Jour de travail [PV Harry Marsh]

L'ancien propriétaire du salon avait souscrit un contrat avec une agence de sécurité que je n'ai pour le moment pas pris soin de résilier. Après tout, les objets que j'ai dénichés çà et là attirent la convoitise, j'en suis bien conscient. Alors que faire ? Les enfermer ? Enfermer quoi que ce soit où que ce soit, même derrière une vitrine, et vous aurez un objet malheureux et terne. Du coup, j'ai préféré laisser les choses en l'état et juste profiter que quelqu'un d'autre ait fait une partie de mon futur travail de gérant...

... Et puis j'aime bien la vigile...

Elle est calme, simple, volontaire et généreuse. On dirait presque un objet dans tout son supplément d'âme par rapport aux gens de cet endroit. Nul doute qu'Eve a gagné sa vie, a lutté pour son existence propre, et ce, avant de venir ici. Les gens sont si ingrats avec les objets qui les entoure, comme si ce n'était que de simples babioles dont on peut disposer.

D'ailleurs, alors que je suis en pleine discussion avec une toute nouvelle petite statuette de ma collection qui ne se sent pas encore très à l'aise dans son nouvel environnement, Eve arrive. Mince, j'ai très exactement 17 secondes de retard, juste assez pour elle de me poser une question.

"Dame Eve, bienvenue ! Je me porte sur mes jambes, comme vous le voyez, et mes petites affaires se portent généralement à la main. Pour les affaires un peu plus grosses, elles peuvent dépasser parfois et..."

Ah, voilà, parfait !

Je me retourne et pose devant elle une tasse encore fumante.

"Thé épicé de ma propre composition, ce sera mon produit du jour. Il est servi traditionnellement avec un peu de lait que je vais vous poser juste ici. Il m'a été inspiré par une de mes amies et sa composition est toute fraiche de cette nuit. L'avantage est qu'il peut être servi très chaud et bu très vite grâce au fait de rajouter du lait frais. Mes clients ne sont pas des gens patients et plusieurs d'entre eux peuvent renoncer à boire du thé le matin sous prétexte qu'ils n'ont pas le temps d'attendre que ça se refroidisse... Non, mais vous vous rendez-compte. Pauvres hères !"

À mon tour, je me sers une tasse équivalente, essuie un peu d'eau qui a coulé du bout de mon tablier et m'accoude pour faire face à Eve.

"Allez, racontez-moi votre histoire, celle qui va du début de votre création jusqu'à maintenant, ou celle qui va d'hier soir quand vous m'avez quitté jusqu'à il y a 34 secondes."

Cette fois, je bois littéralement les paroles d'Eve. Je me demande de quel ami elle parle, si cet ami vient, lui aussi, de son monde à elle. Nous avons tous perdu notre origine, et cela nous rend tous plus ou moins fou (moi, moins que les autres, vu que je l'étais déjà beaucoup de base, mais peu importe. On va dire que c'est ma manière à moi de me rebeller contre la fatalité). Bon, où en étions-nous ?

Ah oui.

"Je pense qu'une telle amitié s'affranchit de toute logique, j'aurai moi-même risqué ma vie pour protéger mon amie. Mais elle est bien plus forte et plus résistante que moi."

Pour moi, ça reste la reine de notre monde, depuis toujours. La guide. Si moi, j'en ai disparu, ce n'est pas grave, mais elle... Non !

"Et vous n'avez pas retrouvé cet ami ?"

J'écoute la mission qu'elle avait. Si je comprends le sens des mots individuellement, je ne comprends absolument pas le sens global. Ramener une plante de la terre pour montrer aux humains de... Mais où vivaient les humains ? Pourquoi la terre aurait-elle pu nuire à la vie ? Cela n'a aucun sens ! Et qui est ce Béainel ? Cependant, je suppose que c'est comme pour tout, qu'il faut que je fasse semblant de comprendre de quoi il retourne. Je pose donc deux doigts de part et d'autre de mes lèvres, un coude sur la table, un peu brusquement posé.

