(Abandonné) She is like a cold embrace [Pearl & Carmilla]

La nuit tombait tôt, ces derniers temps. Pour cette raison, la saison actuelle était devenue sa favorite. Même si elle supportait désormais le soleil aussi bien que n'importe quel être humain, Carmilla préférait toujours la nuit. C'était dans sa nature profonde, même si celle-ci était étouffée par cette humanité écœurante qu'elle ne voulait pas. Qu'elle ne voulait plus.

Elle sortait d'une journée de recherches effectuées dans l'une des bibliothèques de l'université. Se plonger dans cette activité obsédante était devenue pour elle la seule manière de contrer efficacement la soif de sang irrépressible qu'elle ressentait depuis quelques semaines. Elle n'avait plus besoin de sang pour survivre. Mais elle se surprenait à se souvenir avec une acuité de plus en plus intense du goût qu'avait le liquide lorsqu'elle était une véritable créature de la nuit. Elle se surprenait à désirer retrouver cette sensation d'euphorie semblable à nulle autre qu'elle éprouvait autrefois chaque fois que ses crocs perçaient la chair délicate de ses proies et qu'elle dérobait à ces dernières leur force vitale. C'était obsédant. Et c'était douloureux. D'autant plus que plus elle pensait à son envie de sang, plus elle pensait à Laura et à son absence.

Ses pas la menèrent jusque dans une rue dans laquelle elle s'attarda dans un premier temps, regardant avec indifférence les vitrines des magasins. Enfin, elle trouva un petit parc, dont l'éclairage artificiel au beau milieu de la pénombre l'attira. Elle s'engagea dans ce lieu qu'elle découvrait. Quelques temps plus tôt, elle aurait pu se laisser tenter par une contemplation nostalgique de cet aperçu de nature sauvage. Mais elle s'aperçut après quelques minutes d'errance qu'elle ne parvenait pas à se concentrer. La soif de sang asséchait sa gorge. Son souffle était plus court, irrégulier.

Elle prit place sur un banc et soupira longuement. Un bruit attira son attention et lui fit tourner la tête en direction d'une silhouette qui s'avançait au loin, mais dont elle ne parvenait pas à distinguer les détails. Elle reconnut seulement qu'il s'agissait d'une femme, visiblement jeune, et ce constat fit naître de bien vilaines envies dans son esprit corrompu par cette bestialité qui commençait à reprendre possession de son âme.

Laura n'était pas là pour satisfaire sa soif de sang. Elle devait donc apaiser ses tourments autrement.

Vois ce que tu me fais faire, Laura...

Tout comme autrefois elle se faisait passer pour une victime d'accident dans l'intention de se faire héberger par ses futures proies, elle adopta un air consterné et s'adressa à cette silhouette d'une voix volontairement hésitante, comme si elle était en détresse :

- Il y a quelqu'un ? S'il vous plaît... Aidez-moi. Je ne peux plus marcher et je suis à cours de batterie.

Victoire. La jeune femme s'était arrêtée. Et, après une observation rendue possible par la proximité et l'éclairage d'un lampadaire situé à droite du banc, Carmilla se fit la réflexion que cette personne était très agréable à regarder. Trop pour son bien, sans doute. Satisfaite face à cette découverte, la vampire se retint à grand peine de se pourlécher les lèvres avec gourmandise. Elle fit plutôt mine d'être étonnée par la proposition de cette inconnue.

- Oh, non... Ce n'est rien d'aussi sérieux. Je ne ferais que gâcher l'usage d'une ambulance.

Elle eut un léger rire et secoua doucement la tête, feignant d'être embarrassée par sa situation. Elle avait le sentiment que jouer l'innocente serait sa meilleure tactique, ce soir-là. C'était un rôle qu'elle n'avait pas pratiqué depuis... Plusieurs siècles, à vrai dire. Mais c'était comme boire du sang, n'est-ce pas ? Ca ne s'oubliait jamais réellement.

Sa voix trembla légèrement au moment pour elle de reprendre la parole :

- En vérité, je n'habite pas très loin. Il me suffit de traverser le parc et de traverser deux rues. Le souci c'est que c'est trop douloureux pour que je reste appuyée trop longtemps sur ce pied.

Elle se mordilla la lèvre inférieure et releva vers la jeune femme un regard presque larmoyant, comme si elle était mortifiée d'avoir à lui demander de l'aide par la suite :

- Je comprendrai si c'est trop vous demander, mais... Accepteriez-vous de m'accompagner ? Afin que je puisse prendre appui sur votre épaule pour soulager ma cheville ?

Feignant une nouvelle fois d'être gênée, elle inspira vivement et baissa la tête comme par honte.

