(Terminé) Time did reverse | Chiyoh

Lorsque Chiyot s’était rendue chez Hannibal, c’est Will qu’elle avait trouvé. Sa surprise était sans commune mesure vu que la dernière fois qu’elle avait vu Will, il avait l’intention de nuire au docteur. Ces quatre dernières années avaient donc changé beaucoup de choses. Si les jeux avec Hannibal avaient toujours été complexes, ils semblaient l’être encore plus à présent.

If you play, you pay.

Peut-être que Chiyoh avait manqué trop de choses, peut-être qu’il lui fallait plus d’éléments pour comprendre tous les tenants et les aboutissants. C’était peut-être le facteur Hannibal aussi : elle-même n’était pas au clair avec ce qu’elle pouvait ressentir pour lui. Finalement, peut-être que tomber sur Will en premier avait été une bonne chose pour elle.
Il y avait maintenant l’attente. Elle se doutait que Will parlerai à Hannibal de sa visite. Restait donc à savoir si elle lui rendrait visite ou si ce serait lui. C’était un jeu de plus, elle le savait très bien. Pour cette fois, elle décida qu’elle avait fait le premier pas et qu’il était maintenant temps qu’il fasse un geste vers elle. Elle ne doutait absolument pas qu’il soit capable de la retrouver maintenant qu’il savait qu’elle était dans cette ville.

Aussi, ce n’est qu’à demi-surprise qu’elle le vit arriver dans l’armurerie de Mlle Green. Il n’avait pas beaucoup changé physiquement depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. C’était un soulagement de le retrouver. Elle était partagée entre de nombreux sentiments, mais c’était principalement agréable de le revoir vivant et en bonne santé.

Un mince sourire s’afficha sur le visage de Chiyot qui était pourtant souvent fermé. C’était fou le pouvoir qu’une simple présence et d’une voix pouvait avoir. Elle était instantanément replongée dans tout un passé en commun. Toute une absence aussi. Quand elle s’était retrouvée seule dans leur foyer en Lituanie. Seule avec le tueur de Misha. Quand Hannibal l’avait laissée sans se retourner.

Il n’était pas question de repenser à tout cela maintenant. Elle aurait l’occasion de ruminer plus tard. Pour l’instant, elle l’avait devant elle et c’était ce qui comptait.

- D’aucuns devraient être heureux que je sache tirer.

Elle faisait référence à certains tirs qui avaient permis à Hannibal de s’en sortir par le passé. Elle avait joué un rôle dans sa cavale. En avait-il eu conscience ? S’était-il douté qu’il s’agissait d’elle ? Ils n’avaient pas eu l’occasion d’en parler, mais peut-être que Will l’avait mis sur la voie. Hannibal avait suffisamment peu « d’amis » pour savoir qu’il s’agissait d’elle.

- Bonjour Hannibal. Tu as l’air en forme.

Il avait aussi l’air vivant ce qui était un petit choc après qu’elle ait appris son présumé décès dans leur ancienne vie. Les médias avaient parlé d’un suicide pour certains, d’autres d’une mort suite aux blessures du Dragon Rouge. Elle n’avait jamais eu le fin mot de l’histoire, mais Hannibal et Will n’avaient pas survécus.

- J’ai été surprise de voir Will chez toi. Il semblerait que j’ai manqué beaucoup de changements dans ta vie…

Ce n’était pas un reproche, mais une simple constatation. Elle ne savait pas quel était leur relation à présent. Tant de choses s’étaient passées depuis qu’ils s’étaient quittés en Lituanie…

Chiyoh hocha simplement la tête à la proposition d’Hannibal. Elle s’absenta quelques instants dans l’arrière-boutique pour prévenir ses collègues qu’elle avait besoin de s’absenter. Heureusement, cela ne lui arrivait jamais et la journée était calme. Cela ne posa donc aucun souci qu’elle prenne un petit moment pour elle. Ou bien prenait-elle un petit moment pour Lui ? Pour quelles raisons acceptait-elle ce café ? Pour son plaisir à elle de le retrouver et d’échanger avec lui ? Ou bien était-ce pour le satisfaire ? Le temps de prendre son sac, elle se posa ces questions. Elle était sincèrement heureuse de le revoir même si elle avait aussi une certaine part de rancœur. Son attachement à Hannibal était malgré tout sans commune mesure et le simple fait de le revoir vivant face à elle l’emplissait de joie. Il avait joué un rôle si important dans sa vie. La rancœur attendrait, pour l’instant, elle voulait profiter de leurs retrouvailles. Elle salua d’un geste de la main Jesper qui l’avait remplacée au comptoir et elle sortit dans la rue avec Hannibal.

