
« Est-ce qu’il est complètement fou ? » murmure la jeune interne.
« Docteur Gaunt, devons-nous appeler le service psychiatrique de l’hôpital ? Ou bien le service neuro ? Vous voulez que je bipe le docteur Shepherd ? » s’enquit à son tour l’infirmière.
Des activités moldues ? Elle prend cette remarque comme une gifle en pleine figure. Bien qu’elle ne comprenne pas en quoi consiste une activité moldue, quelque chose en elle éveille un sentiment de honte. Toutes les deux semblent horrifiées par les réactions disproportionnées et inquiétantes du jeune homme. Toutes, sauf Merope Gaunt.
« Taisez-vous. » dit-elle d’une voix cinglante.
« Laissez-le terminer. » Merope désire entendre la fin de ses tirades. Pour une raison encore inconnue, les paroles de Tom réveillent quelque chose en elle ; des souvenirs enfouis profondément en elle afin de camoufler ce sentiment d’abandon et de tristesse intense. La mère et le fils se toisent, l’un ayant conscience de la vérité et l’autre essayant de la comprendre. Merope observe le patient s’exciter, au prix de lourds sacrifices et d’une douleur incommensurable. Au bout d’un certain temps, Merope décide de prendre enfin la parole.
« Vous avez terminé ? » demande-t-elle.
« Parfait. Calmez-vous, ne tirez pas sur les fils qui recouvrent vos plaies, vous risqueriez de les endommager et de vous faire beaucoup de mal. » Merope s’exprime d’une voix étonnamment douce, malgré la violence des mots qui se sont échappés des lèvres parfaites du jeune Tom. On essaie de l’en dissuader par une main au niveau de son avant-bras, mais Merope Gaunt s’extirpe de l’emprise de sa jeune interne, pour s’approcher du lit. Elle jette un regard à l’infirmière de garde qui se trouve sur le point d’appeler du renfort. Un regard qui signifie… Il ne me fera pas de mal.
« Je suis bien le docteur Gaunt. Merope Gaunt. Vous êtes un Gaunt, vous aussi ? Je ne pense pas avoir de la famille sur cette île. Nous venons d’Irlande… » Merope fronce les sourcils en signe de désapprobation. Elle ne cherche pas à cacher sa suspicion, quelque chose chez lui n’est pas normal. Les ténèbres du jeune homme l’attirent implacablement, elles lui semblent de plus en plus familières. Merope écarte ces possibilités, ce jeune homme ne fait pas partie de sa famille.
C’est impossible. Merope n’a pas de famille. Elle est arrivée sur cette île seule, c’est une orpheline d’origine irlandaise. Une fois à quelques mètres du lit, la doctoresse appuie doucement sur la poche translucide qui se trouve suspendue près du lit du malade. Elle veille à répartir uniformément la mixture médicale, afin que le patient reçoive suffisamment de morphine pour calmer ses accès d’agressivité.
« Je pense que les effets de l’anesthésie ne se sont pas encore totalement dissipés. » Toutes les personnes dans cette salle, excepté Merope Gaunt, sont convaincues de la folie du jeune homme. Elle doute du fait qu’il soit bon à enfermer dans une aile de l’hôpital. Malgré ces élucubrations, Tom Jedusor a l’air parfaitement lucide et sain d’esprit. Il doit être en train de dérailler ; un mauvais rêve ou un malentendu, sans doute. Merope espère simplement que ce ne soit que les effets néfastes d’une anesthésie fortement dosée. Merope se montre relativement détachée, elle parvient miraculeusement à dissimuler son léger émoi. Elle prend le dossier du patient et commence à le lire à voix haute. Elle bute longuement sur son nom de famille.
« Tom… Jedusor, hum ? » Jedusor… Ce nom lui rappelle quelque chose.
« Nous nous connaissons vraiment, vous et moi ? Vous ai-je déjà pris en charge dans cet hôpital ? » C'est bien la seule explication parfaitement rationnelle qui lui vient à l'esprit.