Carmilla Karnstein s'était éveillée avec un bien étrange sentiment, ce jour-là. Un sentiment qu'elle n'avait pas l'habitude de ressentir, et qui aurait pu l'alerter si les circonstances n'avaient pas été si réjouissantes. En effet, Carmilla était extatique.

Alors que, la veille, elle s'était de nouveau endormie d'épuisement sur l'un de ses manuels anciens et douteux dans sa quête d'en apprendre toujours davantage sur le surnaturel et de mieux comprendre leur situation à tous sur cette île, elle s'était réveillée courbaturée, confuse mais surtout... Avec un sentiment d'excitation tel qu'elle n'en avait plus connu depuis... Une éternité, semblait-il.

Et pour cause, un instinct l'avait informée, bien avant qu'elle n'en obtienne la preuve visuelle et sensorielle, du retour d'une partie importante de son identité. Un phénomène qu'elle avait hâte de montrer à une figure amicale qui s'intéressait au moins autant qu'elle à la situation des habitants de la ville et à la quête de soi.

Elle était donc d'une humeur guillerette - et légèrement angoissante pour quiconque la connaissait un tant soit peu, tant Carmilla n'était jamais guillerette - pour se rendre au travail. Elle avait hâte que la journée se termine.

Après sa journée à enseigner, elle se rendit aussitôt au Lux. Quelques clients étaient déjà présents, noyant les déceptions de leur journée dans l'alcool ou profitant du calme relatif des lieux. Elle demanda à voir le propriétaire des lieux et s'installa à l'écart en l'attendant.

Lorqu'enfin elle vit arriver Lucifer, elle se précipita vers lui avec énergie. Elle était à deux doigts de l'étreindre, mais sa retenue habituelle l'en empêcha soudainement. Au lieu de cela, elle se contenta de lui adresser un regard brillant d'excitation avant d'expliquer sa visite inattendue :

- Ca commence à revenir ! Mes pouvoirs. Mon état. Les choses commencent à changer pour moi aussi !

Elle était enthousiaste, c'était indéniable. Et, pour illustrer ses propos, elle adressa finalement à Lucifer un sourire carnassier qui révélait ses crocs de vampire. Oh, comme ils lui avaient manqué.

Son ami semblait tout aussi enthousiaste qu'elle, d'abord de la voir, puis d'apprendre la nouvelle. C'était un constat plaisant. Ces derniers temps, ils avaient rarement eu l'occasion de se voir, chacun étant trop occupé par cette nouvelle vie qu'ils construisaient sur l'île. A mieux l'observer, elle eut l'impression qu'il était comme... Epuisé. Ce qui était une pensée étrange, même si elle supposait que même le diable avait bien droit à une baisse d'énergie par moments.

Le commentaire du propriétaire des lieux sur le retour de sa nature et sur le fait que ce soit à double-tranchant la fit sourire. Cela lui était bien égal, que d'avoir à faire face à des conséquences inattendues pour le retour de ses pouvoirs. Au moins, à présent, elle commençait à se sentir de nouveau... Elle-même.

Elle le suivit jusqu'au siège où il la guidait et s'y installa en croisant les jambes.

- Avec plaisir, pour le verre de vin, s'empressa-t-elle de répondre.

Elle avait constamment envie de sang, bien sûr, mais elle avait appris à apprécier les aliments humains également. Le vin faisait partie de l'une de ses boissons favorites, pour l'épaisseur qu'il partageait avec le liquide dont elle se nourrissait habituellement.

Elle attendit qu'il soit installé lui aussi avant de reprendre la parole pour lui expliquer sa situation :

- Ecoute, je ne saurais même pas te dire pourquoi je les ai retrouvés... J'ai eu un fort pressentiment en me couchant, j'ai rêvé de mon ancienne vie cette nuit et, quand je me suis réveillée, j'avais récupéré mes crocs.

Elle marqua une pause, le temps de repenser à sa joie du matin même, puis elle continua :

- En revanche, je crois bien que c'est, pour le moment, tout ce que j'ai récupéré de ma nature... J'ai tenté d'utiliser mes anciens pouvoirs, et je ne suis arrivée à rien. Mais peu importe. C'est déjà un début, et un bon espoir pour moi. Pour toutes les créatures de la ville, en fait.