- Je connais un endroit où on sera tranquille, ce n’est pas loin.

C’était si étrange de l’avoir aussi proche après tout ce temps à n’avoir l’image de lui qu’en souvenir. Ho bien sûr, elle l’avait revu à travers la lunette de son sniper il n’y avait quelques années mais ce n’était pas la même chose que de se tenir à côté de lui. La dernière fois qu’ils avaient parlé ensemble, il lui tournait le dos pour partir pour toujours de leur maison en Lituanie. Ce souvenir était profondément gravé dans l’esprit de Chiyoh. Elle avait à de nombreuses reprises revu la scène dans sa mémoire quand elle se sentait seule.

Comme pour se rassurer de sa présence bien réelle à ses côtés, elle passa son bras sous le sien tandis qu’ils marchaient en direction du café. Il pouvait très bien se défaire de cette étreinte. Elle ne le retiendrait pas. Mais elle avait besoin de savoir que ce moment était réel. Qu’il était vraiment là, pas seulement dans sa tête. Elle ne rêvait pas.

Elle lui indiqua un endroit qu’elle aimait bien. Ce n’était pas un établissement d’un très grand standing qu’Hannibal aurait choisi mais c’était un endroit peu fréquentait et donc assez privé ce qui lui convenait très bien pour l’occasion. Alors que la terrasse était occupée, elle les entraina dans le bâtiment dans une petite alcôve où ils étaient seuls.

- Alors toi et Will…

La serveuse choisit ce moment pour s’approcher de leur table et prendre leur commande. Ce n’était peut-être pas plus mal qu’elle ait été coupée à ce moment-là. Elle n’aurait pas su quoi dire de plus. Elle commanda un expresso car elle savait qu’ils étaient bons ici et laissa Hannibal annoncer sa propre commande. Cela lui laissa suffisamment de temps pour savoir ce qu’elle voulait vraiment lui demander :

- Si Will est revenu, est-ce que tes -autres ou anciens- ennemis se tapissent quelque part ?

Elle avait une vie paisible ici même si depuis sa visite à Will, ou plutôt depuis qu’elle avait vu l’insigne du cabinet d’Hannibal, Chiyoh n’était plus aussi calme. Elle vivait entourée d’armes au travail. Devrait-elle les utiliser dans un avenir proche pour protéger Hannibal ? En avait-elle envie ? Résisterait-elle à le faire s’il le lui demandait ? Serait-elle capable de ne pas le faire si elle le savait en danger ?

Avait-elle envie d’en parler ? Pas vraiment. Elle n’avait pas vraiment échangé avec Will de l’incident lorsqu’il s’était passé. Ensuite, les choses s’étaient complexifiés et finalement Hannibal et Will étaient morts enterrant avec eux ce secret. Personne d’autre n’était au courant de la présence du prisonnier. Il n’était alors resté qu’elle pour endosser la responsabilité et le silence. Alors non, elle n’avait pas envie d’en parler, mais peut-être que cela lui ferait du bien. Et puis, il s’agissait d’Hannibal. Il comprendrait. Elle avait tout de même du mal à mettre des mots sur les émotions qui l’emprisonnaient.

- Je t’ai détesté aussi fort que je me suis détestée.