"Hmmouiii... je voiiiis."

Elle n'y a vu que du feu !

Cette fois, Eve me montre une émotion que je n'ai jamais réellement lu sur elle : de la tristesse, suivie d'une autre : du renoncement. Non, Eve ne peut pas ressentir du renoncement. Elle n'a pas été conçue pour cela, je le sais. Je connais les objets !

Je me lève, ouvre les bras, et la prend très maladroitement dans mes bras. J'ai connu l'étreinte avec une écharpe, je sais que ça peut faire du bien pour qui en a besoin.

"Je suis sincèrement navré de pas être cet ami dont vous avez besoin. Et oui, je vous comprends parfaitement. Mais peut-être qu'il est là, quelque part, derrière les yeux de chaque humain se cache un objet en mal d'amour, le vôtre se trouve peut-être... sans doute... parmi eux. Vous êtes une amie de très grande valeur, vous méritez un ami comme lui !"

Raconter ce qui me plait ? Je me remets à ma place et retrouve ma posture de faux songeur, le coude sur la table, la main autour de la bouche.

"Un jour, je suis passé devant une... vous savez... un truc qui fait de la lumière rouge dans les magasins. Celle-ci ne m'aimait pas. Quand j'ai demandé à la vendeuse de changer de caisse et quand je lui en ai expliqué la raison, elle ne m'a pas cru. Quand je me suis approché, tout son système a planté... Enfin ce qu'elle en a dit... parce que personnellement, je n'ai jamais vu un ordinateur planter quoi que ce soit. Du coup, elle m'a offert ce que j'ai acheté, à savoir... ma première boule à thé."

Je pense qu'elle n'aurait jamais dû me dire de lui raconter ce que je veux.

"Je vous ai raconté la première fois que j'ai été obligé d'appeler quelqu'un par téléphone ?"

Je penche la tête sur le côté. Même moi, je ne crois pas à cette histoire.

"Sincèrement, je ne pense pas qu'il serait venu ici sans vous. C'est simplement que la transition n'est simple pour personne. Mes retrouvailles ont dû attendre que je me sois habitué à cet endroit, à ne plus être un lièvre, à devoir utiliser les objets de ce monde. Qui que ce soit qui ait décidé cela, mon amie est revenue dans ma vie au bon moment, quand j'avais cet établissement, et certainement pas quand j'étais en train de me terrer dans les bois avec des guenilles en guise de vêtement. Ça n'aurait pas été digne d'elle."

Elle essaie de me raconter sa mission, et je me concentre sur ma vie d'ici, une vie peuplée de personnes comme elle, un monde rudimentaire, mais qu'elle comprend. Elle vient d'un monde qui a été conçu pour elle dans un monde qui le sera bientôt. Je viens d'un monde qui m'acceptait pour un monde qui ne me comprend pas, voire me rejette.

"C'est bien aimable. Merci de ne pas vous éteindre pour moi. Je ne suis pas réellement doué avec cette catégorie, l'électronique. J'aimerais, mais je sens que mon magnétisme est un peu trop pour eux."

Je lui propose un nouveau sujet de conversation qu'elle accepte. Mon tout premier coup de téléphone, pas littéral, bien entendu, sinon ç'aurait été très douloureux, parce que même avec les petits rectangles noirs qu'ils font maintenant, s'il est projeté avec une certaine puissance, cela peut faire mal... Même si je suis plus doué en lancé de tasses. Je m'en souviens comme si ça s'était passé il y a quatre ans.

"Quand je suis arrivé ici, j'étais toujours à l'heure pour travailler et préparer mon thé. Je travaillais exclusivement dans la petite cuisine, juste derrière. Un jour, il était midi, le patron a eu un rendez-vous urgent et... le téléphone a appelé à l'aide."

