Rendez-vous avec la mort [Amélie & Hannibal]

Rendez-vous avec la mort.

feat. Hannibal Lecter

C'était en désespoir de cause qu'Amélie s'était décidée à prendre rendez-vous pour une première consultation, un peu plus d'un an plus tôt. Elle avait, dans les premiers, rejeté la nécessité de s'adresser à un psychiatre. Par honte. Du moins c'était ce qu'elle prétendait à quiconque lui posait la question. Mais c'était aussi et surtout par crainte. Elle se savait être en proie à des traumatismes qui avaient endommagé son esprit, plus qu'elle ne voulait bien l'admettre.

Talon, l'organisation terroriste contre laquelle son défunt mari, Gérard, avait lutté durant tant d'années n'avait pas seulement enlevé Amélie. L'organisation lui avait fait subir un lavage de cerveau afin de faire d'elle un agent dormant et lui imputer une nouvelle personnalité. Son alter ego, Widowmaker, n'avait réellement pris naissance que lorsqu'elle avait assassiné Gérard à mains nues. Amélie s'était éteinte en même temps que son époux, pour laisser place à cette tueuse impitoyable et apathique.
On avait ôté à Widowmaker la possibilité de ressentir quoi que ce soit. Son rythme cardiaque avait été réduit à un point tel qu'elle n'aurait pas dû y survivre. Et pis encore, elle avait été maintenue dans cet état. Soumise à des lavages de cerveau réguliers et à des entraînements intensifs afin de faire d'elle la parfaite machine à tuer, dont le seul plaisir était d'ôter une vie. On avait fait d'elle un monstre.

Et il aurait pu en être ainsi durant de très longues années encore si elle ne s'était pas soudainement éveillée dans cette ville. A son éveil, elle s'était aperçue, douloureusement, que son rythme cardiaque et sa personnalité étaient revenus. Elle en gardait néanmoins des séquelles, aussi bien physiques que mentales. Et, sur sa peau, les tatouages de Widowmaker continuaient de la hanter, jour après jour, l'empêchant d'occulter ces années où Amélie avait été violemment étouffée et n'avait su qu'assister inconsciemment aux horreurs commises par son alter ego.

C'était le cauchemar de trop qui avait décidé Amélie à prendre rendez-vous auprès d'Hannibal Lecter, psychiatre réputé. Cela faisait près d'un an qu'elle se rendait à son cabinet chaque semaine. Ce jour-ci, la française était plus agitée qu'à son habitude. Cela ne faisait que quelques secondes qu'elle s'était installée dans le fauteuil dédié aux patients, et pourtant, le silence qui commençait à s'installer l'angoissait. Et pour cause.

- Je commence à l'entendre. Widowmaker. Parfois... Mes pensées prennent sa voix. Mais ce ne sont pas réellement mes pensées. C'est comme si...

Comme si elle s'effaçait progressivement, laissant de plus en plus de place à cette Autre monstrueuse.

- C'est comme si elle m'adressait directement la parole.

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feat. Hannibal Lecter

Les questions du Docteur Lecter étaient remarquables et redoutablement efficaces. La plupart du temps, Amélie n’appréciait pas y répondre. Mais c’était précisément pour ce point qu’elle acceptait de le faire. Elle ne consultait pas un psychiatre pour être cajolée, mais pour trouver des réponses et des solutions. Et elle était persuadée qu’il fallait, pour cela, accepter de se regarder en face. C’était, en ces circonstances, naïf que de croire que ce qui intéressait son interlocuteur était de la soigner. Mais, convaincue qu’elle avait affronté le pire en rejoignant Talon et en subissant leurs expérimentations, Amélie avait tendance à en oublier de se méfier.

Cette voix était-elle si différente de la sienne ? Non, bien sûr que non. Oserait-elle l’admettre, cependant ? C’était une autre question, plus complexe. Bien plus complexe. Car la brune redoutait tellement de faire ressurgir le monstre qu’elle craignait tant en la mentionnant, en admettant qu’elle existait bel et bien et qu’elle parvenait de moins en moins à l’étouffer, qu’elle en venait à s’engoncer dans un certain déni. Mais elle était ici pour aller mieux, n’est-ce pas ?