Au fond d’elle, Chiyoh savait que la faute était partagée. Certes, Hannibal l’avait abandonnée à sa tâche, mais c’était elle qui avait demandé à ce que le meurtrier de Misha ne soit pas tué. Si elle avait laissé Hannibal faire ce qu’il avait voulu, elle ne se serait jamais retrouvée dans cette position. Pour elle, les choses étaient simples : elle l’avait privé de son droit et il l’avait privée de sa liberté en retour. Après avoir pris une gorgée de sa boisson pour se donner contenance, elle reprit :

- Will m’a délivrée et m’a condamnée dans le même geste. J’ai tué pour sauver ma vie ce jour-là. Mais je l’ai tué.

Elle détourna le regard du psychiatre pour fixer son thé. C’était un constat dur à admettre, surtout à voix haute. Elle avait déjà du mal à se remettre dans cet état d’esprit, mais dire les mots revenait à rendre tout ceci encore plus réel, plus tangible. C’était un acte bien plus dur que tout ce qu’elle avait vécue. Même lorsqu’elle avait mis des balles dans la tête des hommes de main de Manson Verger, ça n’avait rien eu avoir. Déjà, parce qu’elle avait fait ça à distance avec un sniper et non pas en corps-à-corps. Mais aussi, et surtout, parce qu’elle ne l’avait pas fait pour elle, mais pour Hannibal. Ça avait été facile de prendre la vie de ses hommes-là. Elle n’avait pas hésité avant de presser la gâchette. Elle avait été méthodique et froide en le faisant. Elle releva le regard vers Hannibal avant de reprendre la parole.

- Est-ce que c’était un test dès le début ?

Est-ce qu’il avait voulu voir combien de temps, elle tiendrait avant de craquer ? Pensait-il qu’elle craquerait forcément un jour ? Avait-il su que plus ça durerait plus ce serait dur ? Est-ce que ça avait été une punition ?

- Tu n’es jamais revenu.

Ce n’était ni un reproche, ni une condamnation, mais une simple constatation. Avait-il eu envie de la revoir ? Avait-il pensé à elle pendant toutes ces années ? S’il était revenu, l’aurait-il fait pour elle ou bien pour leur prisonnier ? Avait-il été incapable de revenir sans pouvoir tuer l’homme en question ? Toutes ses questions n’étaient pas nouvelles pour Chiyoh. Elle avait plus que le temps de réfléchir à tout ceci au fil des années. En revanche, elle ignorait ce que seraient les réponses. Elle n’était pas Will, capable de lire les motivations des autres. Elle avait vécu seule trop longtemps pour cela. Encore moins pour un être aussi complexe qu’Hannibal.

Lorsqu’il lui expliqua qu’il s’agissait d’un test, elle hocha simplement la tête. Elle coupa le contact visuel un instant pour boire sa tasse de café. Elle s’en doutait un peu, mais cette affirmation la perturbe légèrement quand même. Peut-on en comprendre qu’il a joué avec elle ? Qu’elle a été manipulée ? Qu’est-ce que cela changerait ? Ne le savait-elle pas déjà un peu au fond ? Elle releva le visage de sa tasse avec un petit sourire en coin :

-Est-ce que j’ai réussi le test, au moins ?

Tout dépendait de ce qu’il attendait d’elle avec tout ceci. Le meurtre, avait-il toujours été la finalité ? Ou bien était-ce le maintien en vie de cet homme ? Est-ce que l’intervention de Will avait été « de la triche » ?
La suite la surprit davantage. Pas sa question, plutôt légitime, mais son affirmation qu’il l’avait attendu elle. Chiyoh voyait cet aveu comme une confession très intime. Elle se sentait si heureuse d’entendre cela. Si privilégiée.

- Je t’ai attendu. Mais je savais que tu ne reviendrais pas.

Cela pouvait paraître très contradictoire et illogique, mais elle espérait qu’il comprendrait ce qu’elle voulait dire. Bien sûr, qu’elle espérait une sorte de miracle au fil des années. Qu’il vienne la délivrer de l’abysse dans lequel elle s’enfonçait un peu plus tous les jours. Elle avait tout de même cru, au tout début, que son départ était une punition. Mais elle avait toujours su au fond d’elle qu’il ne reviendrait pas. Il n’avait plus rien à faire en Lituanie. Ce n’était pas contre elle, ça n’avait même plus rien à voir avec elle. Elle l’avait toujours senti. Cela ne l’avait pas empêché d’espérer.