- Oh non, oubliez ça. Vous devez avoir bien mieux à faire. La douleur finira bien par s'atténuer, plaisanta-t-elle.

C'était un miracle que cette jeune personne ait survécu autant de temps. Sa volonté, sincère, d'aider autrui la rendait vulnérable. Carmilla avait du mal à croire qu'elle était la première à en profiter. Elle supposa que son interlocutrice avait su se préserver de ces présences malveillantes qui faisaient des ombres leur royaume. Elle supposa également que la chance de cette pauvre petite créature venait de tourner.

En soi, c'était une faveur qu'elle comptait lui faire, en se résignant à boire son sang d'une traite. Autrefois, elle s'insinuait dans la vie quotidienne et le domicile de ses victimes et buvait chaque nuit une faible quantité de sang. Un rituel destiné à les faire succomber progressivement sans les alarmer. Une méthode qui donnait à ses victimes une langueur des plus charmantes. Toutes finissaient par accepter leur sort, pâles et étendues dans leur lit, plus délicieuses que jamais.

Carmilla s'extirpa de ses pensées dangereusement nostalgiques et continua son petit jeu.

- Vous êtes trop aimable, souffla-t-elle en acceptant son aide et en faisant mine de se hisser péniblement pour prendre appui sur l'épaule de son interlocutrice. C'est par là.

Elle lui indiqua le trajet d'un geste de la main. Elle les fit traverser le parc puis la guida, soit par la voix soit par les gestes. Elle prenait véritablement la direction de son domicile. Car même si la proximité physique avec cette gorge pâle et sublime devenait provocante, une part d'elle avait envie de faire durer le plaisir. C'était comme un défi personnel. Plus elle était capable d'attendre, plus savoureux serait son sang.

Alors, arrivée au bas de son immeuble, elle cessa de prendre appui sur l'épaule de cette inconnue et se redressa pour la dévisager avec un sourire qu'elle voulait aimable, mais qui pour des raisons évidentes, ne dévoilait pas ses dents.

- Accepteriez-vous que je vous offre un verre chez moi afin de vous remercier ? Je ne sais pas comment je m'en serais sortie sans vous.

Le sort de cette jeune personne reposait entre les mains de cette dernière, désormais. Si elle acceptait, Carmilla se délecterait de la présence de sa future victime avant de passer à l'acte. Si elle refusait, elle l'attaquait immédiatement.

Pearl Pinkstone. C'était un nom qui allait étonnamment bien à cette jeune personne. Silencieusement, Carmilla apprécia cette démonstration de politesse. De telles valeurs se perdaient, de nos jours. Il était désormais attendu de sa part qu'elle décline son identité à son tour.

- Mircalla, se présenta-t-elle sans se donner la peine de lui donner son nom de famille.

C'était son nom d'origine, et non l'alias qu'elle avait fini par préférer employer. Elle était née Mircalla, comtesse de Karnstein. Millarca, Carmilla, n'avaient été que des anagrammes employés pour ne pas éveiller les soupçons de ses victimes. Mais ici, Mircalla Karnstein n'était personne. Et la vampire préférait l'identité qu'elle avait choisie au moment d'approcher Laura, jadis. "Carmilla", c'était ainsi que Laura la connaissait. C'était donc ainsi qu'elle souhaitait être connue dans cette nouvelle vie.

Mais sa charmante victime, elle, n'avait pas besoin de connaître le nom sous lequel elle préférait qu'on la retienne. La probabilité était faible pour qu'elle survive à sa morsure, mais elle existait néanmoins et même si Carmilla la menait à son domicile, elle ne voulait pas être retrouvée trop facilement. Au-delà de cette tromperie nécessaire, il y avait de plus une certaine nostalgie pour la jeune femme, véritablement humaine, qu'elle avait été autrefois. Plusieurs siècles plus tôt. Cette jeune humaine assassinée dans son lit lors d'un soir de bal. Le souvenir fit naître un sourire mélancolique sur les lèvres de la vampire. Pearl Pinkstone pouvait s'estimer heureuse qu'elle se contente de boire son sang. La mort était un destin plus clément.

Malgré sa langueur habituelle, Carmilla guida la jeune femme chez elle tout en continuant de feindre avoir des difficultés à marcher. Elle la fit entrer dans son appartement et veilla à soigneusement refermer la porte derrière elles, la verrouillant discrètement. Elle se retourna vers son invitée et lui sourit, lui proposant d'un geste de la main de prendre place dans l'un des fauteuils du séjour.

