Sujet aléatoire - Jodie & Natasha

Cette sortie ne devait être qu'une simple promenade. Cette sortie ne devait être qu'un moyen de prendre l'air et de se changer les idées. Jodie ne devait que marcher sur la plage, écouter le bruit des vagues, se détendre et rentrer. Sauf que dans cette ville, rien ne se passait jamais comme prévu. Lorsque Jodie avait entendu ce cri, elle n'avait eu aucune hésitation. Si quelqu'un était en danger, elle ne pouvait pas se résoudre à ne rien faire, à ignorer ou à prendre la fuite. Ce n'était pas son genre. Alors elle s'était mise à courir en direction de ce cri. Elle avait regardé partout, elle avait cherché la provenance de ces cris, mais elle n'avait rien trouvé. Rien hormis une femme qui venait de courir elle-aussi - enfin, elle supposait - sans doute après avoir entendu les mêmes cris. Si elle n'était pas seule à les avoir entendus, elle n'avait pas rêvé ! Pourtant, il n'y avait personne ! Aucune victime, aucun coupable, aucun danger apparent. Comment était-ce possible ? Jodie avait un mauvais pressentiment. Pressentiment qui allait se confirmer bien trop vite.

   Jodie restait sur ses gardes, tout ne pouvait être qu'une mise en scène préparée par cette femme. Tout ne pouvait être qu'un piège. Alors Jodie devait rester méfiante et prudente. Soit cette femme avait donc entendu ces cris, soit elle était à l'origine de ces cris, soit c'était un piège. La jeune femme s'imaginait mal faire demi-tour sans un mot ou sans chercher à savoir si quelqu'un était en danger ou non. « Vous avez entendu, vous aussi ? » demanda alors Jodie en restant à bonne distance, pour s'assurer qu'elles étaient alliées dans cette histoire et non ennemies. Quelque chose lui disait que ce n'était pas cette femme qui venait de crier, alors elle ne lui posa même pas la question. Il ne restait que deux possibilités alors, elle avait entendu ou elle tentait de piéger Jodie. Et comme si la situation n'était pas déjà suffisamment inquiétante, il fallait en plus que le temps s'assombrisse soudainement. Cette ville avait vraiment le don pour que tout arrive en même temps. « Il ne manquait plus que ça... » ajouta alors Jodie, plus pour elle-même que pour son interlocutrice d'ailleurs, mais qu'importe.

L’air est lourd, humide, presque vicié. Je déteste ça. L’impression de sortir de chez soi et de prendre immédiatement une douche d’huile chaude. On dirait New York. Aller courir dans ces conditions était la pire des décisions, mais je passe ma vie à courir, ces derniers temps, pour me changer les idées comme je peux, sinon je perds mon temps à ressasser les souvenirs qui peu à peu se creusent une place dans ma tête. Même s’ils m’effrayent, de plus en plus j’arrive à me les approprier, je ne les considère plus que comme un film surréaliste qu’on m’aurait raconté. Et c’est complétement con ! Surtout si ce sont les miens : comment ai-je pu passer d’espionne à moitié terroriste recherchée par la terre entière à prof de danse dépressive, ancienne danseuse étoile du City Ballet ? La logique, mon déni l’a bouffée. Aurait-il été trop simple de demander que mon ancienne vie soit simple et sans remous ? Je n’ai même pas tous les détails, des flashs, des moments précis qui me font froncer les sourcils. Donc, je cours pour oublier, au moins le temps de quelques kilomètres, cette drôle de situation.