- Et nous voilà aujourd’hui.

Elle leva sa tasse de thé à moitié vide comme on aurait porté un toast.

- Tu m’as manqué.

Ajouta-t-elle avant de finir sa tasse pour se donner un peu de contenance. C’était toujours difficile pour elle d’évoquer ce genre d’attachement. Elle avait vécu si longtemps avec ses souvenirs et sa solitude. Dire aux gens qu’elle ressentait des choses pour eux était encore une épreuve pour elle. Il ne s’agissait pas de n’importe qui, qui plus est. C’était Hannibal. Il avait une place si spéciale et importante pour elle malgré tout.
Elle décida d’enchaîner sur un sujet moins sensible, moins personnel, moins dangereux…

- Will m’a un peu mise au courant pour vos ennemis ici. Mme Bloom et Mlle Lounds posent quelques soucis si j’ai bien compris. Y a-t-il d’autres personnes dont je devrais me méfier ?

Le petit sourire sur le visage d’Hannibal est suffisant pour lui faire comprendre qu’il est, d’une certaine façon, fier d’elle. On pourrait penser qu’une femme de son âge n’a pas besoin de la validation de qui que ce soit. D’ailleurs, elle ne cherche l’approbation de personne. De personne… Sauf peut-être celui d’Hannibal maintenant qu’elle le retrouve. Alors, lorsqu’elle l’entend lui dire qu’elle le surprend, cela la comble de bonheur. Cela peut sembler exagéré pour une personne extérieure, mais elle est toujours très dépendante de l’affection apportée par Hannibal. Elle se contente de lui offrir un sourire sincère avec un hochement de tête. Même si l’épisode dont il parle est douloureux, elle a eu le temps de faire son deuil et d’aller de l’avant.

Elle est touchée qu’il avoue qu’elle lui a manqué aussi. Elle ne s’était pas forcément attendue à une réponse de sa part. Peut-être aurait-il pu philosopher sur le temps qui passe ou les liens qui ne se brisent jamais. Mais il lui répond et elle en est aussi surprise que touchée. Ce n’est pas rien. Elle se souvient très bien qu’il ne montre pas son affection à n’importe qui ou n’importe comment. Ce simple aveu est lourd de sens pour elle. Elle lui sourit de nouveau, ne préférant rien ajouter pour ne pas briser la beauté du moment.

Ils échangent finalement sur les nouveaux ennemis qu’ils ont ici et toute trace de sourire quitte le visage de Chiyoh. Elle redevient méthodique et attentive. Une autre version d’Hannibal ? Oui, c’est incongru en effet, mais elle en a déjà entendu parler. Des univers alternatifs, lui a-t-on expliqué même si elle n’a pas prêté trop de sérieux à la théorie.

- Tu veux dire qu’en plus de nos ennemis, on doit composer avec ceux de tes « doubles » ?

C’était ridicule. Comme si les problèmes n’étaient pas assez nombreux avec les relations dont Will l’avait entretenue. Elle finit sa tasse de thé calmement, savourant les arômes sur sa langue, laissant passer ses émotions.

- Il y a un deuxième toi en ville dans ce cas ? Cette Mme Starling dispose-t-elle de preuves à part des témoignages sans aucun lien avec nos vies actuelles ?

À moins qu’elle ait déjà des informations sur cette vie-là… Will lui avait effectivement dit que les préférences culinaires de Hannibal n’avaient pas changé. Il y avait donc probablement des victimes sur son sillage ici aussi. C’était une grande ville, suffisamment pour faire passer des choses pour des accidents. Que se passerait-il s’il y avait une perquisition dans le garde mangé d’Hannibal cela dit ? Il était bien trop malin pour se faire prendre comme ça, mais tout de même…

- Est-il envisageable que tu changes d’alimentation le temps de calmer les soupçons ?

Elle afficha un petit sourire en coin plein de malice. Elle se doutait de sa réponse, mais elle se devait de poser la question malgré tout. Peut-être était-il moins têtu que dans ses souvenirs.