Elle ne perdit pas davantage de temps et se servit un verre de vin rouge, celui qui selon elle, se mariait le mieux avec le goût ferreux du sang. Son regard glissa sur la silhouette de sa future victime avec gourmandise, mais sa voix resta basse et douce au moment de l'interroger :

- Qu'est-ce que je vous sers ?

L'ancienne vampire, coincée à présent entre une humanité déconcertante et une monstruosité harassante, était affectée par le malaise de son invitée. Positivement. Elle se nourrissait de ses émotions comme elle se serait nourrie de son sang. Ce qui ne saurait tarder, si elle parvenait à ses fins. Dégustant une gorgée de vin, Carmilla s'humecta les lèvres sans se priver de détailler son interlocutrice de son regard luisant d'une lueur entre la faim et la lubricité. Un subtil mélange des deux, qui rendait l'inaction pénible à supporter.

- Bien sûr, susurra-t-elle en se relevant lorsque la jeune femme lui demanda une boisson sans alcool.

Par léger sadisme, elle se désola du fait que Pearl ait choisi de rester sobre. Elle supposa qu'elle aurait mieux supporté la douleur si elle avait bu. Mais sa future victime avait fait son choix, et avait ainsi scellé son sort. Son funeste sort, mais n'était-ce pas ce qui donnait aux vies humaines leur saveur ? L'incertitude constante au sujet des menaces qui pesaient sur soi. La possibilité d'une mort imminente à chaque instant, selon des variables impossibles à contrôler. D'autant moins lorsque l'on se laissait leurrer par les monstres des environs.

Elle quitta le séjour pour aller chercher ce qu'il fallait en cuisine. Elle servit un verre de jus de fruits, mais prit quelques secondes pour savourer le calme avant de revenir. Bientôt, adrénaline et désirs de prédations mettraient fin au silence et à la sérénité de l'endroit. Quelle pensée délicieuse.

Lorsqu'elle revint auprès d'elle, sa démarche était féline. Elle ne boîtait plus du tout, lasse qu'elle était de jouer la victime. Elle se plaça devant elle, prête à la bloquer de son corps si jamais lui venait l'idée saugrenue de fuir. Elle lui tendit son verre avec un semblant de sourire, davantage un rictus en vérité.

- Sans alcool, je n'avais que cela.

Le propre des félins était de jouer avec leurs proies. En tant que vampire, ou ancienne vampire, Carmilla partageait avec ces animaux ce trait de caractère. Elle aimait jouer avec sa nourriture. C'était, par le passé, une nécessité. Elle avait vidé ses victimes de leur sang petit à petit, de nuit en nuit, afin de ne pas éveiller les soupçons des familles et afin de ne pas se faire pourchasser. Prendre son temps, faire durer le plaisir, avait donc été une mesure de survie, avant toute chose. Mais... Mais elle ne pouvait pas nier la satisfaction cruelle qu'elle avait tiré de l'effroi progressif de ses victimes alors qu'elles étaient tombées sous son charme, horrifiées par ces sentiments qu'elles ne comprenaient pas et qu'elles croyaient interdits et pervers. Elle ne pouvait pas nier qu'il avait été plaisant d'observer ses victimes se rendre progressivement compte du sort qui les attendait, et finir par accepter la mort comme l'étreinte d'une amante.

Ce n'était plus ainsi qu'elle pouvait se nourrir de sang, à présent. Le temps n'était plus où l'on accueillait si aisément une jeune femme qui venait de subir un accident de la route. Ce n'était guère non plus un temps où la candeur des jeunes femmes les préservait de se méfier du monstre qui se trouvait sous leur toit.

Et Carmilla en eut la confirmation à cet instant. Pearl venait d'accepter le verre. Mais elle venait également de se rendre compte de la supercherie. L'ancienne vampire sut qu'elle avait compris au moment où elle énonça qu'elle ne boîtait plus. Elle se nourrit alors visuellement de chaque réaction. Chaque tressaillement musculaire, chaque petite suspicion et excès de prudence la firent ronronner.

- Rien ne presse, assura-t-elle d'un ton doucereux.

Elle n'était pas alarmée. Son invitée s'était aperçue de la duperie, mais elle n'avait nulle part où aller. Souriante, Carmilla continua de la fixer avec appétit. Son instinct bestial annihilait toute raison. Seul comptait le plaisir anticipé de boire son sang.

- Vous ne buvez pas ?

Sa remarque était douce, presque attentionnée. Elle prit une dernière gorgée de son verre de vin qu'elle savoura avec un petit soupir d'aise. Puis elle reposa son verre et franchit l'espace qui la séparait du corps de sa victime. Elle s'assit sur elle, à califourchon sur ses cuisses. Délicatement, elle lui prit son verre des mains et le déposa auprès du sien. Puis elle plongea son regard dans le sien et lui sourit, avec une tendresse réelle. Ses doigts froids caressèrent doucement la joue de Pearl.