- C’est… C’est indéniablement ma voix, reconnut-elle à contrecœur. Mais elle est tellement… Glaciale que parfois, je la reconnais à peine.

Elle expira. Donner vie à ses démons en les mentionnant, c’était son cauchemar le plus récurrent. Quant à ce que Widowmaker lui susurrait, c’était là aussi un sujet délicat.

- Elle commente mes paroles et mes décisions. Le plus souvent, elle se contente de me mépriser. Mais… parfois… Elle m’encourage à tuer.

Elle se rendit compte que cela manquait de contexte et, dans un soupir, explicita :

- Je n’ai que de vagues souvenirs de ces années passées sous cette identité. Mais je me souviens de ses pensées, à elle. Je me souviens que… Qu’elle pensait m’avoir tuée. Et en m’étouffant, m’avoir remplacée. Elle voulait être considérée comme sa propre personne. Et ce qui m’inquiète concernant ses injonctions à tuer les personnes que je croise… C’est que je me souviens distinctement qu’il n’y avait qu’au moment d’ôter la vie qu’elle se sentait exister. Qu’elle se sentait… Vivante.

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La question du psychiatre était, comme toujours, pertinente. Et, comme souvent, Amélie ne sut d'abord pas quelle réponse apporter. Elle rejetait toute impulsivité, et cela valait également pour ses réponses. Elle voulait prendre le temps et le soin de lui donner l'explication la plus juste et honnête possible. Sans se douter, du moins consciemment, que c'était là une démarche qui offrait au Docteur Lecter la possibilité de réveiller ce qu'elle redoutait tant de retrouver.

- Elles le sont, parfois. Tout aussi "gratuit" que puisse être l'incitation au meurtre. Le plus souvent, ce sont des suggestions, comme des pensées intrusives qui me rappellent la possibilité que j'aurais de tuer ces inconnus que je croise... J'ai l'entraînement, j'ai les compétences, le reste n'est qu'une question de volonté. Mais j'ai constaté, très récemment, que ces pulsions sont bien plus insistantes quand je fais face à des personnes qui font partie de mon passé. Ou lorsque je suis contrariée.

C'était un aveu qu'elle faisait à contrecœur, tant elle endossait la culpabilité de telles pensées. C'était en vérité un aveu si difficile à énoncer qu'elle en ressentit une douleur presque physique qui lui fit fermer brièvement les yeux. Elle laissa passer un temps de pause avant de reporter son regard doré sur le psychiatre et, d'une voix éteinte, reprendre :

- Connaissez-vous le Lac des Cygnes, Docteur ?

Habituellement, elle ne lui aurait pas fait l'affront de lui poser une telle question, le sachant extraordinairement cultivé. Mais dans cette ville, les références communes ne l'étaient plus tant que ça en fonction des... Univers qui cohabitaient. Ce qui était un chef-d'oeuvre dans son monde natal n'existait peut-être même pas pour d'autres habitants de la ville.

- C'est un ballet dans lequel j'ai régulièrement eu l'occasion de danser. Les deux rôles féminins principaux sont Odette et Odile. Le cygne blanc et le cygne noir. Je pense beaucoup à ce ballet depuis que... Je me suis réveillée. Odette et Odile... Toutes deux physiquement similaires, mais drastiquement opposées en ce qui concerne le caractère et les intentions. Or je ne parviens pas à me défaire de l'impression que Widowmaker... Est mon Odile.

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Le Lac des Cygnes était donc une référence qu'ils avaient en commun. Cette information eut le don de réconforter Amélie, qui recherchait sans cesse des éléments de la vie quotidienne qui soient suffisamment familiers pour lui donner l'illusion d'accéder à une vie... Telle qu'elle l'avait connue avant de se faire séquestrer par Talon. Ce qui n'était pas une mince affaire. Mais c'était en rencontrant des personnes qui avaient connu, au moins en surface, le même monde qu'elle, que la danseuse et ancienne tueuse à gages retrouvait un semblant de sérénité.