- Bien assaisonné, le tofu peut être délicieux…

Chiyoh resta pensive sur cet autre Hannibal. C’était plutôt une bonne chose de ne pas avoir de signe de lui. Un seul cannibale en ville faisait bien assez de dégâts, pas besoin d’en ajouter un deuxième selon elle. Bien sûr, elle comprenait l’envie de rencontrer son double. Si elle avait été au courant qu’elle avait son propre double, elle aussi aurait cherchée à la rencontrer. Il n’était pas sûr que la rencontre se passe bien cela dit. Chiyoh ne voulait pas imaginer la scène qui aurait pu se passer entre les deux Hannibal. La conversation entre eux aurait eu de quoi être passionnante, mais elle n’imaginait pas d’ici non-sanglante à l’échange.
Hannibal évoqua ensuite Clarice Straling en expliquant qu’elle n’était plus certaine de ses souvenirs.

- J’imagine que sa perplexité quant à ses souvenirs est liée à votre conversation, je me trompe ?

Chiyoh avoue qu’elle se sent un peu plus rassurée de savoir cela. Le risque est toujours présent, mais ne semble plus aussi imminent que ce qu’elle avait craint. Elle surveillerait cette Clarice, discrètement. Un homme avertit en vaut deux et en ce qui la concernait Chiyoh voulait être la plus alerte possible.

La conversation dévie sur un sujet qui pourrait être lourd pour la plupart des gens, mais qui pour eux est presque léger : l’appétit d’Hannibal. Le regard qu’il lance à Chiyoh la remplie d’une joie qu’elle ne saurait décrire. Elle se voit des années en arrière quand leur complicité était à son paroxysme. Elle sait que ce genre d’attention n’est pas accordé à n’importe qui et elle chéri le lien qu’ils partagent.

- Un repas végétarien en ta compagnie serait parfait. Je n’ai pas ta patience pour la cuisine et ta précision pour les temps de cuisson, mais je peux t’aider à la préparation si tu veux.

Chiyoh avait l’habitude d’être multitâche pour Lady Murasaki. Même si elle n’était pas la seule domestique, elle avait appris assez jeune à tout faire pour s’occuper d’une personne. La cuisine en faisait partie. Évidemment, Hannibal est un perfectionniste d’un niveau tout à fait différent du sien. Si elle n’a jamais été témoin de sa cuisine de sa propre expérience, elle a lu bien assez d’articles sur la qualité des repas servi à ses convives. Évidemment, des détails troublants étaient ajoutés sur l’origine de la viande, mais s’ils se contentaient de végétarien, ce serait idéal.

Ce geste, aussi anodin, pouvait-il sembler pour quelqu’un qui ne connaissait pas Hannibal, touchait beaucoup Chiyoh. Qu’il soit prêt à faire un effort pour elle. Elle le fixa avec une certaine intensité pendant un instant un peu trop long avant de rajouter, presque timidement.

- Merci…

Elle aurait voulu expliciter son propos. Lui dire merci d’être venu la trouver. De toujours lui accorder une place dans sa vie. De lui faire confiance pour lui partager ses secrets. D’accepter de faire à nouveau des compromis pour elle. Mais les mots restaient bloqués dans sa gorge. Elle n’était pas douée pour les déclarations. Elle gardait des séquelles de son isolement prolongé. Tout ce qui était sentiment était compliqué pour elle à exprimer. Elle espérait qu’il comprendrait quand même.

S’adapter socialement parlant. Un bien vaste sujet, qui n’est déjà pas simple pour une personne dans la norme. Alors qu’en dire pour quelqu’un comme Chiyoh. Elle ne savait pas exactement comment répondre à la question, car elle savait qu’il y avait plus derrière chaque mot prononcé que leur véritable sens. La question demandait si elle était heureuse, si elle était « normale » après toutes ces années d’isolation quasi complète. Si elle n’avait pas sombré dans un genre de folie de recluse. Elle n’avait pas sombré. Elle avait un travail. Elle parlait avec des gens quotidiennement. Pour autant, avait-elle réussi à passer au-delà ?

