C'est une de ses collègues qui a insisté pour qu'elle se joigne à elle et ses amis pour la soirée. Pearl avait été très réticente, puis avait fini par accepter à contrecœur. Elle avait beau avoir fait quelques rencontres intéressantes, côtoyer quotidiennement certaines personnes qu'elle trouve au demeurant très sympathiques, Pearl aurait tendance à se refermer (comme un huître) dès l'instant de construire des amitiés plus durables avec les habitants de cet endroit. Elle n'a pas envie de jouer les asociales, ce n'est pas dans sa nature et elle sait que s'isoler ne servirait à rien, mais chacune des futilités qu'elle s'autorise l'éloigne de ce qui devrait être, selon elle, sa propriété la plus absolue. Elle s'en veut de bavarder tranquillement, de rire, de s'amuser, de vivre... alors que Steven est peut-être en danger, isolé quelque part, à attendre désespérément qu'on le retrouve. Et que dirait Rose si elle la voyait ainsi ? Elle ne doit pas oublier sa promesse, sa priorité... Elle s'est juré de toujours protéger Steven, de toujours faire passer sa vie avant la sienne... et l'échec est, pour le moment, des plus cuisants.
Le pire, c'est que c'est un argument que sa collègue a fait jouer contre elle : "Si tu ne te sors pas la tête de l'eau de temps en temps, tu vas te noyer", "Tu verras, une soirée de détente et tu auras l'esprit beaucoup plus clair ensuite", "Promis, si tu t'ennuies, tu pourras partir quand tu voudras"... Encore heureux, il ne manquerait plus qu'on l'en empêche. En attendant, Pearl a presque le sentiment d'être venue là sous la menace, et elle n'est pas sûre de se plaire dans ce pub bondé et bruyant. La proximité des individus, la chaleur, la musique, le brouhaha constant... Elle ne se sent vraiment pas dans son élément.
Ce n'est pas la première fois qu'elle se rend dans ce genre d'endroit. Quand Rose les traînait au moindre concert de Greg et de son groupe, ils se retrouvaient bien souvent dans des configurations du genre, mais elles étaient moins incommodantes, à l'époque... Parce qu'elle n'était pas alors assiégée de toutes ces sensations humaines qu'elle trouve absolument insupportables. Décidément, même après deux années piégée dans ce corps humain, Pearl ne s'y fait pas. Cette prison de chair n'a rien à voir avec ce qu'elle est... Pire encore, elle l'handicape. Elle est moins vive, moins rapide, sujette à des besoins absurdes qui diminuent drastiquement ses capacités de concentrations et le temps qu'elle peut consacrer à ses recherches... Sujette au passage du temps, aussi, au vieillissement de ces satanées cellules qui réduisent drastiquement ses perspectives. Non, vraiment, elle veut s'en aller d'ici.
Elle rejoint sa collègue pour lui faire comprendre qu'elle va s'en aller, mais cette dernière ne l'entend pas de cette oreille : elle lui colle un verre entre les mains et lui dit qu'elle pourra toujours partir quand elle aura fini de le boire. Pearl considère le contenu du verre en question, d'un orange vif, avec circonspection mais elle consent à y tremper les lèvres. La première gorgée lui brûle littéralement la gorge et lui arrache une grimace de dégoût. Les humains boivent vraiment ça... pour le plaisir ? Décidément, elle n'arrivera jamais à les comprendre.
Son verre se vide doucement à mesure que les minutes s'écoulent. Elle ne sait pas à quel moment, quelqu'un lui en a déposé un autre entre les mains. Elle a l'impression qu'on a enveloppé son cerveau dans une épaisse serviette en coton, est-ce que c'est normal ? Elle a le sentiment que les contours sont moins... tangibles ? Elle veut partager cette étrange expérience avec sa collègue, mais elle ne la trouve plus. Pourquoi faire un pas devant l'autre devient si difficile ? Regarder devant elle aussi, visiblement, parce qu'elle percute quelqu'un sans le vouloir. "Mince. Je veux dire, mince... Je veux dire... Qu'est-ce que je disais ?" Elle passe une main nerveuse dans ses cheveux. "Désolé... Je crois que j'ai bu de l'alcool", ajoute-t-elle comme si elle avait quatorze ans.