Elle eut un soupir, avant de relever les yeux vers lui dans un sourire amical. Elle avait beaucoup parlé, mais désirait avoir de ses nouvelles également.

- Tu me parlais de problèmes tout à l'heure... Il s'est passé quelque chose, récemment, pour que tu aies ces craintes là ?

Lucifer semblait comprendre sa situation, et apporter sa contribution pour expliquer ce phénomène étonnant qui s'était produit. Cela la rassura. Elle n'avait pas besoin de le convaincre, il ne la jugeait pas, et c'était réconfortant. Entre êtres supposément immortels et surnaturels, il fallait pouvoir s'entraider et accorder sa confiance. Elle eut un sourire.

- Un rêve prémonitoire, exactement. Ce qui est assez paradoxal, parce que jusque-là, je n'y croyais pas réellement. Même si j'aurais sûrement dû, à la réflexion...

D'autant que, dans son monde, à son époque, elle avait été en partie victime de rêves prémonitoires. Ceux de Laura, sa dernière proie, qui avait régulièrement rêvé de mises en garde au sujet de Carmilla. Bien sûr, à l'époque, Carmilla n'avait appris cela que lorsqu'il avait été trop tard pour renoncer à se nourrir sur Laura et, par ailleurs, avait rejeté ces phénomènes au rang de simples cauchemars.

- Comment avais-tu récupéré les tiens ? l'interrogea-t-elle avec curiosité, simplement pour comparer leur situation et tenter d'obtenir une vision plus générale qui pourrait expliquer ces réapparitions de dons pour les créatures concernées.

La question de son ami la fit sourire une nouvelle fois et cette fois, elle observa la pièce d'un regard circulaire avant de répondre, d'un air plus mutin :

- Je ne les ai pas encore utilisées. Mais ça ne saurait tarder. Il me faut juste trouver des volontaires, plaisanta-t-elle.

En vérité, elle ne se préoccupait pas de cela. Elle saurait charmer des proies qu'elle pourrait mordre pour satisfaire sa soif de sang.

A son tour, elle écouta son ami, avec une attention non-feinte. Il était passionnant, et avait une expérience qui dépassait l'entendement. Elle ne se lassait jamais de l'écouter lui en révéler davantage sur sa vie, même si elle était peinée pour lui qu'il connaisse autant de tracas.

- Ce sont peut-être ces retrouvailles avec tes proches qui influent sur tes pouvoirs et ton quotidien, non ? Vos relations sont tendues ?

Elle secoua doucement la tête après qu'il ait fait la suggestion qu'il l'ennuyait avec ses histoires. Elle se hâta de le corriger :

- Tu ne m'ennuies jamais. Au contraire.

Elle accepta cependant de lever son verre et le fit tinter contre celui de Lucifer.

- Je te remercie, sourit-elle d'un air amusé tout en arquant un sourcil.

Elle prit une gorgée de son vin - délicieux, bien entendu - avant de reprendre la conversation :

- Alors, ces tracas ? Quels sont-ils ?

Le besoin. La persévérance. Les émotions fortes. La providence ? Tant de pistes à explorer. Tant d'interprétations possibles. Finalement, ce qui comptait réellement, ce n'était pas tant la manière dont leurs dons leur revenaient mais la certitude de pouvoir les récupérer. L'idée d'une coïncidence était trop peu satisfaisante pour que Carmilla n'y accorde réellement de l'importance. Jusque-là, la supposition qu'elle faisait était que ces étranges apparitions d'anciens pouvoirs s'accordaient selon chaque individu. Un autre effet de cette fameuse lune rouge ? Possible.

L'avertissement qu'il lui adressa au sujet de sa consommation de sang à venir la fit sourire, quoique de manière sinistre. Elle acquiesça doucement.

- Je ne compte pas multiplier les victimes, si c'est ce qui te préoccupe. Mes méthodes sont généralement plus... Discrètes.

