Un mal pour un bien (Jim)

Si Jim Hopper avait su, il n’aurait probablement pas repris un poste d’officier de police dans ce nouveau monde. Il avait naïvement pensé qu’en débarquant dans cette débâcle, il serait confronté à des affaires bien plus intéressantes ou à minima, du niveau de celles auxquelles il avait été confronté à Hawkins et dont la dangerosité l’avait propulsé jusque dans une prison russe. Ça n’avait pas été totalement incongru de sa part d’avoir un tel espoir à cause du déchirement des mondes qui les avait toutes et tous conduits ici au travers de l’étrange phénomène de la lune rouge. Ça n’avait pas été totalement déluré de sa part d’avoir un tel espoir puisque la ville semblait se jouer cruellement et très régulièrement des êtres qui la peuplent. Il avait notamment en mémoire la fois où sa fille et lui s’étaient fait attaquer par un monstre dans une gare abandonnée il y a deux ans environ.

Malheureusement pour lui… la théorie n’était jamais réellement passée à la pratique. Oh, il y eut des histoires un peu chaudes, mais il n’avait pas su en capter toute la saveur. Des braquages de banques, des démantèlements de trafic de drogues… C’était devenu incroyablement banal pour un type qui avait été impliqué dans des complots d’état. À sa décharge, il faut dire que, quatre-vingt-dix-neuf pour cent du temps, c’était soit des grands-mères qui venaient se plaindre du bruit que les jeunes faisaient le week-end ou des habitants qui s’époumonaient sur leurs problèmes insignifiants, du genre des délits routiers, le voisin qui a coupé une branche d’arbre qui dépassait dans son jardin ou le chat qui pisse sur ses fleurs… La vie avait-elle toujours été aussi chiante ? Jim devait néanmoins se ressaisir — il avait plusieurs avertissements au cul à cause de sa nonchalance, son franc-parler et son manque de considération par sa hiérarchie. Il allait perdre son travail s’il continuait ainsi et il ne pouvait pas se le permettre maintenant qu’il avait Jane avec lui. Sa fille se débrouillait bien sans lui, à son grand regret d’ailleurs (il aimerait la garder pour toujours dans son petit nid avec lui, mais n’allez pas le répéter à la principale intéressée, elle se sentirait pousser des ailes), mais il fallait quand même qu’il assure les arrières de sa progéniture. Imaginez si elle était confrontée à de sérieux problèmes (ce qui était souvent le cas) ? Même en dehors de cela, faire partie de la police conférait un avantage non négligeable dans tout un tas de situations. Et on ne va pas se mentir, Jim aimait bien, parfois, abuser de ce petit pouvoir dans des situations anodines. Alors il se contentait d’un sourire hypocrite et de bien fermer sa gueule auprès de ses supérieurs pour continuer de jouir de ce droit.

Quand on lui fit part de cette histoire de cambriolage dans une supérette qu’une employée avait tenté de déjouer à grand renfort de coups divers et variés à l’encontre du malfrat, Jim poussait un profond soupir, passant ses mains sur son visage pour se frotter férocement les yeux. Same old, same old ! Encore une histoire qu’il allait tenter de bâcler au plus vite parce qu’elle le gonflait déjà. « Amène-moi la nana. » lança-t-il sans détour à son subordonné alors qu’il s’occupait déjà d’ouvrir le fichier sur son PC qui lui permettrait de prendre la déposition de la plaignante. Ça lui prit au moins cinq bonnes minutes. « Foutus engins ! » À tel point qu’il n’avait pas vu la plaignante entrer lorsqu’il tapait contre le clavier de l’ordinateur avec son poing en pensant que cela le ferait fonctionner plus vite. Ce n’est que le son de sa voix qui le sortit de sa torpeur. « Jim… » Hopper, ses lunettes au bout de son nez, menaçant de tomber à chaque instant, s’était transformé en statue de sel à l’instant même où son regard s’échouait sur Joyce. Son cerveau avait tout simplement cessé de fonctionner. Son cœur ? N’en parlons pas ! Il s’était littéralement échappé pour rejoindre celui de Joyce qui avait lui aussi décidé de se décrocher et battre avec lui à l’unisson. Il était sonné. Heureux, mais triste à la fois. Il la cherchait depuis si longtemps… tellement longtemps qu’il avait laissé le désespoir le gagner au point d’arrêter ses recherches. Et il s’en voulait maintenant qu’elle se trouvait devant lui. Il avait déjà perdu tellement de temps à Hawkins… Il ne pouvait pas se permettre d’en perdre encore ici. Plus d’une fois, Jim avait eu la sensation que le monde était contre eux. Il ne voulait plus être victime de ce sort.

Le fait qu’ils soient dans cette situation… Il avait l’impression de la revoir dans son propre bureau quand elle lui avait signalé la disparition de Will et qu’il ne l’avait pas prise au sérieux, au départ. Ça le rendait nostalgique, presque mélancolique, de se rendre compte de tout ce qu’il avait manqué avec elle à cause des événements qui s’étaient imposés à eux à Hawkins. Mais les effusions de sentiments et les retrouvailles émotives, ça n’était pas son truc, à Jim. Il fallait toujours qu’il passe par des subterfuges pour donner l’impression qu’il n’était pas touché, ou très peu, alors que c’était totalement le contraire. Il avait envie de crier sa joie, mais son ironie et son sarcasme reprirent le dessus naturellement. « Joyce, si tu veux vraiment me voir ou manger enfin au restaurant avec moi, t’as pas besoin de casser le nez d’un gosse pour ça. » dit-il avec un brin d’arrogance et un sourire du même ressort qui pouvait désarmer. Son regard trahissait néanmoins son émotion qui le poussait à se lever et à rejoindre la femme qu’il aimait. C’était automatique pour lui, salvateur même, quand il la prit dans ses bras et qu’il l’embrassait. « Mais j’apprécie l’originalité de la manœuvre. » murmura-t-il contre ses lèvres, un sourire amusé sur les siennes, entre deux baisers. Il avait fini par poser son front contre le sien, fermant ses yeux pour profiter de ce moment de communion. « T’étais où ? Je t’ai cherché partout. » chuchota-t-il, avec un pincement au cœur douloureux qu’il étouffait en l’embrassant à nouveau. Jim avait bien du mal à réaliser qu’elle était là, bien réelle, et pas dans sa tête…