- J'ai appris ça, oui, confirma-t-elle d'un air songeur.

Un bref sourire releva ses lèvres peintes de pourpre. L'image qu'elle avait choisie lui semblait être d'autant plus à propos, maintenant qu'elle y réfléchissait. Elle songea à Gérard, bien sûr, son ancien époux. Qu'elle avait sincèrement aimé, avant de l'abattre dans son sommeil. Mais elle songea également à ces désirs qu'elle n'avait pas osé explorer, ceux qui concernaient justement le même sexe. La pensée d'une ancienne rivale de Widowmaker, Lena, la surprit. La pensée de sa dernière rencontre avec Angela, elle aussi figure de son passé, mais qu'elle avait retrouvée de manière inattendue dans cette ville, acheva de la troubler.

Ne souhaitant pas s'attarder sur ces considérations pour le moment, Amélie reporta son attention sur son interlocuteur. Elle l'écouta, restant d'abord interdite, avant de froncer les sourcils. C'était lui, le professionnel, et elle aurait donc tout à gagner à lui faire confiance. D'autant plus qu'elle avait une estime rare et sincère pour son avis. Mais son refus de distinguer ce qu'elle s'acharnait à considérer comme deux identités à part entière la fit grimacer. Elle reprit, d'une voix plus faible :

- Et pourtant, c'est en étouffant mon humanité qu'ils ont créé Widowmaker. J'étais à peine vivante, Docteur. Ils ont réduit mes battements de cœur au-delà de ce qu'il faudrait de strict minimum pour survivre, ont entravé ma capacité à ressentir quoi que ce soit, hormis la pulsion de meurtre. Pensez-vous réellement que c'est en acceptant de faire surgir le pire de ma personnalité que je pourrai de nouveau vivre avec moi-même ?

Dans son cas, cette expression prenait son sens le plus littéral. Elle fixait le psychiatre avec désespoir qui était en grande partie dû à la pointe de résignation qui s'était également glissée dans sa voix.

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Les arguments du Docteur Lecter commençaient à faire mouche. Là où Widowmaker était impitoyable, Amélie, elle, était tristement capable d'éprouver de la compassion. Y compris pour la femme presque inhumaine qu'elle était devenue lorsque ce qu'il y avait de plus positif en elle avait été étouffé. Et en cet instant, les termes du psychiatre lui faisaient entrevoir que son comportement, sa volonté se rapprochait douloureusement du comportement des têtes pensantes qui avaient décidé de son sort après son enlèvement. Or, elle ne voulait plus être associée à Talon et à ses membres. Encore moins à cette scientifique infâme qui s'était gaussée en découvrant que ses expérimentations fonctionnaient, en la qualifiant de "parfaite" lorsqu'elle avait été définitivement dénuée de souvenirs et de sentiments.

Son interlocuteur semblait penser que l'acceptation était une solution. Mais Amélie ne pouvait s'empêcher d'y percevoir une forme de résignation qui était intolérable. Elle craignait, par ailleurs, de ne pas être suffisamment forte ou déterminée pour réellement maîtriser ces deux aspects opposés de sa personnalité. Elle craignait, à terme, de renoncer et de s'en remettre à cette volonté plus puissante car plus monstrueuse qui somnolait dans son esprit. Ou, pour être plus exacte, qui guettait, avide de la moindre démonstration de faiblesse, de la moindre absence de lutte. Telle une araignée qui reposait, paisible, sur sa toile en attendant qu'une proie s'y échoue.

- Cette femme... Celle que j'étais en ce temps-là est dangereuse, Docteur. Comment lui permettre de se manifester, alors qu'elle ne tire de satisfaction qu'en prenant des vies ? J'ai déjà commis trop d'atrocités en son nom.