Une proie à la fois, qu'elle charmait et dont elle buvait le sang chaque nuit, la conduisant à une anémie progressive jusqu'à ce que l'esprit et le corps de ses cibles soient incapables de lui résister et, surtout, de résister à l'idée de la mort. C'était le sort le plus doux qu'elle puisse leur accorder, étant donné sa nature prédatrice.

Attentive, elle écouta l'ampleur des tracas de Lucifer. Et ils étaient nombreux. A mesure qu'il avançait dans son récit, elle haussait les sourcils et le contemplait avec un mélange de compassion et de surprise. C'était beaucoup d'émotions et de rebondissements pour un seul être, aussi puissant et surnaturel soit-il.

- Ta partenaire a-t-elle mieux compris, à présent ? s'enquit-elle avec douceur, touchée par le constat qu'il venait de faire comme quoi il n'inspirait que de la terreur.

Ce n'était pas ce qu'il lui inspirait et en tant qu'amie, elle ne pouvait que regretter qu'il éprouve ce sentiment. Mais elle le comprenait, également. Du temps où elle-même était pleinement vampire, elle ne savait inspirer qu'un mélange d'effroi et de désir chez les rares personnes qu'elle approchait - toutes des futures victimes.

- Te voilà doublement père en si peu de temps.

Cela ne la surprenait pas. Il avait le caractère pour être un bon père, du peu qu'elle connaissait de l'importance des relations familiales. Mais encore une fois, elle se désola d'apprendre que ces deux personnes qu'il avait prises sous son aile l'estiment si peu.

- Laisse-leur un peu de temps. Je sais que tu sauras te faire une place dans leur coeur.

Elle lui adressa un sourire de soutien, avant de froncer les sourcils en apprenant qu'il avait subi une tentative de meurtre.

- Qui a essayé pareil outrage ?

Lucifer semblait rassuré par la réaction de Carmilla. Elle en fut immédiatement soulagée. Elle ne souhaitait pas se le mettre à dos, non pas parce qu'il était trop puissant pour qu'elle puisse l'affronter, mais parce qu'il était l'un des seuls êtres qu'elle supportait encore dans cette ville. Mieux que cela, elle l'appréciait, sincèrement. Elle ne voulait donc pas se fâcher avec lui pour de simples histoires de sang. C'aurait été dommage.

- Cette ville a permis à beaucoup de personnes de se retrouver, souligna-t-elle posément lorsqu'il continua sur le cas de celle qu'il avait lui-même retrouvée. Cela permet à de nombreux couples de s'octroyer une seconde chance, mais il ne faut pas nier les années de séparation, et encore moins les possibles blessures émotionnelles des anciennes vies. C'est normal qu'elle ait besoin de temps, tenta-t-elle donc de le consoler, à sa manière, avec une douceur qu'elle lui accordait plus aisément qu'à d'autres.

Elle eut un sourire amusé suite à la plaisanterie du propriétaire des lieux concernant son rôle de père. En effet, de son point de vue, tout semblait plus supportable et agréable que d'avoir à changer les couches de quelconque nourrisson.

- Tu as déjà conscience des fautes du tien, ce qui n'est pas rien, répondit-elle sur le ton de l'humour lorsqu'il suggéra qu'il se pensait être désastreux en tant que père. Tu veux faire les choses bien, et ça fait déjà une grande différence.

L'existence de sorciers, dans cette ville, n'aurait pas dû la surprendre. Mais elle en fut surprise néanmoins, parce qu'il fallait être bien sot pour oser s'en prendre à Lucifer en personne. Elle adressa à son ami un regard éloquent, qui démontrait à quel point elle trouvait cet inconnu imprudent voire inconscient de s'en être pris à son ami. Mais elle n'ajouta rien à ce sujet, et se concentra plutôt sur la dernière question de son interlocuteur.

- Peu de nouvelles de mon côté, malheureusement. Je n'ai toujours pas trouvé celle que je recherchais...

Laura, sa dernière victime. Sa dernière amante, aussi. Celle qui ne cessait de hanter ses pensées, malgré tous les efforts déployés pour l'oublier et passer à autre chose. Mais la nostalgie était tenace, chez les vampires.

Les précisions apportées par Lucifer au sujet de sa relation avec le lieutenant la firent sourire.

- Ah, si elle précipite les choses, c'est encore une autre histoire...