Je me souviendrai encore des deux tasses et de tout le thé que j'ai perdu à cause de mon sursaut. Navré, je secoue la tête, me sentant toujours coupable de cette tragédie. Jamais je ne pourrais récupérer le mal que j'ai fait à cette porcelaine, jamais je n'oublierais cette terrible odeur de thé mélangé à la salissure du sol sur la serpillère...

"Alors, je me suis approché de ce curieux instrument et comme il me l'a demandé, je l'ai décroché de son support. Puis, j'ai entendu une voix, mais pas une voix d'objet, une voix humaine, une femme, qui semblait agacée. Elle parlait trop aiguë, alors je lui ai fait la réflexion, et elle a parlé d'une voix d'autant plus forte et d'autant plus stridente. Le téléphone m'a bien fait comprendre qu'il n'y pouvait rien et qu'il ne fallait pas trop relever. Finalement, j'ai compris qu'il était question d'un rendez-vous qu'il avait. Après, elle m'a demandé si j'avais de quoi noter, j'ai cru qu'elle parlait en général, et elle m'a dit une série de chiffres que je devais mettre en contact... alors... j'ai pas suivi le reste, mais j'ai dit la série de chiffres à mon patron quand il est revenu en ne me trompant qu'une seule fois. Il n'était pas content malgré cette unique erreur."

Je... ne comprendrai jamais les gens.

"Je me suis donc dit que les téléphones, ce n'était pas pour moi. C'est triste, mais je n'ai plus jamais répondu quand il appelait à l'aide. Maintenant, j'ai retiré le cordon du mur, il n'est plus harcelé par les appels. Il dit qu'il est bien plus heureux ainsi."

Alors je comprends les téléphones parfaitement.

"Vous avez eu d'autres choses à maîtriser ?"

"Je vous en prie."

Les technologies, je ne comprends pas. C'est comme apprendre à parler une nouvelle langue, et en quatre ans, il faut bien avouer que je n'ai pas beaucoup progressé.

Parler de Chess me met toujours dans tous mes états. Je me sens nerveux, tout à coup, me demandant si elle apprécierait que je parle d'elle, si elle ne va pas apparaître soudainement. En réalité, je ne sais même pas ce qu'elle pense de moi. Elle m'a dit qu'elle était heureuse de me retrouver, mais elle serait aussi heureuse avec chacun de nos anciens compatriotes.

"J'espère aussi. Je vous la présenterai, quand elle fera une apparition."

Nous parlons de mon magnétisme... Et... Je ne sais pas quoi répondre. Faire connaissance à distance ? C'est bien un truc d'objet électronique, oui.

"Je ne sais pas. Je pense sincèrement qu'avant d'essayer de parler l'électronisme, il faudrait sans doute déjà rétablir pas mal de choses dans ma vie. Dans mon ancien monde, c'était plus facile, je pouvais être moi-même. Ici, c'est délicat, différent. Je ne sais pas si vous pouvez ressentir cela."

Je n'en sais rien, réellement. Eve vient d'un monde plus avancé que celui-ci et je viens d'un monde plus arriéré. Je ne sais pas ce que cela veut dire parce que j'ignorais que les mondes eux-mêmes pouvaient avancer. Cela a un rapport avec l'idée qu'elle puisse prédire l'avenir, ou au moins qu'elle soit très à l'aise avec toutes les nouveautés.

Mon employée me parle de ses soucis à s'adapter dans ce monde. Je me souviens de mes débuts, avec mes grandes jambes, à quel point cela n'a pas été facile du tout.

Mais quelque chose se casse en moi au détour d'une de ses paroles, une urgence, une crainte, une... je ne sais pas.

"Que s'est-il passé exactement avec ce dont vous ne saviez pas vous servir ?"

