(FB) I'll keep the door open three inches [Jim]

Depuis quatre ans, la vie de Jim était faite d’une succession de petits bonheurs desquels il se satisfaisait, mine de rien. Mais cela ne faisait pas tout. Il avait beau être sur un petit nuage, il ne pouvait pas s’empêcher de penser que tout ceci était superficiel, illusoire. Parce qu’il y avait ce vide impossible à combler qui le lançait chaque jour, chaque heure, chaque minute et seconde que dieu lui donnait de vivre. Même quand il n’y pensait tout bonnement pas, il était là, encore, sans parvenir à trouver un moyen de nourrir ce néant. Le coeur de Jim avait besoin de sa fille. Tel était la réalité du signal que lui envoyait son coeur et son esprit en train de péricliter. Il ne supportait plus le manque de Jane, un manque pernicieux qui rendait plus profond encore le gouffre que créait cet absence en lui. Une vie moins turbulente était une chose, mais une vie sans Jane ? Un non-sens total. Un fait que Jim n’envisageait même pas. Pas même dans ses pires cauchemars. Mais si le vide s’acharnait à le grignoter un peu plus chaque jour, les retrouvailles avec certaines personnes d’Hawkins avait eu au moins un effet positif: celui de relancer l’espoir de retrouver sa fille sur cette île.

Chaque seconde de son temps libre était une occasion de partir à sa recherche. Une quête dont Jim rentrait tout le temps bredouille. Il ne perdait cependant pas espoir. Elle était toute proche. Il le savait. Il le sentait. Pourquoi ? Parce que même si Eleven n’était pas sa fille de sang, il sentait dans son coeur ce lien qui les liait et qui les connectait, qu’importe l’espace et le temps dans lequel ils se trouvaient. Parfois, bien souvent d’ailleurs, les liens du coeur étaient plus puissant que ceux du sang et ils avaient tous les deux eu maintes occasions de prouver cette théorie. Aujourd’hui serait encore une preuve à ajouter dans leur montagne, car Jim, au bout de trois ans de recherche, allait à nouveau croiser le chemin de Jane.

Il n’était pas rentré depuis si longtemps que cela du commissariat quand Jane arrivait. Pour être tout à fait honnête, Jim avait juste eu le temps de retirer sa veste, ses chaussures et de se trainer jusqu’à la cuisine pour se prendre quelque chose à boire: du jus d’orange qu’il buvait directement au goulot. Puisqu’il vivait seul et qu’il recevait absolument personne dans sa garçonnière, il estimait qu’il pouvait se le permettre. Et donc, alors qu’il refermait le bouchon et qu’il rejetait en vrac la brique dans son frigo, voilà qu’on sonnait. Jim s’en étonnait: qui diable venait le faire chier alors qu’il en avait plein les pattes ? Il espérait que ce soit pas la voisine avec ses dragues scabreuses en lui demandant tour à tour du sel, du beurre ou autre et qui trouvait toujours moyen de s’éterniser alors que Jim en avait aucune envie. Mais dès qu’il ouvrait sa porte, son air bougon disparut instantanément et le sol semblait se dérober sous ses pieds.

Jane. C’était elle.

La voir était à la fois un bonheur immense, mais également une douleur. Elle avait grandi. Changé. C’était la première chose qu’il remarquait dans ce silence qui était loin d’être pesant: on y sentait l’émotion qui les gagnait l’un et l’autre. Il prit conscience que les trois années de perdues avec elle, jamais il ne pourrait les rattraper surtout qu’elle était à un âge où tout changeait terriblement vite. Jim n’avait jamais été prêt à voir Eleven grandir et il en prit la pleine conscience encore plus maintenant. Mais tout ceci n’était qu’un détail insignifiant dans l’océan de bien être au fond duquel il se laissait couler. Il n’en revenait tout bonnement pas. Jim était si secoué par la présence de sa fille qu’il n’osait tout simplement pas bouger, de crainte de briser cette magie si ce moment n’était qu’une illusion de son esprit fatigué. Ses yeux s’embuèrent eux aussi et dieu merci pour lui Jane prit l’initiative de se fondre dans ses bras qu’il refermait immédiatement sur elle pour ancrer ce moment dans la réalité. Il la serrait. De toute ses forces. Priant pour qu’elle ne s’envole pas. Qu’elle ne disparaisse pas. Parce que Jim avait trop l’habitude que le répit soit chaque fois trop bref avec elle. Mais elle était réelle. Bel et bien là. Il laissait sa joue s’écraser contre son crâne, se mêler à sa chevelure après avoir déposé le baiser le plus tendre du monde dessus. Il fermait les yeux, ne la lâchant pas d’une semelle, pour mieux s’imprégner de l’instant. Impossible pour lui de retenir ses larmes qui roulaient le plus silencieusement du monde sur ses joues. Elle lui avait incroyablement manqué. A la limite du supportable. A tel point qu’il pourrait peut-être en crever s’il était à nouveau séparé d’elle. C’était sûrement un raisonnement extrême, mais c’était que Jim était: un être sans nuance au sein duquel les zones grises peinaient à exister. Et il n’y avait pas besoin de parler pour dire l’évidence, tous deux devaient probablement capter ce qui était tu. Leur amour filial était fort, qu’importe les conflits entre eux, qu’importe le temps, les épreuves…La fille retrouverait toujours le père comme le père retrouverait toujours la fille.