Avec une lenteur hypnotique, elle s'avança et posa ses lèvres contre sa gorge. Elle déposa là un baiser, puis un second. Enfin, elle remonta et souffla à son oreille :

- Moi, je suis assoiffée.

A peine avait-elle terminé d'énoncer ces mots qu'elle plongeait le visage dans le cou de la pauvre Pearl. Ses crocs se plantèrent avec avidité dans sa gorge, permettant au sang d'affleurer à la surface. Il lui envahit la bouche et elle n'attendit pas plus longuement avant de l'avaler tout en émettant des sons d'extase, plongée dans une transe cauchemardesque pour quiconque la subissait.

Son menton était recouvert de sang. Le manque et le brusque retour de ses pulsions animales la rendaient plus brouillonne. Ordinairement, elle aurait tenté de séduire sa victime et d’attendre son sommeil avant de mordre. Mais le sang avait ses raisons que la raison ignore. En bien des aspects, il la contrôlait plus qu’elle ne contrôlait sa soif et son corps. C’était un grand sujet d’inquiétude et de frustration, lorsqu’elle regagnait suffisamment de calme pour songer à sa situation. Elle assumait ses désirs bestiaux, car telle était sa nature : les prédateurs se nourrissaient grâce aux autres créatures. L’humain avait été trop habitué à demeurer le plus féroce et le plus vicieux des créatures… Jusqu’à ce que les vampires et autres entités de la nuit surgissent et plantent avidement leurs crocs dans leur chair. En revanche, si elle assumait bien ses désirs, l’idée d’y être soumise était insoutenable.

La résistance de sa proie n’était pas réellement surprenante. Carmilla s’était laissée aveugler par sa soif et s’était empressée. Mais à présent que le sang avait touché ses lèvres et avait désaltéré sa gorge, elle avait les idées plus claires. Elle fixa l’insolente de son regard sournois, un étrange sourire recourbant ses lèvres cramoisies grâce au sang de sa victime. Victime et… Adversaire ?

- Petite cachottière, ricana-t-elle en baissant le regard sur la lance qui venait d’apparaître.

Elle n’était donc pas le seul être doté de facultés exceptionnelles dans cette pièce. C’était excitant. Le manque de résistance menait généralement à l’ennui, et il n’y avait rien de plus cruel que l’ennui lorsque l’on subissait le poids de l’éternité… Certes, Carmilla n’était plus immortelle. Mais elle l’avait été, et continuait d’agir comme si le poids de cette condamnation pesait toujours sur elle.

Ne se laissant pas désarmer par sa réaction, elle poursuivit avec le calme joueur et cruel du chat qui jouait avec la souris :

- On peut s’affronter. Mais tu vas faiblir. Et tu vas perdre.

Ce n’était pas une réelle tentative d’intimidation, pourtant. Carmilla prononçait ces mots sur le ton docte qu’elle aurait employé pour s’adresser à une enfant, ou à l’un de ses élèves.

- Je ne te tuerai pas. Tout ce que je veux c’est encore un peu, juste un peu, de sang…

Lui résister suffisamment longtemps ? Ce n'était pas un problème, dans l'esprit vaniteux et orgueilleux de la vampire. Mais cette dernière n'était, hélas, pas dotée des mêmes facultés qu'autrefois. Elle en avait cruellement conscience, même si elle se gardait bien de partager ces informations en cet instant, consciente que sa victime avait effectivement plus d'un tour dans son sac. Et elle était peu désireuse d'avoir à subir une défaite humiliante de la part d'une proie qui aurait dû être facile.

C'était sa faute, elle devait le reconnaître. Elle avait été trop pressée. Trop avide de ce sang qui la contrôlait bien plus qu'elle ne parvenait à contrôler ses mouvements. Mais le mal était fait, et les propos de Pearl parurent hilarants à son esprit étourdi d'adrénaline et d'un sang qu'elle n'assimilait plus aussi bien qu'autrefois.

- Tu comptes me tuer ?

Son ton était moqueur, comme si cette possibilité la laissait profondément dubitative et lui paraissait être le summum du ridicule. Pourtant, elle ne sous-estimait la dangerosité de ces facultés de transformation. Mais elle était bien plus circonspecte au sujet du caractère de sa victime, qui laissait présager d'une douceur et d'une bonté d'âme que Carmilla n'associait pas à la noirceur nécessaire pour ôter une vie.