Ce n'est pas un sujet qui va me plaire, mais je veux savoir, parce que je sais que je ne vais pas en dormir et me demander ce dont elle parle, qui a bien pu abuser d'elle, et d'ailleurs, est-ce qu'on peut abuser de moi de la même manière. J'ai peur, tout à coup. Elle sait se défendre, pas moi. Je ne peux m'empêcher de rapprocher ma chaise de la sienne et de cacher ma frimousse dans ma tasse de thé.

Pour ce qui est de sa question, je dois me la poser à moi aussi.

"Les objets sont maltraités à l'exception des... vous savez..." Je fais mine de tenir l'un de ces rectangles dans la main et de pianoter dessus. "Ces trucs-là, ils en prennent grand soin, ce sont leurs grands amis, leur bébé, ils crient quand ils tombent, font très attention à leur énergie, bien plus qu'à la leurs, d'ailleurs. Ce n'est pas rare que je vois un humain venir épuisé, et me demander pour brancher la batterie de leur... machin..."

Mais bon, ce n'était pas tout à fait la question.

"Mais oui, j'en ai peur. Parfois, les humains pensent que certains humains valent plus que d'autres." Je suis vraiment content d'avoir affaire à une personne qui me comprenne et avec qui je peux partager mes impressions sans avoir peur de vexer. "Vous pensez qu'on nait avec une hiérarchie, qu'il y a des règles ? Hé bien non ! Il n'y en a aucune. Il suffit de prétendre être le meilleur pour l'être. Cependant, ça ne veut rien dire. Est-ce qu'un tire-bouchon est meilleur qu'une cuillère ? Cela dépend pourquoi. En fait, je pense que les humains ne savent pas agir ensemble, ou qu'ils ont oublié comment faire. Seuls leurs petits savent encore ce que coalition veut dire."

"Vous êtes d'une hauteur parfaite, ne changez rien, surtout."

Cela me fait sourire qu'elle veuille se mettre au service de Chess comme s'il s'agissait de la Dame des lieux. Je bois mon thé tranquillement, comme si c'était la chose la plus naturelle au monde. Miss Eve ne le fait pas, comme s'il s'agissait d'une nouveauté dont elle n'avait pas encore le réflexe. Je ne m'en offusque pas, parce que ce serait stupide de s'en offusquer, mais aussi et surtout parce que dans le pire des cas, ça en fera plus pour moi.

"Je suis certain que vous étiez une sonde..." Comment complimenter une sonde ? "...très fiable, et très efficace !"

Cependant, elle a raison, et je suis heureux qu'elle ait accepté de travailler pour moi. Elle a sa manière bien à elle d'être. Le fait qu'elle soit directe sans jamais prendre de tournant alambiqué me convient à moi, qui en prend toujours trop.

J'arrête de sourire au moment où elle me parle de son arrivée ici. Elle ne sait donc pas ce qui s'est passé ? Je me redresse et écoute attentivement, ne sachant que trop bien ce dont elle parle. Je ne sais pas qui est cette Dame Artemis, mais j'imagine qu'il ait été heureux qu'elle soit là au bon moment. Cela pourrait rendre la chose suspecte, mais rien ici semble répondre à cela. Cette ville est étrange pour cela aussi.

"Désirez-vous que je vous explique très clairement ce qu'il s'est passé ?"

En termes de volonté humaine, je n'y entends rien, c'est un fait entendu... Cependant, on ne m'appelle pas le lièvre de Mars pour rien, et j'ai quelques notions très précises de ce qui aurait pu se passer si elle avait continué et s'était laissé faire...

... Mais qui est cet imbécile qui a cru qu'on pouvait proposer ce genre de chose à une Dame ? Sérieusement ? Les hommes sont-ils si avides qu'ils pensent qu'il suffit de proposer cela à quelqu'un à peine rencontré pour avoir gain de cause ? Et les femmes sont-elles suffisamment cupides pour que cela fonctionne ?