Même en cet instant, elle entendait, associé au bruit assourdissant d'un coup de feu, le rire glacial de Widowmaker, l'humour cruel qui animait chacun de ses gestes et donnait à ses lèvres une inclinaison hautaine et carnassière. Elle avait beau redoubler d'efforts, Amélie ne parvenait jamais complètement à échapper aux souvenirs de cette ancienne vie qu'elle essayant tant de fuir. Plus cruel encore était le constat que ces souvenirs-là étaient plus nets, plus omniprésents que ceux de sa jeunesse, lorsqu'elle était une simple danseuse étoile éprise d'un homme dont la seule erreur avait été de faire partie d'une organisation de lutte contre le crime.

Yeux clos, elle baissa la tête tout en soupirant. Enfin, elle osa exprimer ce qu'elle redoutait le plus, d'une voix qui avait perdu de son énergie :

- J'entends vos conseils, Docteur, mais... Et si elle reprenait ma place, définitivement cette fois ?

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Plus il s'exprimait, plus Amélie se laissait convaincre, presque consciemment. Mais elle se laissait convaincre car elle devait reconnaître que sur ce point, il avait raison. Autrefois, la situation s'était légèrement améliorée pour elle lorsqu'elle avait réussi à suffisamment reprendre le contrôle sur son alter ego pour qu'une part de ses émotions et de ses souvenirs refasse surface et instaure le doute dans l'esprit de Widowmaker. Du doute et suffisamment de culpabilité pour que la tueuse à sang-froid qu'elle était devenue soit capable de se rendre sur la tombe d'un époux qu'elle avait exterminé à mains nues et dont elle n'aurait pas dû le garder le souvenir... Mais dont le meurtre avait pourtant forgé sa nouvelle personnalité, jusqu'à l'alias qui avait été choisi pour elle.

La série de questions qui suivit la laissa songeuse. Elle soutint le regard du psychiatre, ses yeux dorés ternis par la profonde tristesse qu'elle ressentait. Non pas tant pour elle que pour la femme - le monstre - qu'elle était devenue quelques années plus tôt.

- Ce n'était pas le plus courant mais... Parfois, il y avait ce désir de domination. Cette excitation du jeu rendu plus amusant encore par le fait qu'il était gagné d'avance.

Elle songea à cette agente d'Overwatch qu'elle avait affronté lors de l'une de ses missions, et avec laquelle elle s'était laissée aller à la tentation d'une course-poursuite sur les toits de Londres. Elle avait tué chaque autre agent croisé ce soir-là, mais elle avait épargné cette jeune femme même après l'avoir plaquée au sol et maintenue sous sa botte, même après avoir braqué son arme à feu sur elle. Parce qu'elle l'avait amusée, et que la domination qu'elle avait exercé sur elle et l'horreur et la hargne qu'elle avait perçu sur son visage avaient excité quelque pulsion sadique et macabre.

Mais cet amusement n'avait été que de courte durée, presque aussitôt remplacé par une indifférence froide. Un vide dépourvu d'humanité, qui lorsqu'elle y repensait, la faisait toujours frémir.

- Dans la grande majorité des cas, c'était une histoire de satisfaction du travail bien accompli. Elle ne détestait rien tant que d'échouer lors d'une mission.

C'était d'ailleurs ce côté mécanique et détaché qui effrayait le plus Amélie. Widowmaker, autrefois, recevait des contrats et exécutait les cibles désignées sans remord, sans doute. Elle oubliait les visages de ses victimes aussitôt qu'elle les avait éliminées. C'était cette indifférence glaciale qui tétanisait la femme aux émotions diverses et puissantes qu'était Amélie Lacroix.

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feat. Hannibal Lecter

La question du docteur Lecter la fit grimacer. Elle savait ce qu'il faisait. Mais elle s'était fait une promesse, celle de répondre honnêtement à ses questions, parce qu'elle était persuadée que ses séances avec lui étaient primordiales pour retrouver sa sérénité et pour repousser ses pensées de plus en plus sombres et dévorantes, celles qui lui imposaient des sueurs froides la nuit, celles qui lui faisaient perdre le sommeil.