Puisqu’il était trop pudique et secret sur ces sentiments, Jim ne s’exprimait pas plus la dessus: ces larmes et son étreinte étaient suffisantes. Et comme il savait si bien le faire il brisait ce silence loin d’être gênant par une bouffonnerie, la voix étranglée par de discrets sanglots. « C’est pour ça que je déteste le jeu de cache-cache. Je perds toujours. Je trouve jamais les gens. » Il riait, ajoutant ainsi un peu de lumière à ce visage ravagé par quelques larmes qu’il aurait préféré garder pour lui. Jim avait pris entre temps le visage d’Eleven entre ses mains pour la regarder pendant qu’il parlait, l’une d’entre elles s’aventurant sur sa joue pour la caresser avec son pouce. « Heureusement que t’es bien meilleure que moi à ce jeu-là, sinon on aurait été dans la merde. » Enième rire qui dissipait toute larme. Il couvrait le front de sa fille d’un baiser tendre et protecteur avant de lui murmurer. « J’ai pas arrêté de te chercher El’, je te jure. Pendant trois ans, j’ai pas arrêté. » On sentait une certaine fatigue, mais aussi un soulagement dans sa voix. Trois ans de recherche qui se terminaient enfin. Il hochait la tête comme pour appuyer d’avantage ses propos, un sourire tintant discrètement ses lèvres. Il finissait par se décaler ensuite et inviter sa fille à entrer chez lui. Ils avaient tant à rattraper.

Si on s’attachait seulement au décorum de la maisonnette de Jim, d’aucuns pourraient s’accorder pour dire qu’elle était une copie conforme de celle qu’il avait à Hawkins. Tout comme Jane, Jim avait besoin d’un point de repère solide, un élément d’ancrage auquel se raccrocher dans les moments de faiblesse — sa maison était son phare. Son moyen de se rassurer pour dire que sa vie avait certes subi de grands chamboulements, mais qu’il y avait, fort heureusement, des choses qui ne changeaient ostensiblement jamais. Bien entendu, Eleven, Joyce et les autres étaient aussi un port auquel il s’accrochait, mais son chez lui était sa sécurité. La seule différence notable et majeure qu’il y avait dans ce décor ancien, c’était sans nul doute tout l’électroménager dernier cri disséminer un peu partout et l’immense télévision qui occupait tout un pan du mur pile devant son fauteuil dont le coussin avait pris la forme de son fessier à cause de ces nombreuses nuits passées à roupiller sur lui devant un film ou une série au lieu de regagner son lit. Un détail pourrait sûrement interpeler sa fille : une porte au fond à droite du salon, à l’embouchure du couloir. Cette porte n’était jamais fermée, seulement entrouverte sur ce qui était, dans l’esprit de Jim, la pièce la plus importante de la maison : la chambre de sa fille. En s’installant ici, Jim avait ressenti le profond besoin de lui dédier une espace bien défini, qu’importe qu’il la retrouve ou non, qu’importe qu’elle revive avec lui, ou non. Il fallait qu’elle ait une chambre ici. Que tout soit bien en ordre. Parce que sa maison était à l’image de sa personne : Eleven occuperait toujours une grande place dans le cœur et l’âme de cet éternel solitaire. À titre d’exemple, il n’avait pas pensé à faire dans sa maison une place pour Joyce, ni même pour Mike alors qu’il avait longtemps vécu ici. Preuve de l’immense importance et place qu’elle avait : la chambre de Jane avait été la première chose dont il s’était occupé. Cette chambre… Cette porte… C’était le cœur de son phare qui le guidait dans cette vie mouvementée, lui rappelant ce qui comptait le plus parmi la merde que pouvait être son existence par moment.