"Vous parlez en termes d’importance... ou en termes d’utilité ? Je pense que même les plus inutiles d'entre nous sont importants... en fait, je pense même que dans le monde dans lequel nous sommes aujourd'hui, les gens sont plus importants parce qu'ils sont inutiles... et les plus inutiles se pensent important... Ou alors est-ce le contraire ? En tout cas, je pense que l'utilité se trouve aussi dans l'inutilité, l'inefficacité, et l'absurde."

... Qu'est-ce que je raconte ?

"Qui est cette Artémis ? Elle a l'air d'être importante pour vous."

Puis, un peu plus tard, alors que je me rends compte que son thé va être trop froid pour être parfait, je lui demande d'un air timide.

"Vous n'aimez pas ?"

J'approuve de la tête. Elle a fait de son mieux, toujours, je le sais. C'est un peu comme si elle avait été conçue pour faire de son mieux quoi qu'il arrive, et même au détriment, parfois, de sa propre volonté. Encore que je n'en sache rien en réalité. Cependant, Eve a toujours parfaitement rempli sa fonction, et par là, je veux dire qu'elle n'a jamais été abusive et ne m'a jamais mis dans des situations embarrassantes comme certains gens peuvent le faire parfois. Quand je suis avec elle, je me sens réellement protégé, et compris.

Nous en venons à 'la' conversation.

C'est parti.

Je bois un peu de thé pour me donner du courage, et repose ma tasse délicatement.

"Hé bien... Quand on est un ge... un humain, les contacts physiques peuvent être très agréables, réellement très plaisants, réconfortants et..." je me souviens d'à quel point l'écharpe d'Ophélie m'avait étreinte avec force, et à quel point cela m'avait fait du bien. Cela me manque, de temps en temps, souvent. "... il arrive que, parfois, cette sensation devienne un peu plus qu'agréable, jouissive, proche de l'extase, ou même extasiante en elle-même. Cela arrive notamment quand les parties les plus intimes de l'anatomie sont en contact."

Je m'assure qu'elle ait bien entendu tout les mots avant de poursuivre.

"... Et malheureusement, certaines personnes recherchent cette sensation à tout prix, au détriment des autres, et sans demander la permission avant. Bien entendu, ils n'ont pas encore compris que tout le plaisir vient d'être avec l'autre, de vouloir la même chose que l'autre, c'est-à-dire, être ensemble." je reprends une gorgée de thé, cette conversation est finalement assez pénible pour moi, mais pas pour la raison que j'aurais crue. "Et ces personnes commettent sur les autres ce qu'on appelle des abus, voire des viols, ce qui est puni par la loi humaine. Les deux... ou plus... personnes doivent être d'accord. Sinon, c'est illégal."

Un instant, j'hésite à lui attraper la main pour bien me faire comprendre sur ce qui va suivre, mais je sais qu'Eve n'a pas besoin de ce genre d'artifice. Son regard bleu est déjà entièrement sur moi.

"Si cela vous arrive à nouveau, n'hésitez pas à en parler... Pour beaucoup de raisons, il ne faut pas que cela reste dans l'ombre."

Eve est une femme très forte, je le sais. J'hoche la tête à son compliment, un air un brin hautain dans les yeux.

"Merci, mais ce n'est pas une chose que je peux faire avec tout le monde, il me faut un interlocuteur de qualité."

Eve me parle de Dame Artémis comme s'il s'agissait d'une déesse que je devrais connaître. J'ai du mal à lui avouer que j'ai beaucoup de peine à m'intéresser au monde, alors pour ce qui est de leurs entités supérieures, nous sommes assez loin du compte... et de la comtesse !

"Mon prédécesseur a dû signer un contrat avec elle... J'ai juste signé la modification quand il a cessé son activité, tout en gardant le même contrat."

Je fais un petit haussement d'épaule innocent, comme un enfant. Moi et les choses du monde des hommes, cela fait trois.

