Alicent n’était pas heureuse.
À partir de ce simple constat, beaucoup la jugeraient. Malheureuse ? À quel sujet ? Cette femme se complaisait dans les lamentations alors qu’elle n’avait aucune réelle raison de le faire. En se fiant aux apparences, elle avait tout : une belle maison, de beaux enfants et petits enfants, une belle situation, un beau fiancé. Pourtant, Alicent Hightower vivait avec le cœur atrophié, privé d’une partie essentielle à son bon fonctionnement. Où était donc Helaena sur laquelle elle pleurait chaque jour ? Ne la trouvant point sur l’île, Alicent estimait légitimement que sa fille n’avait pas subi comme elle et le reste de la famille les effets de la terrible lune rouge il y a quatre ans. Les premiers temps, tout comme ce fut le cas pour ses frères, elle l’avait cherché littéralement partout. L’île avait été passée au peigne fin, à plusieurs reprises, parce que la mère qu’elle était ne pouvait pas se résoudre à abandonner les recherches. Malheureusement, le temps avait fait son terrible travail et Alicent abandonna la traque d’Helaena pour s’enfoncer dans cette déprime traînante et omniprésente. Bien souvent, elle pleurait sans qu’elle ne sache pourquoi — le manque d’Helaena en était la source. Malgré le fait qu’elle leur montrait en de très rares occasions qu’elle les aimait, Alicent ne pouvait
physiquement pas vivre sans ses enfants. Elle avait terriblement
besoin d’eux avec elle pour subsister en ce monde. De plus, la présence de Jaehaerys, Jaehaera et de Maelor chez elle lui rappelait cruellement qu’elle n’avait pas le fruit de ses entrailles à ses côtés. Certes, ses petits enfants lui permettaient de compenser, mais il ne remplaçait définitivement pas leur mère dans les bras d’Alicent. Plus d’une fois, ça lui avait brûlé les lèvres de se confier à Aegon au sujet de ce vide en elle et de lui ordonner de chercher sa sœur-épouse, mais elle s’était ravisée. Parce qu’elle avait déjà assez de soucis avec lui et parce qu’Alicent n’était pas le genre de femme à s’étendre sur ses états d’âme de toute façon. Si quelqu’un avait le malheur de la questionner sur son état, elle restait évasive, prétextant que c’était simplement de la fatigue. Mais Alicent n’en pouvait clairement plus de ne pas avoir sa fille avec elle.
Le manque s’était accru au départ d’Aemond de la maison. Même si Alicent ne s’était pas opposée à sa prise d’indépendance, elle était terrifiée à l’idée de vivre sans son fils.
« Je suis heureuse pour toi. Tu deviens un homme responsable. » lui avait-elle dit avec un détachement d’apparat, trahi par sa main nerveuse qui n’eut de cesse de tripoter le médaillon de son collier. Elle aurait souhaité qu’Aemond reste toute sa vie auprès d’elle. Même si la situation n’était pas au beau fixe entre Aegon et elle, Alicent n’était pas prête non plus à voir son aîné déserter les couloirs de sa maison. Rien que d’imaginer cette perspective la mettait dans une angoisse folle. Ses enfants l’irritaient, comme tous les enfants qui causent de manière universelle des soucis à leurs parents dès l’instant où ils poussent leurs premiers cris, mais elle ne pouvait définitivement pas faire sans eux. S’ils ne retrouvaient jamais Helaena dans ce monde… Elle ne préférait pas y penser, au risque de pleurer pendant des heures.
Pour une fois, en ce jour béni, l’univers semblait être de son côté. Ce matin ressemblait à tous les autres. Elle s’était levée aux aurores, s’était préparée pendant une bonne heure. En sortant de sa chambre, elle passait une tête dans celle d’Aegon qui dormait profondément, simplement pour s’assurer qu’il était bien rentré après l’une de ces sempiternelles nuits d’ivresse. Elle passait ensuite dans la chambre de ses petits-enfants — ce matin, seul Maelor était réveillé en même temps qu’elle. Elle venait le chercher dans son lit, embrassait son front en guise de bonjour (tendresse qu’il rendait à sa grand-mère sur sa joue) et descendait avec lui dans ses bras à la cuisine. Alicent saluait les gouvernantes, leur confiait Maelor et partait comme à son habitude dans l’alcôve du salon pour y attendre son thé et le prendre en contemplant son jardin à travers la fenêtre.
Sauf qu’elle fut arrêtée dans sa course.
Par la sonnette.Alicent consultait l’heure sur sa montre. Il était définitivement trop tôt pour recevoir qui que ce soit. Elle doutait du fait que ce soit James puisqu’elle ne l’avait jamais emmené ici et qu’elle ne comptait pas le faire tant qu’ils ne sont pas mariés. Intriguée, elle allait donc ouvrir, déjà prête à toiser avec condescendance l’individu qui s’était présenté à sa porte à une heure aussi matinale.
Contre toute attente, elle tombait sur sa fille.
Sa fille…
Helaena !Le cœur d’Alicent s’arrêta. Sa respiration aussi. Son corps entier. Sa main ne se décrochait pas de la porte qu’elle tenait. Rêvait-elle ? Était-ce encore une illusion cruelle de cette île qui l’avait déjà tant torturée ? Alicent était incapable de dire ou faire quoique ce soit, figé face à sa fille. Elle aimerait tant que tout ceci soit vrai et que son esprit ne soit point en train de la duper.
« Mère ? Alicent ? » La voix d’Helaena percutait ses tympans. Violente. Dévastatrice. Salvatrice. Alicent retrouvait un souffle :
« Mon enfant. » Elle paraissait si froide et détachée, même sa voix était monocorde et traînante, mais Helaena connaissait assez sa mère pour comprendre qu’elle était complètement déstabilisée, oscillant entre l’incompréhension et la réalisation de ce qui était en train de se passer : sa fille était là !
Devant elle ! Depuis tout ce temps qu’elle l’avait espéré ! Sa fille ! Son soleil !
« Mon enfant ! » disait-elle, plus franchement avant de l’attraper avec vivacité dans ses bras. Elle la serrait de toutes ses forces, craignant qu’elle s’envole, que le mirage se dissipe si s’en était un. « Mon trésor ! » sanglotait-elle, son visage se perdant dans la blancheur de sa chevelure.
« Ma fille ! Ma fille. » On sentait le soulagement dans sa voix cette fois-ci.
« Je t’ai tellement cherchée ! Mon enfant ! Si tu savais… Si tu savais comme j’ai remué ciel et terre… » Alicent revivait. D’un coup. Elle reculait de quelques pas simplement pour la contempler, la toucher, rendre tout ça réel. Helaena était revenue à la maison. Le monde était à nouveau en ordre. Elle couvrait son enfant d’amour en déposant un baiser tendre et protecteur contre son front.
@christmastown