Aujourd’hui, je pensais éviter la plage, parce que je l’associe maintenant indéniablement à Yelena, que j’y ai recroisée. Je ne l’ai pas reconnue, elle n’avait que six ans la dernière fois qu’on s’est vues ! Que je pense qu’on s’est vues, du moins, elle n’a pas l’air du même avis. Jamais je n’aurais imaginé ce scénario, alors comme l’objectif du footing est de ne penser à rien, j’évite la plage.
Nuance : je pensais éviter la plage. Mais un cri me fait tourner la tête. Espionne ou prof de danse, ça ne change pas grand-chose à la situation : si quelqu’un à besoin d’aide, je ne vais pas l’ignorer. Alors je prends la rue perpendiculaire à la mienne, trace vers la plage. Sans doute y aura-t-il déjà du monde, mais avec un temps pareil, les promeneurs doivent se faire rares. Si rares d’ailleurs, que nous ne sommes que deux. Personne d’autre. Pas de victime, pas de blessé. Kidnapping ? Sur une plage aussi exposée, trop peu discret. La jeune femme est ici pour les mêmes raisons que moi, je lui réponds en hochant la tête, alors qui, quoi ?
Mon téléphone vibre sur mon bras et le message qui s’affiche à l’écran m’intrigue autant qu’il me terrorise. Et le temps s’assombrit comme pour annoncer l’apocalypse imminente. Super. Allez Natasha ! Tu te moquais de la vie complétement déjantée qu’on t’a vendue comme la tienne, c’est le moment ou jamais d’y adhérer un peu plus. Que ce bordel serve à quelque chose.

« Restez avec moi », je grogne pour que la jeune femme ne s’éloigne pas trop.

Allez savoir pourquoi, mais se séparer, alors qu’elle semble avoir reçu les mêmes menaces que moi, me semble la pire des idées. Je regarde autour de moi mais ne vois rien, sinon la digue déserte et balayée par le vent d’un côté et l’océan de l’autre.
Pourquoi nous deux ? Il doit bien y avoir une raison, un quelque chose qui nous rapproche et qui justifie notre situation. Je n’ai jamais cru aux coïncidences, ce n’est pas pour commencer maintenant.

« Je m’appelle Natasha, vous êtes ? »

Jodie n'avait pas pu ignorer ce cri. Si quelqu'un était en danger, elle se devait de lui venir en aide, quoi qu'il soit en train de se passer. Cette plage était déserte, mais une autre femme semblait avoir entendu le même cri et semblait avoir eu la même pensée en accourant pour aider une potentielle victime. Elles étaient désormais toutes les deux sur cette plage. Juste toutes les deux. Il n'y avait ni victime, ni coupable. C'était étrange ! Jodie était arrivée rapidement, la plage était vaste, impossible de disparaître aussi vite ! Qui avait crié, alors ? Pourquoi ? Jodie avait la désagréable impression que cette ville était en train de lui jouer un de ses mauvais tours habituels. Ou peut-être devenait-elle complètement parano ? Alors elle cherchait à s'assurer que ce cri avait bel et bien existé en interrogeant la jeune femme face à elle. A cette question, l'inconnue ne lui répondit que par un mouvement de tête. Elle ne semblait pas bavarde - et en même temps, il n'y avait pas mille choses à dire à ce sujet.

Jodie restait silencieuse. Le malaise était évident. Elles restaient toutes les deux sur leurs gardes, méfiantes l'une envers l'autre - ce qui était plus que normal dans ce genre de situation. Qu'étaient-elles censées faire ? Se séparer et oublier ce cri comme s'il n'avait jamais existé ? Jodie fut sortie de ses pensées un instant lorsque ses yeux se posèrent sur ce ciel qui s'assombrissait davantage de minute en minute. Ce n'était, évidemment, pas bon signe ! Qu'allait-il encore leur tomber dessus ? Rien n'arrivait jamais seul dans cet endroit, Jodie commençait à en avoir l'habitude ! Et parce que tout cela ne suffisait pas, donc, leur portable respectif leur indiqua qu'elles avaient reçu un message. Les deux y jetèrent un coup d'oeil et, aux réactions, semblait-il qu'elles avaient reçu le même ! Elles étaient surveillées ? C'était quoi, encore, cette blague ? Qui les surveillait et pourquoi ? Jodie n'ajouta rien, ses yeux fixant un long moment ce portable comme s'il allait lui fournir les réponses qu'elle attendait. Son interlocutrice fut alors la première à reprendre la parole. Sa demande - son ordre ? - ne faisait que renforcer la méfiance de Jodie. Mais cette femme avait raison et la jeune femme n'ajouta rien ! Si ce message disait vrai - et quelque chose lui soufflait qu'il disait vrai - elles avaient plutôt intérêt à rester ensemble, en effet ! Mais pourquoi le devaient-elles ? Qu'attendait-on d'elles ?