La sonde m'explique qu'elle ne peut faire qu'une seule chose à la fois. Cela me fait avoir un sourire amusé. N'importe qui de qualité ne peut, et ne doit, faire qu'une seule chose à la fois... Sauf pour ce qui est de rêvasser, ça, on peut toujours le faire en même temps que l'on fait beaucoup d'autres choses. C'est un vrai soupir de soulagement qui m'étreint quand elle semble apprécier mon thé.

"Je vous remercie pour tous ces compliments, chère Eve. N'hésitez jamais à commander du thé et à en boire pendant le service. Vous ne vous ennuyez pas trop, d'ailleurs, à surveiller les environs ? C'est qu'il ne se passe jamais grand-chose de bien amusant par ici."

Saugrenue ? Ah.

Bon, hé bien j'imagine qu'elle aura soit pas mal de choses à apprendre, soit sa moitié (si tant est qu'elle en ait une un jour) aura besoin de s'adapter, d'être patient, ou d'avoir les mêmes idées qu'elle concernant les rapprochements charnels. Il risquerait d'y avoir quelques déconvenues.

"Oh non, je ne pense pas que c'était un piège, je pense qu'il voulait vendre votre corps dans le but de se faire beaucoup d'argent. Certaines personnes sont prêtes à payer cher pour avoir cette sensation d'extase."

Oui, je sais, mais je ne m'adresse pas à une enfant, actuellement. Je me demande comment elle a fait pour tomber là-dedans il y a cinq ans. Quand je suis arrivé, je dois admettre que je pensais à beaucoup de choses, mais certainement pas à cela... et pourtant, je suis le Lièvre de Mars !

Je bois une gorgée de thé avant de m'étouffer à sa question. Si j'ai déjà pratiqué. Alors. Comment dire ? Je n'aime pas la fin de sa question. Du coup, je n'y réponds pas.

"Cette personne, Artémis, a l'air d'être une femme très importante dans votre vie. Vous la portez en admiration dès que vous parlez d'elle, et même dès que vous pensez à elle, vos yeux se mettent à briller."

Ce dont je ne m'attendais pas, c'est qu'elle me parle d'elle d'autant plus et en détail. Je ne connais rien de son ami perdu dans l'autre monde, si cher à ses yeux... mais Artémis, au-delà du fait qu'elle semble être madame parfaite, je sais qu'elle pourrait me réduire en cendre si je me comportais de manière inappropriée avec son employée. Je n'avais jamais vu cela ainsi, et je me redresse, ne me sentant plus réellement à l'aise à présent. J'avale péniblement ma salive. Ce n'est pas que je craigne concrètement mal me comporter, mais j'ai peur d'être mal compris dans certaines de mes actions, j'ai vraiment très peur. Pour ne pas céder à l'envie de me relever en trébuchant, je bois le reste de mon thé, sans doute un peu trop rapidement.

Ignorant de qui il s'agit de cette présence "dans cette pièce" qui est une personne sûre, et trouvant la formulation particulièrement alambiquée, je me retourne. Non. Nous sommes seuls. Même mon horloge hausse ses aiguilles pour me signifier qu'elle n'a pas compris.

"Hé bien... Je suppose... J'espère..."

Bon, il semblerait qu'Eve ait énormément d'affection pour sa patronne. Autant rester dans les bonnes grâce de la déesse, j'imagine, même si j'aurais préféré qu'Eve et moi restions bons amis sans avoir cette menace sous-jacente au-dessus de la tête. Elle et Artémis ont l'air réellement très proches si elle peut lui parler de tout... Sauf de relation sexuelle ?

Elle m'explique alors qu'elle trouve son compte en travaillant pour moi. Cela me rassure un peu, et me détend.

"Je suis heureux que vous aimiez mon thé. Si vous avez de nouvelles questions sur les relations sociales, n'hésitez pas. Je ne suis pas un expert, mais je peux comprendre facilement les décalages qu'il peut y avoir et vous expliquer ce que j'en sais d'un œil extérieur."

Regardant ma tasse désespérément vide, je repose ma cuillère juste à côté.

"Appelez-moi Harry, s'il vous plaît."