Le coup qu'elle reçut la fit chanceler et provoqua visiblement son mécontentement. Un grondement sourd fit vibrer sa gorge avant qu'elle ne relève un regard sombre en direction de Pearl. La douleur lui donnait des envies plus... Bestiales. Elle se pourlécha les lèvres, tout en reculant vivement de plusieurs mètres, gardant finalement le regard soigneusement fixé sur la lance.

Enfin, elle retrouva suffisamment de calme pour exposer de sa voix doucereuse et sempiternellement menaçante :

- J'ai mordu dans ton artère carotide. Tu vas continuer de saigner, ma belle. Et vite. Tu as le choix : continuer de m'affronter, avec des chances limitées de victoire, ou fuir et rejoindre l'hôpital le plus proche.

Sur ces mots, elle lui adressa un sourire qui exposait ses dents souillées du sang dérobé, et qui exposait surtout ses crocs à la longueur impressionnante et dangereuse.

Le regard sombre de Carmilla s’attarda sur le visage de sa victime, non sans une certaine satisfaction. Le sang qui continuait de s’écouler rendait sa peau de plus en plus pâle, par contraste et par triste réalité : elle se vidait de son sang. Le parfum ferreux qui envahit la pièce la fit saliver. Ses crocs n’en parurent que plus longs, plus épais. Se repaître de ce parfum entêtant était tentant. Mais il ne s’agissait pas d’une proie facile, et sa reprise de parole lui en donna la confirmation.

- Une gemme ? Tu m’as l’air bien humaine, pour une gemme. Sans parler de ton sang...

Elle sentit alors une présence dans son dos. La vampire se retourna vivement, pour constater qu’une copie conforme de sa victime venait d’apparaître.

- Fascinant… commenta-t-elle à voix haute, captivée par ce déploiement de magie.

Et, très orgueilleusement, peu inquiète pour sa survie. Certes, le risque qu’elle soit blessée était présent, voire élevé. Mais elle était bien plus intéressée, en cet instant, par cette manifestation qui ne pouvait qu’être qualifiée de surnaturelle. Sa victime n’était donc pas une humaine ordinaire et était donc dotée de facultés « magiques ». Elle s’était qualifiée de « gemme »… C’était la première fois que Carmilla entendait ce terme pour désigner un être vivant, mais… Ce n’était pas la première surprise à laquelle elle faisait face depuis qu’elle était arrivée dans ce monde. Après tout, elle était amie avec Lucifer lui-même.

Lèvres closes, elle se passa la langue sur les dents, goûtant le sang qu’elle venait de dérober à Pearl. Il était bon. Comme il était regrettable qu’elle ne puisse en boire davantage…

- Je ne te tuerai pas,  promit-elle dans un soupir. Je ne tiens pas à me retrouver avec un cadavre sur les bras. Un conseil, ma chère, pars maintenant.

L'avertissement énoncé par son "invitée" la fit sourire tristement. Elle percevait la menace réelle qui se glissait sous ces mots, mais c'est avec calme qu'elle répondit d'une voix suave sans la lâcher du regard :

- J'y compte bien, mon ange.

Dans un soupir, elle s'agenouilla auprès du corps de sa victime et recouvrit fermement de sa main cette morsure trop profonde afin de limiter l'écoulement du sang. Silencieusement, un véritable conflit interne avait lieu au sein de son esprit. L'humaine qu'elle avait bien été obligée d'être pendant ces trois années arguait qu'un cadavre retrouvé en bas de son appartement la mettait en péril et, de plus, que c'était terriblement impoli que de mordre une inconnue pour la laisser se vider de son sang. Mais sa partie vampirique, elle, se désolait de ce gâchis. Sa mère l'aurait méprisée pour cet acte de compassion étonnant. Et finalement, c'était justement parce que sa mère aurait désapprouvé que Carmilla veilla à ce que sa victime ne meure pas sur le bitume et attendit donc l'apparition de l'ambulance à ses côtés.

Lorsqu'elle entendit les sirènes du véhicule et qu'elle aperçut les lumières de l'ambulance sur les murs, elle se releva et veilla à quitter les lieux, trouvant refuge dans l'ombre d'une ruelle à quelques mètres de là. Elle continua d'observer la scène à bonne distance, tout en portant ses doigts à sa bouche pour récolter le sang qui les souillait du bout de la langue. Elle ne se résolut à retourner dans son appartement que lorsque l'ambulance quitta sa rue, partagée entre l'exaltation d'avoir pu goûter à un sang chaud à même la gorge d'une proie et le désespoir d'avoir agi aussi impulsivement quitte à mettre sa quiétude en péril.