Le changement aurait pu paraître imperceptible au commun des mortels, mais à toi, il t’avait fait l’effet d’un renouveau et ouvert une nouvelle porte vers l’avenir. Il n’y avait qu’un souci à cela, tu n’étais pas sûr que tu voulais de ce cadeau empoisonné. Depuis la veille au soir, date à laquelle tu avais senti le changement, tu t’étais refermé sur toi-même. Cette nouvelle sensation avait bouleversé ta routine quotidienne et quoi de plus embêtant que de ne plus pouvoir suivre son petit train train. Une chance pour toi, Missy était rentré tard dans la soirée d’hier, elle avait assisté à un rassemblement politique, tu avais fait en sorte de te coucher avant elle pour ne pas avoir cette conversation trop tôt. Tu râles assez souvent sur ta furie quand elle se mêle de politique, mais elle avait promis de ne pas chercher à prendre le pouvoir sur l’île et tu lui faisais assez confiance pour cela. Elle désirait juste prendre le pouls de la ville et être au courant de tout ce qui pouvait se passer pour mieux se prémunir en cas de soucis. Honnêtement, tu ne pouvais lui reprocher sa démarche.

Tu avais longuement réfléchi durant toute la soirée. La nuit porte conseil, a-t-on coutume de dire, mais dans ton cas, elle n’a fait qu’exacerber toutes les peurs liées à ce cadeau empoisonné et t’empêcher de fermer vraiment l’œil de la nuit. Tu aimes la vie que tu as trouvée en arrivant sur l’île. Certains peuvent prendre cela comme une punition ou comme un rapt de vie. Pour ta part, tu es heureux ou plutôt étais heureux d’avoir retrouvé ton humanité. Tu voulais prendre le temps de vivre chaque moment de cette vie éphémère qui t’avait été offerte, et cela, de manière intense. Et voilà que l’on venait de te voler ce beau rêve sans que tu n'en fasses la demande. Tu t’étais donc levé assez tôt, enfilant ta robe de chambre par-dessus ton pyjama. Tu avais lancé de quoi te faire ton thé matinal pendant que tu récupères ton journal du matin sur le pas de ta porte comme chaque matin. Tu apportes le tout dans la véranda pour suivre au pied de la lettre ta routine matinale et sans comprendre comment tu t’es perdu dans tes pensées, les minutes se sont engrenées et les heures ont passé sans que tu ne bouges de ton siège, ton journal toujours fermé sur le côté de ta tasse de thé froide que tu n’as pas touché.

Tu n’entends pas la voix de Missy qui t’interpelle au travers de la maison, ni la porte de la véranda qui claque. Ce n’est pas que tu décides d’ignorer ces bruits intempestifs comme tu as pris l’habitude de le faire avec Missy depuis que vous habitez ensemble. Elle te secoue et tu la calmes, ou du moins tente de le faire. Chacun de vous apporte à l’autre ce dont il a besoin de manière particulière, mais bien à vous. C’est ce qui fait la force de votre couple, de cette amitié qui a fini par se transformer en amour entre vous. Non, cette fois-ci, tu ne l’entends vraiment pas, trop perdu dans tes pensées comme tu l’avais rarement été. Seules ses mains, se posant sur les tiennes, te ramènent à la réalité. Elle seule pouvait faire une chose pareille.

« Oh, tu es là. Je ne t’avais pas entendu te lever. »

Sentir la chaleur de sa peau contre la tienne, son regard plongeant dans le tien te fais sourire. Tu ne te sens plus seul face à tes questions et à tes peurs.

« Quelque chose a changé Missy et je ne sais pas si ce changement et un cadeau ou une malédiction, je dois t’avouer. »

Tu embrasses ses mains et l’aide à se lever et à s’asseoir à tes côtés pour qu’elle ne reste pas infiniment accroupie. Tu touches ta tasse de thé et tu constates qu’il est froid. Tu ne peux dire depuis combien de temps, tu rumines ainsi.

« Tu te souviens de la surprise que cela nous avait fait quand nous avions retrouvé nos objets fétiches ? Toi ton parapluie sonique et moi mes lunettes de soleil ? »

Tu t’étais levé un matin et tes lunettes de soleil étaient là en bonne place sur ta table de chevet. Tu n’avais pas encore compris comment elles étaient arrivées là, mais tu avais apprécié le cadeau que tu venais de recevoir et tu t’étais empressé de les utiliser. Depuis ce jour, tu ne quittais pas la maison sans elles, quel que soit le temps qu’il faisait.

« Et bien, j’ai eu une nouvelle surprise il y a quelques jours et je ne suis pas aussi enthousiaste. Laisse-moi plutôt te montrer. »

Tu prends sa main dans la tienne et viens la poser sur ton torse pour qu’elle capte les battements bien distincts des deux cœurs qui frappent de manière régulière et sourde dans ta poitrine. Ces deux cœurs qui font de toi un Seigneur du temps et plus un simple humain.