Dans un premier temps, elle eut l'envie basse d'ignorer sa question. Parce qu'elle la dérangeait. Ou plutôt, parce que la réponse la dérangeait. Elle resta donc d'abord silencieuse. Mais dans un second temps, elle se morigéna et accepta de poursuivre l'exercice de l'honnêteté.

- C'est un trait que je partage avec elle, admit-elle non sans difficulté.

Chaque fois qu'elle se trouvait face à l'évidence qu'elle partageait des points communs avec Widowmaker, sa réaction de rejet était épidermique. Le frisson qui la traversa à cet instant n'était pas anodin. Mais Amélie était désespérée. Désespérée de faire comprendre à son psychiatre et à tout le monde, en vérité, à quel point elle était différente de ce monstre au sang froid.

- Si vous pouviez la rencontrer... Lui parler, vous sauriez que nous ne sommes pas la même personne.

Son ton, jusque-là mesuré, ne cachait cette fois-ci en rien elle commençait à paniquer. Son rejet était aussi physique que mental. Pendant que ses membres tremblaient, son esprit également était tourmenté, en ébullition.

Mais si elle rejetait aussi violemment les suggestions de son psychiatre, c'était, au fond, parce qu'elle savait à quel point il avait raison. Et à quel point ce qu'il conseillait faisait sens. Elle se sentait céder peu à peu, commençait à admettre que la puissance de Widowmaker n'était pas si repoussante. Mais son esprit continuait de s'imposer des limites et Amélie, qui avait subi le traumatisme d'être étouffée durant toutes ces années, craignait trop de subir le même sort. Elle se refusait à subir cette posture de spectatrice qui lui avait été imposée par les expérimentations des scientifiques de Talon.

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Un frémissement saisit le corps de la française au moment d'entendre son psychiatre annoncer qu'il désirait rencontrer Widowmaker. Pour Amélie, qui luttait déjà quotidiennement avec chacune de ses pulsions, même avec celles qu'elle possédait déjà du temps où elle n'était qu'une danseuse étoile parmi les autres citoyens de France, c'était une très mauvaise idée. Elle avait l'impression de sentir son sang se rafraîchir sous cette simple suggestion. Mais pire encore que l'effroi véritable que cette possibilité lui inspirait, c'était ce soupçon de curiosité malsaine et... D'excitation qu'elle ressentait subitement. L'hypothèse la plus confortable était d'affirmer que cette curiosité extatique ne lui appartenait pas, mais appartenait à cette autre qu'elle n'osait plus nommer. Etait-ce honnête ? Rien n'était moins sûr.

Car cette rencontre, c'était elle-même qui l'avait suggérée en premier lieu, ce qui n'avait fait que la surprendre. Parfois, elle avait le sentiment que même ses paroles ne lui appartenaient plus. Alors qu'elle fixait son psychiatre, pesant le pour et le contre, prenant soin de choisir précautionneusement ses mots, des souvenirs d'une ancienne vie s'imposèrent à son esprit. Ces souvenirs-là étaient principalement auditifs, car la majorité des images qu'elle avait gardé de son existence de tueuse s'accompagnaient du bruit des coups de feu. Ces mêmes coups de feu qui faisaient sa renommée. Un tir, un mort.

- C'est le monde extérieur qu'il faut préserver, docteur Lecter, assura-t-elle, en partie pour gagner du temps.

Là où, d'ordinaire, elle parvenait un tant soit peu à maîtriser sa nervosité, elle était soudainement agitée. Ses mains, principalement, peinaient à trouver un support auxquelles s'agripper. Elle tenta donc de se passer une main dans les cheveux, n'en éprouva qu'un très mince soulagement, et reporta donc son attention sur l'homme qui lui faisait face.