Elle fut désolée d'apprendre que cette relation, aussi intense soit-elle, semblait également être complexe au point de faire douter et de préoccuper son interlocuteur. Ce qui n'était pas rien, pour elle qui le connaissait si insouciant et libre d'esprit.

- Je vous souhaite de trouver cet équilibre. Ce n'est pas une chose aisée à trouver, encore moins lorsque cette ville s'en mêle. Mais j'ai bon espoir, pour vous.

Les propositions de son ami en termes de cadeaux pour ses enfants firent rire doucement Carmilla, de l'un de ses rires de gorges bas et graves qui témoignaient d'un amusement sincère quoique contenu.

- Offre-leur des expériences, conseilla-t-elle aussitôt. Des concerts, des spectacles, des sorties au restaurant ou aux endroits qu'elles aiment... Ce qui importe, c'est qu'elles passent du temps avec leur père, non ?

L'évocation de Laura lui donna un air mélancolique qui teintait ses yeux bruns d'un chagrin sincère, qui n'était cependant pas dénué de cruauté. Ses sentiments envers Laura avaient toujours été contradictoires et intenses. Elle voulait la chérir tout autant que la détruire. En faire une égale tout autant que garder l'ascendant sur elle. La rassurer tout en continuant d'éveiller son corps et son cœur aux subtilités de l'effroi.

Elle poussa un soupir.

- Blonde, jeune. La vingtaine, si elle a quitté son monde en même temps que moi. Des yeux superbes. Une silhouette que devraient lui envier tous les mannequins de la ville. Elle s'appelle Laura. C'est sa timidité, et sa candeur, qui font d'elle l'être fascinant qu'elle est.

De toute évidence, même les siècles qui la séparaient de sa dernière rencontre avec Laura n'avaient pas suffi à atténuer la force de ses sentiments pour elle. Ce qui était frustrant. Carmilla était une prédatrice, une vampire redoutable qui n'aurait pas dû s'embarrasser des vertiges de l'amour. Mais c'était incontrôlable. Le temps passé en compagnie de Laura lui avait été fatal, et pourtant faisait partie de ses souvenirs les plus heureux.

La boutade de son ami fut accueillie avec l'un de ses sourires cyniques. En soi, elle ne pouvait lui reprocher une telle réflexion. Elle-même se l'était souvent faite concernant ses anciennes amantes, voire concernant sa mère adoptive. Mais pour sa part, elle élargissait la réflexion à l'entièreté de l'espèce humaine. Les êtres humains étaient si compliqués !

La conversation dévia sur les enfants du diable, et Carmilla rit de bon coeur en l'entendant s'enthousiasmer sur l'idée de proposer des expériences à ces enfants. Et quelles expériences !

- Quel père idéal tu fais, le taquina-t-elle aussitôt.

Même si, en vérité, elle trouvait que c'était effectivement une excellente idée. Personne ne voulait d'un père chiant à mourir. Avoir un père complice dans l'art de bien se soumettre aux vices de ce monde, voilà qui était déjà plus intéressant. Surtout arrivé à un certain âge.

- Bien sûr qu'elles voudront passer du temps avec toi. Et elles en ont de la chance, tes filles... Une sorcière hein ? C'est pas commun. Mais en même temps, vu leur père, c'est pas étonnant qu'elles soient hors du commun.

Là encore, elle s'amusait de l'enthousiasme de son ami, et de sa vie de famille chaotique mais qui lui ressemblait tant qu'il était indéniable qu'à sa manière, Lucifer ferait effectivement un bon père.

Puis vint le moment de lui décrire Laura. L'expression de la vampire s'adoucit grandement en lui dressant le portrait de l'amour de sa vie. Laura avait toujours été une jeune femme agaçante, trop enthousiaste, mais terriblement irrésistible. D'une joie, bienveillance et lumière essentielles à l'être de la nuit qu'elle était. Laura, c'était ce qui rendait Carmilla plus humaine. Et elle luttait chaque jour pour ne pas succomber à sa monstruosité intérieure depuis qu'elle était séparée de la jeune femme.

- Promis, je te la présenterai dès que je la retrouve, plaisanta-t-elle doucement.