« Jodie. » répondit-elle simplement après une hésitation assez longue lorsque l'inconnue se présenta. Elle comprenait bien l'utilité de se présenter, connaître le prénom de l'autre pouvant s'avérer utile, voire même nécessaire dans leur situation, mais elle imaginait que chaque détail dévoilé était un risque potentiel selon les intentions de cette femme. « Une idée de ce qui est en train de se passer ? » Peut-être avait-elle déjà connu ça ? Peut-être que quelqu'un lui en voulait ? Mais dans ce cas, Jodie ne serait pas ici, ça n'avait aucun sens. « Nous étions forcément ciblées, la question, c'est pourquoi ? » Elles n'étaient que deux sur cette plage, les messages envoyés étaient ciblés, donc elles étaient bien là où on espérait qu'elles soient à cet instant. Ses questions n'apportaient peut-être rien, mais il fallait bien commencer par quelque chose alors autant commencer par là, non ?

Ouais. Pourquoi, hein ? Je me pose la même question depuis des années, et assez tristement, je n’ai toujours pas de réponse. Mais force est de constater que même pour moi, la situation est particulièrement tordue. Entre les détails perdus d’une vie fantasmée et l’absurdité d’une vie d’espionne héroïque suicidaire – ne posez pas de question. Entre les hallucinations et les flashbacks lunaires – permettez-moi la blague – je ne m’étonne même pas de me retrouver dans un tel merdier.
On dirait un début d’un film d’action particulièrement cruel envers ses protagonistes, alors qui sait quelles aventures palpitantes je vais être amenée à vivre avec cette… Jodie. Enchantée, même si j’aurais préféré d’autres circonstances. Pour s’éclipser discrètement, faire connaissance autour d’un petit verre ; c’est non ? Pas très Michael Bay, ça manquerait d’explosion et de drame. C’est nécessaire, le drame ? J’essaie déjà de trier tous ceux qui me reviennent en tête, pas besoin d’en rajouter une couche, merci bien.
Quelle vie de merde, je me demande plus pourquoi la lune rouge m’a plongée dans un tel déni, ni pourquoi j’ai d’abord si violemment refusé de le remettre en question. Mais bon… chassez le naturel, il revient au galop ? J’ai l’air intrinsèquement douée pour me foutre dans ce genre de plan foireux. Je suivrais bien le conseil de mon frère – foutre un plus gros bordel pour échapper à celui déjà existant – mais je n’ai rien sur moi, sinon des clés de maison et un téléphone. Je déteste cette sensation de n’être qu’une proie et pire que tout : impuissante.
Les possibilités sont infinies, le littoral s’étale sur des centaines et des centaines de mètres. Observées ? D’où ? D’un café sur la digue ? Du bateau de pêche qui mouille à quelques encablures ? Le passant entre deux âges qui hurle au téléphone sur le trottoir ? Un snipper couché sur un toit ? Quoi, ça vous parait fantaisiste ? Nos messages nous menacent, sans équivoque, autant se donner les moyens de ces menaces. L’avantage, c’est qu’on est menacées justement par téléphone. L’autre en face doit avoir quelques connaissances niveau piratage, mais pour une fois que mes souvenirs tombent à pic : moi aussi. La notification qui s’affiche sur mon écran me fait ricaner :

N'y pense pas trop, tu ne voudrais pas la mort de cette pauvre Jodie sur la conscience.

Télépathe, ou un peu trop bien renseigné sur ma vie ? Ce dernier point n’est pas dur, me direz-vous. Tout le monde est mieux renseigné que moi à mon propos.
La seconde d’après, je vois du coin de l’œil l’écran du téléphone de Jodie s’allumer. Exactement le même message, ou quelque chose de plus délétère ? On avait l’air si bien parties pour coopérer, c’est peut-être inacceptable. Pourtant, l’idée de laisser Jodie m’effleure malgré moi l’esprit. Ça forcerait notre oppresseur à montrer ses cartes, savoir s’il bluff, comment il joue. Horrible ? Sans doute. Pragmatique aussi. Je n’aime pas qu’on me traine dans les pattes, il n’y a que Clint qui ne m’y gêne pas, parce qu’on se connait par cœur. D’autant que je n’exclue vraiment pas la possibilité du bluff – même si je suis d’avis qu’il faut toujours savoir prouver sa position de force.