Ce n'était pas une thérapie qui semblait être habituelle. Mais elle avait compris, depuis ses premières séances, que les méthodes du docteur Lecter étaient inhabituelles. Et c'était, quelque part, ce qu'elle recherchait. Alors, elle prit une profonde inspiration et souffla enfin :

- Bien. Je sais ce qui lui plaît. Je sais ce qui a tendance à... La faire réagir. Quant au reste... Que suggérez-vous ?

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feat. Hannibal Lecter

La question rhétorique de son interlocuteur fait sourire, bien malgré elle, Amélie, qui lui concède la justesse de son cynisme en inclinant doucement la tête. À cela, elle ne répond rien, craignant de trahir le côté le plus sombre de sa personnalité. Alors même que c'est très certainement par cette crainte qu'elle se révèle le plus.

Agacée par sa propre nervosité, elle se concentre sur ce que lui répond le docteur Lecter, l'écoutant attentivement et songeant, par la même occasion, aux manières d'accéder à ses demandes. Il a bien raison de souligner que, pour elle, c'est un véritable acte sacrificiel. Mais par ces suggestions, il parvient, plus efficacement qu'elle-même ne saurait le faire, à réveiller cette part d'elle, plus malsaine, moins soucieuse, qui n'attendait que son moment pour surgir.

C'est néanmoins un aspect de sa personnalité qu'elle continue de refouler avec force, du moins jusqu'à ce qu'il suggère ensuite de partager avec lui ce qui serait susceptible de faire réagir celle qu'elle n'ose pas nommer, même en pensées.

- Les souvenirs que je lui associe sont tous accompagnés du bruit des coups de feu. Et de l'odeur de la poudre.

Ces souvenirs qu'elle évoque commencent d'ailleurs à s'imposer à son esprit, allant jusqu'à s'imprimer sous sa paupière, un phénomène qu'elle tente de réprimer en battant des cils. Ceci avec un succès très modéré.

Mais puisqu'elle veut agir, et puisqu'il sait être persuasif, elle se plie à sa volonté et poursuit après un temps de pause :

- C'est par l'humour sinistre que je la reconnais le plus. Pour vous donner une meilleure idée, rien ne l'amuse tant que de faire référence à son premier meurtre. Gérard, mon époux. Même après sa mort, elle en a joué. D'abord par le nom, puis par ses choix de prédilection. Elle n'était jamais si heureuse ou amusée que lorsqu'elle... créait de nouvelles veuves. En tuant leurs maris.

Ce sont des dernières paroles qui auraient dû horrifier Amélie et la plonger dans une culpabilité telle qu'il aurait fallu des dizaines de séances supplémentaires pour l'en sortir. Pourtant, ce n'est pas son expression chagrine habituelle qu'elle affiche soudainement, mais une ébauche de sourire cynique. Même le ton de sa voix est devenu plus froid, et ses intonations sont devenues plus... lentes, plus posées.

- Charmant, reprend-elle, avec ce même timbre de voix étrange, oscillant entre froideur et sarcasme.

Quiconque l'aurait croisée sur le champ de bataille aurait pu s'alarmer d'entendre ce terme bien précis sortir de sa bouche. Mais ce n'est pas le cas du docteur Lecter, qu'elle considère désormais avec un intérêt plus calculateur.

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L'attention de la tueuse au sang-froid - du moins, c'est ce qu'elle était autrefois - se focalise sur son environnement, qu'elle redécouvre d'un oeil... nouveau. Ses yeux froids, d'une couleur si particulière, s'attardent sur chaque détail, sur chaque pièce de décoration. Cherchant, par ce moyen, à mieux attester de la personnalité de l'homme qui se trouve face à elle et qui, lui, l'observe avec tout autant d'attention. Finalement, c'est son regard qu'elle croise, puis soutient, tandis qu'il l'interroge. La question lui fait esquisser un sourire si léger, si bref, qu'il pourrait s'agir d'une ombre.

- Comment le savoir, docteur ?