Mais Jim ne dirait jamais tout ceci à sa fille, ni même quoique ce soit qui s’en approche — trop pudique, et c’était bien dommage. En plus, ça ne lui venait même pas à l’idée de lui faire visiter sa demeure puisqu’il agissait comme si Jane n’était jamais partie. C’est pourquoi il ne lui disait pas non plus de faire comme chez elle, puisque c’était déjà chez elle. La seule chose concrète qui différait de ses habitudes, ce fut lorsqu’il filait en cuisine tout en chassant du revers du poignet ses maigres larmes et qu’il sortait un plateau d’un placard, le remplissant de trucs qui n’avaient aucun sens les uns avec les autres (des tranches de saucissons mis en vrac à côté de petits paquets de sablés ou encore des bonbons qui trônaient fièrement à côté de dés de fromage par exemple). Il voulait jouer son rôle de père en nourrissant sa fille, certes avec n’importe quoi, m’enfin… Ça restait Jim qui agissait dans la précipitation, quoi. À un autre moment, il lui aurait surement fait des pancakes délicieux… Peut-être demain matin, si Eleven décidait de dormir ici. La nourriture était de toute façon un élément central dans leur relation. Il se rattraperait pour lui montrer qu’il n’avait pas perdu la main.

À la nourriture s’ajoutait inévitablement la boisson. « Oh moi… » La phrase de Jim était décousue parce qu’il ne savait pas quoi mettre sur son plateau. Au départ, il prit sa brique de jus. « J’ai eu une vie plus palpitante, disons. » Puis il la jetait à nouveau dans le frigo quand il se souvint avoir bu au goulot il y a quelques instants et qu’il ne pouvait décidément pas faire boire ça à sa fille. « Enfin… Je crache pas… non plus sur… » Maintenant, il hésitait entre bière ou pas bière ? Son cœur de père planchait sur un non catégorique. Pas d’alcool en sa présence ! Mais une part en lui, le Jim jeune couillon qu’il fut, lui rappelait les états dans lesquels il avait pu se mettre au même âge. À quoi bon se voiler la face même si ça le piquait ? Puis… Il était flic. Il ne comptait plus le nombre de jeunes dans l’âge d’Eleven qu’il avait interpelé ou reçu au commissariat en état d’ébriété. C’était qu’une bière après tout. Pas la peine d’en faire tout un plat, finit-il par trancher. Il en mit alors deux sur le plateau et ne put s’empêcher d’écouter son cœur de père en ajoutant du soft en guise d’alternative et pour voir ce que Jane prendrait. « … cette tranquillité vu tout ce qu’on a vécu hein. » Il terminait enfin sa phrase (d’une traite pour une fois !), s’allumait une clope et revenait dans le salon avec son plateau bien trop garni, le posant non sans fierté sur la table basse. « Ah. Oui. Aussi : je suis toujours flic. Que j’t’attrape pas en train de faire des conneries dans la rue hein ! » Il se laissait tomber lourdement dans son fauteuil avant de pointer avec sévérité ses yeux puis sa fille avec ses doigts quand il la sermonnait déjà sur les possibles bêtises qu’elle pourrait faire. Il était vraiment indécrottable. « Sers-toi. » concluait-il sur une note plus douce en montrant son apéro bizarroïde de la main.

Jim avait beau jouer au vieil ours mal léché, peu enclin à en divulguer davantage sur sa nouvelle vie, il y avait cependant quelque chose qu’il ne pouvait pas contrôler : la manière dont il regardait sa fille. Il la toisait d’un air tendre. Fier. Paternel. Mais surtout avec mélancolie. Ce n’était plus une gamine qu’il avait devant lui, mais un petit brin de jeune femme. « T’as changé. » déclarait-il assez sobrement entre deux fumées. Ça pourrait sonner comme un reproche, mais ce n’était nullement le cas — sa fille grandissait et continuerait de murir. Il savait qu’elle deviendrait une femme incroyable. Il n’avait aucun doute là-dessus, mais ce constat nostalgique était surtout une manière détournée pour lui de lui demander tout ce qu’il avait raté à son sujet depuis qu’elle était arrivée ici. Il appréhendait autant qu’il était impatient de savoir tous les détails de sa nouvelle vie. Avait-il encore sa place ? Avait-elle encore besoin de lui ? Ces craintes… Tous les parents du monde les avaient probablement, mais elles étaient sacrément vivaces chez Jim.