Vous êtes si différents l’un de l’autre et pourtant vous avez tant en commun. Tu sais qu’elle comprendra ce que tu ressens sans que tu n’aies rien à lui dire. Votre amitié date de si longtemps. Elle est passée par tous les stades, mais vous avez fini par vous retrouver et vous comprendre. Non pas parce que vous aviez fait des concessions l’un pour l’autre, mais parce que vos différentes régénérations respectives, vous avez fait évoluer et voir la vie de manière différente. Vous aviez su faire fi de tout cela en arrivant sur l’île et en découvrant votre humanité. Cela ne s’était pas fait sans cri, surtout de sa part, elle qui aimait tant le spectacle et les portes qui claquent alors que toi, tu recherches plutôt la sérénité et le calme de ta maison. Alors quelle ironie que celui de vous deux qui perds son humanité le premier soit toi. Des deux, tu es bien celui, qui se satisfaisait le plus de cette nouvelle vie.

Tu la laisses se poser sur tes genoux en douceur, elle seule, ou presque, peux le faire sans que tu ne te crispes, tu apprécies même, sans l’avouer, qu’elle le fasse. Elle montre par ce simple geste, tous les sentiments et l’amour qu’elle te porte. Entre vous les mots sont inutiles, ce qui est une bonne chose, car vous n’êtes pas doué pour ce genre de chose. Tu lui laisses tout le temps qu’il lui faut pour comprendre ce que tu es en train de lui faire découvrir. Elle connaît parfaitement les battements si spécifiques des cœurs des Seigneurs du temps et pour comprendre ce que cela implique. Tu la connais trop bien pour te laisser berner par son sourire, mais tu fais comme si de rien étais. Ta révélation est bien assez dure à accepter pour cela. Tu souris doucement à sa pique sur l’âge.

« Je t’offrirais des fleurs pour me faire pardonner de mon manque de courtoisie. »

Dis-tu en retour, incapable de râler ou de répondre comme tu pourrais le faire en temps normal.

« Il est vrai que je serais heureux de ne plus avoir du mal à mettre mon corps en marche au réveil, mais… toi ? Nous ? Qu’advient-il de nous face à cette découverte ? »

Tu ne lui as jamais avoué ton amour, tu lui as toujours montré ton attachement par quelques signes plus subtils et cela vous convenait à l'un comme à l'autre, mais là, tu ne peux cacher ce sentiment face aux risques de la perdre.

«Je ne voulais pas de ce cadeau. J’ai juste envie de faire comme si cela n’était jamais arrivé alors que je sais que c’est impossible. »

Tu aimais ton humanité, car elle te permettait de finir ta vie auprès de Missy. De vieillir à ses côtés. Ce deuxième cœur change la donne. Acceptera-t-elle de continuer de vivre à tes côtés dans ces conditions ? Qu’adviendra-t-il de vous si elle ne retrouve pas son deuxième cœur elle aussi ?

« Je n’ose imaginer ce que tu penses être un cadeau suffisant pour me faire pardonner.»

Elle arrive à te tirer un léger sourire avec cette simple demande. Il n’y a qu’elle qui peux arriver à faire cela. Tu te doutes qu’elle ne se contenteras pas d’un simple bouquet. Elle avait déjà fait des demandes pour agrandir le jardin d’hiver et tu ne doutes pas qu’elle va profiter de cet écart pour faire passer toutes ses idées, plus farfelus les unes que les autres et que ses futures exigences seront une bonne excuse pour une joute verbale comme vous avez l’occasion d’en avoir de manière régulière et qui se terminent le plus souvent par ta réédition. Officiellement pour retrouver ce calme que tu aimes tant, mais officieusement pour lui faire plaisir. Tu es plutôt taiseux, tes actions parlent pour toi. Et laisser quelqu’un chambouler tes habitudes est une grande preuve d’attachement pour toi.

« Une petite jeunette, qui parlerait sans cesse et à qui il faudrait tenir la main ? Aucune chance. Et je ne voudrais pas me retrouver à avoir à subir ton courroux. J’ai passé l’âge de cela. »


Et tu n’as aucune envie de te séparer d’elle. Non pas parce que cela t’obligerait à changer ta manière de vivre et casserait tes habitudes, bien que tu détesterais cela. C’est surtout parce que tu as trouvé un équilibre avec Missy et que tu ne voudrais changer cela pour rien au monde et c’est bien cela qui te fait peur avec l’apparition de ton deuxième cœur. Tu caresses sa main du bout de ton doigt, signe d’un attachement bien plus profond que tu ne pourras jamais l’avouer.

« Je préférerais ne pas à avoir à revivre cela. Une fois m’a suffi. Tu pourras me faire une magnifique performance pour tout autre raison, je sais que tu trouveras comment m’empêcher de vivre une journée sereine. »

Bougonnes tu plus pour la forme que pour le fond.

« Tu as raison, cela ne va rien changer. Et je ne suis pas Ten, tu le sais bien. J’ai beau être un maniaque qui aime suivre ses rituels, je sais faire avec les évolutions que la vie nous amène. C’est juste que là, cela va à l’encontre de ce que je m’imaginais pour l’avenir et tu sais que j’ai du mal avec les changements et qu’il me faut un temps d’adaptation. »

Comme pour toute chose, mais tu n’es pas complétement fermé aux changements. Tu as l’espoir secret qu’elle aussi un jour récupère son deuxième cœur et que cela ne soit qu’une mauvaise blague.

« Une déclaration. Vraiment ? Et tu penses que tu devras attendre ta mort pour cela ? Je n’avais jamais pensé que tu avais besoin de cela et tu sais, je ne suis pas un beau parleur, mais peut-être qu’un jour, je t’écrirais une chanson. Ça peut faire office de déclaration selon toi ? »