Sa réponse était, avant tout, un manque de coopération qui était en soi éloquent. La pauvre Amélie était bien trop désespérée, bien trop désireuse d'obtenir des solutions miracles pour oser s'amuser des questions de son psychiatre. Mais, au-delà de la simple révélation d'un esprit un peu trop cynique, une part d'elle se posait sincèrement la question. Elle savait quelle réponse il attendait. Elle savait le nom qu'il attendait qu'elle prononce. Mais reprendre conscience, reprendre possession de ce corps qui luttait contre elle, c'était dans le même temps accepter de s'interroger sur la part de sa personnalité qui était véritablement sienne, et la part de cette même personnalité qui avait été façonnée, artificiellement créée par les scientifiques de Talon. Avait-elle toujours contenu cette forme de satisfaction malsaine, presque lascive, qu'elle avait au moment d'ôter une vie ? Ou s'agissait-il d'une cruauté supplémentaire de la part des ravisseurs ? Elle aurait été bien en peine de le savoir. Jusqu'à ce qu'elle récupère un semblant de vie, jusqu'à ce qu'elle échappe aux tortures hebdomadaires destinées à garder ses émotions sous le contrôle le plus parfait, elle ne s'était jamais interrogée à ce sujet.

Intéressée par son propre cas, elle mit de côté cette forme de lassitude qui l'habitait chaque fois qu'elle devait se soumettre à une conversation et accepta, un tant soit peu, de jouer le jeu de son alter ego.

- Vous êtes curieux à mon sujet, observa-t-elle calmement. Vous avez sans doute déjà vos théories.

Elle marqua une pause, songeant enfin à sa question avec moins de cynisme, puis souffla :

- Je suis bien plus l'araignée que la danseuse, en cet instant.

L'ombre d'un sourire carnassier étira le coin de ses lèvres, une fois de plus.

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Si elle intriguait le docteur Lecter, ce dernier l'intriguait tout autant. Silencieuse, dans un premier temps, attentive, elle soutenait son regard sans broncher, s'interrogeant sur les motivations du psychiatre. Il était évident que cet homme n'était pas homme à se laisser impressionner, pas plus qu'à se laisser guider par une morale frémissante. C'était elle, la patiente, et pourtant, c'était lui qu'elle aurait souhaité interroger, pour en savoir davantage sur ses motivations, sur l'intérêt qu'il tirait de tout ceci… Car si Amélie Lacroix avait la naïveté désespérée de se raccrocher à lui et à ses conseils dans l'espoir d'échapper à ses démons, Widowmaker, elle, voyait au contraire très clairement qu'Amélie et sa personnalité fracturée étaient au mieux une curiosité amusante, pour lui, et non une véritable âme à préserver.

Parler d'elle ?… un véritable ennui, en effet, qu'elle ne chercha pas une seule seconde à évincer de son visage. Quant à ses intentions… la question était pertinente, puisqu'elle avait le mérite de l'inciter à se rendre compte qu'elle n'avait pas de réponse à y apporter. Rien de précis, en tout cas. Et donc, rien de satisfaisant.

- Autrefois, je tuais pour le compte des personnes qui sont responsables de mon état. Et j'étais payée pour cela. J'appréciais cette vie.

Un mensonge. Ou, plutôt, une pensée qu'elle avait été habituée à se répéter, encore et encore, jusqu'à obtenir l'impression que cette situation n'était pas aussi cauchemardesque que ce que son alter ego, ou les agents d'Overwatch ne s'acharnaient à vouloir lui faire comprendre. Tout n'avait été qu'une question d'habitudes et de conditionnement, ensuite, et de ce temps… elle n'avait pas le luxe de se poser la question quant à ce qu'elle appréciait ou non. Il y avait eu des moments de satisfaction cruelle. Quelques passages amusants, quelques découvertes qui n'étaient pas dénuées d'intérêt. Mais rien de glorieux pour autant, ni de transcendant.