« Vengeance, politique, finance… qui sait. Quelques cadavres dans le placard à cacher, tout le monde en a, moi la première. »

Problème étant : je ne les connais plus tous et ne connais pas Jodie, son histoire, sa manière de fonctionner. Je n’ai pas la moindre idée de comment elle réagira sous la pression, de si elle se laissera monter la tête par la situation ou quelque menace par texto. Et tout ça pour ça ? On a pas l’air connes, plantées sur la plage au milieu de l’orage qui se lève.

Les présentations faites, les deux femmes restèrent sur leurs gardes. Méfiantes, il était évident que si elles allaient devoir s'allier, elles n'allaient pas se faire confiance avec facilité. Si l'inconnue semblait avoir reçu le même message qu'elle, elle ne lui accordait pas sa confiance pour autant. Tout pouvait être orchestré pour créer le piège parfait. Jodie n'avait aucune intention de tomber dans un piège aussi bêtement et facilement. Elle n'avait aucune intention de mourir aujourd'hui. Alors, elles allaient faire équipe, puisque c'était ce qu'on attendait d'elles - si cette inconnue était d'accord sur ce point. Faire équipe, c'était d'abord essayer de comprendre ce qui était en train de leur arriver. Pour cela, Jodie posa quelques questions rapidement, tentant d'évaluer la situation. Peut-être que cette femme savait quelque chose ? Peut-être que cette femme s'était attiré des ennuis ? Alors, pourquoi Jodie était là ? Pourquoi elles deux ? Quelque chose qui les liait ? Une personne ? Un événement ? Quelque chose ne collait pas. Le cerveau de Jodie tournait à toute allure. Les questions étaient nombreuses. Les réponses étaient inexistantes. Évidemment, le jeu en serait moins plaisant, autrement.

La réponse de la jeune femme ne l'aidait en rien. Ou plutôt lui apprenait qu'elle avait tout à fait raison de se méfier d'elle, sans l'aider à découvrir ce qui était en train d'arriver. Elle reconnaissait elle-même ne pas être une enfant de choeur. Jodie tentait de garder son calme et d'observer les alentours, ne cédant pas à la panique face aux mots de la femme. Si on les observait, la personne était forcément là quelque part ! A moins qu'il n'y ait une caméra ? Un drone ? Quelque chose qui les observait pour quelqu'un ? « Pas de nouveau message ? » Lui lança Jodie après avoir jeté un coup d'oeil à son propre téléphone qui restait désespéramment muet. Comment obéir à quelqu'un qui ne donnait pas d'ordre ? Que devaient-elles faire ? Attendre bêtement, plantée au milieu de cette plage ? L'idée n'enchantait pas Jodie qui se trouvait être une cible bien trop facile, à découvert.

Tentant toujours de réfléchir du mieux qu'elle le pouvait, Jodie cherchait la meilleure solution à leur problème. Il fallait faire quelque chose, elles n'allaient pas rester immobiles pendant des heures à attendre des ordres qui n'arriveraient peut-être jamais. « Vous avez... » Jodie fit une pause, cherchant la meilleure façon pour poser sa question sans brusquer l'inconnue. « Un don ? Un truc qui vous rend particulière ? Quelque chose qu'on pourrait vous envier ? » C'était sans doute un peu tôt pour se poser ce genre de questions. Trop personnelle. Trop dangereuse. Néanmoins, il fallait bien trouver quelque chose. Un point commun. Une raison à leur présence ici. Peut-être que cette Natasha cachait un don que quelqu'un lui enviait ? Peut-être que le but était de les récupérer pour se servir d'elles ? Jodie ne se retirait pas de la tête que la CIA pouvait être derrière tout ça - peut-être n'avaient-ils toujours pas compris qu'elle n'avait plus Aiden avec elle et qu'elle était donc inutile désormais ? Ces méthodes n'avaient rien à voir avec celles de la CIA, mais elle s'attendait à tout de leur part. Cette femme pouvait même être, elle-même, un agent qui cherchait à la pousser à utiliser Aiden ? Peut-être. Il lui fallait vraiment rester sur ses gardes et ne pas commettre la moindre bêtise pouvant la mettre en danger. Si la CIA était derrière tout ça, elle ne la récupérerait pas. Jodie se battrait, mais ne se laisserait jamais attraper. C'était hors de question.