Réprimant un soupir, elle poursuivit, de cette voix dénuée d'émotion qui la caractérisait lorsqu'elle n'était pas d'humeur prédatrice :

- Mais on ne m'embauche plus pour ce genre de mission, maintenant. D'ailleurs, on ne m'embauche plus du tout. Plus de contrats, plus de proies…

À cela, elle émit un soupir de frustration, qui était bien réel. Ni déni, ni mauvaise foi, simplement la contrariété, sincère, de ne plus pouvoir contrer son ennui, même le temps d'un tir particulièrement précis. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait plus entendu le dernier souffle d'air d'une victime, pris avant de se faire toucher en plein cœur, ou en pleine tête, sans qu'il ne s'agisse réellement d'une inspiration, car trop bref. Un souffle haché, qui aurait dû être vital, mais qu'elle relevait de ses fonctions salvatrices de par sa propre volonté, en ôtant toute étincelle de vie aux regards affolés de ses victimes.

Ce souvenir, en particulier, la fit frémir. Non pas de peur, ou de dégoût, mais d'une excitation qu'elle peinait à contenir, et qui donnait à son regard doré une allure glaçante. Toutefois, là encore, cette émotion ne fut que passagère. L'ennui remplaça rapidement l'excitation du souvenir revécu, et la meurtrière s'enfonça dans son siège, sa posture trahissant sa lassitude. Une araignée prise au piège de sa propre toile, une araignée dénuée de proie, et forcée de cohabiter avec un cygne particulièrement farouche qui portait toujours le nom de son défunt mari.

Rendez-vous avec la mort.

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Le docteur Lecter voyait clair dans son jeu. Aussi bien dans le sien que dans celui de son alter. Il savait repérer les points sur lesquels insistait, il savait l'interroger sur ce qui serait le plus susceptible de lui délier la langue. C'était une compétence fascinante que celle de réussir à cerner les esprits les plus sombres et d'entretenir une conversation avec eux. Widowmaker, avare en paroles, était à la fois perplexe et admirative d'une telle capacité… sans oublier, cependant, d'en noter la dangerosité. C'était un double jeu qu'entretenait son interlocuteur, elle en était persuadée.

- Je devrais savourer ma liberté relative, répondit-elle d'abord d'un air songeur, détournant la question.

Bien sûr qu'elle était frustrée. Mais à sa frustration s'ajoutait le soulagement. Servir Talon avait été un devoir, une manière confortable de se trouver des proies, mais… Cela n'avait pas été sans son lot de frustrations. Obéir sans poser de questions, revenir à la base dès que l'assassinat était accompli… Oui, elle avait apprécié le cadre et la protection que lui offrait Talon, mais s'était profondément agacée des autres individus qu'il lui avait fallu côtoyer et tolérer au sein de l'organisation.

- Être employée à tuer était une situation confortable. Je me sentais vivante. Je ne saurais vers qui me tourner à présent pour retrouver ces… émotions. Éliminer arbitrairement ? C'est sans doute possible, mais il me faut songer aux détails d'une telle activité.

Cette fois-ci, elle assumait ouvertement ses pulsions meurtrières, son sentiment de vide qui ne s'estompait qu'au moment d'observer la vie déserter le regard de ses victimes… Elle assumait son ennui, aussi.

Quant à Amélie Lacroix… Oui, elle avait nié son existence, mais elle avait fait de même en premier. Ironiquement, elles étaient bien plus similaires que l'une ou l'autre ne voulait bien l'admettre.

- Je pensais l'avoir tuée, autrefois. Ma première victime… Je m'en vantais, le rappelais à quiconque mentionnait son existence ou m'attribuait son nom.

Et ses goguenardises n'avaient été qu'un mensonge. Widowmaker n'était pas contre le mensonge, lorsqu'il était utile… Mais il s'agissait également d'honneur, dans ces circonstances. Pendant toutes ces années, elle avait ignoré les cris de détresse de son hôte, parce que cela l'avait bien arrangée. Elle avait prétexté ne pas se rendre sur la tombe de son ex-mari, ni songer à lui lors des nuits de solitude. Elle avait fait semblant, dès que l'isolement l'avait rattrapée pour l'empêcher de se distraire de ses pensées les plus inconfortables.