- Je ne crois pas avoir les mêmes besoins sociaux que la plupart des gens. J’ai des connaissances ici : des gens du travail, des clients, des gens du quotidien.

Elle aurait pu s’arrêter là. C’était une réponse tout à fait satisfaisante et vraie. Elle avait réussi à s’intégrer dans la ville comme une personne normale. Au début, elle était très, très rouillée sur pas mal d’aspects. Le second degré avait été difficile à comprendre par exemple pour elle qui ne parlait que pour dire l’essentiel. Elle n’était toujours pas très à l’aise avec l’humour selon le contexte. Sa vie sentimentale était un néant absolu. Elle n’avait cure de ce genre de choses car elle ne voyait aucun intérêt à ça. Et tout ce qui était des réseaux sociaux était un mystère complet pour elle. Aucune plus-value. Elle se servait de son téléphone portable principalement pour regarder l’heure et elle avait une montre… C’est dire de l’utilité de la chose.

Alors oui, avoir des connaissances de travail, de vie, c’était déjà bien et ça la satisfaisait. Était-ce normal pour autant ? Elle n’aurait pas su le dire. Elle n’avait pas véritablement d’amis à qui se confier. Elle gardait les choses en elle, toujours. Ce n’est pas qu’elle était contre l’idée, mais elle ne savait pas faire autrement. Elle n’avait jamais appris autre chose.

- Je n’ai pas eu de connexion profonde avec quelqu’un, cela dit, si c’est ce que tu voulais savoir.

Cela répondait un peu moins évasivement à la seule personne qu’elle avait pu appeler son ami. Malgré tout le passif qu’il y avait entre eux, il était toujours celui dont elle se sentait le plus proche. Elle partageait aussi certaines choses avec Will, mais c’était plus circonstanciel.

- Et toi ? Il me semble que tu avais un carnet d’adresses bien rempli dans notre ancienne vie si je compte le nombre de personnes qui voulaient te tuer. Est-ce que tu as tissé des liens ici ? Et pas juste des patients ou autre, des liens vraiment sincères ?

Une partie inconsciente d’elle espérait qu’il lui dirait que non. Elle se sentirait moins seule de cette manière. Peut-être qu’elle penserait même qu’elle était quelque part spéciale à ses yeux pour avoir toujours un lien avec lui malgré le temps et les occasions d’être « remplacée ».

Chiyoh a beaucoup de souvenirs d’Hannibal lorsqu’ils étaient enfants, ou du moins plus jeunes. Elle remarque qu’il était déjà un homme bien trop tôt dans sa vie. Il a sûrement changé sur certains points, notamment avec la présence de Will dans sa vie. Cependant, il reste fidèle à l’image qu’elle avait de lui. Lorsqu’il s’enquiert de sa vie sociale, elle lui répond sincèrement sans se sentir contrainte. Elle sait pourtant qu’il se cache derrière les mots d’Hannibal plus que ce qu’il veut bien dire. Est-ce qu’il cherche à connaître sa fidélité une fois de plus ? Sans doute d’une certaine façon. Il l’a façonnée à une certaine image, elle en a conscience, mais elle s’en satisfait très bien.

Bien sûr, seule en Lituanie, elle lui en a voulu de nombreuses fois. Pourtant, il lui a laissé le choix : soit le meurtre qu’il voulait accomplir, soit la captivité à double tranchant. Elle a longtemps réfléchi à ce choix. Elle sait que pour détourner Hannibal d’un désir aussi profond, il ne faut pas être la première venue. Partagée entre la reconnaissance et la responsabilité d’un tel choix, elle ne savait pas toujours si elle remerciait Hannibal ou si elle le maudissait. Pourtant, maintenant qu’il est en face d’elle, dans un petit café, en train de boire un café, elle sait que l’influence qu’il avait sur elle est toujours là.

Lorsqu’Hannibal lui répond concernant les liens qu’il a lui-même tissé, Chiyoh ne s’attend pas du tout à cette réponse. Elle est surprise qu’il lui avoue quelque chose comme cela, mais très vite, sa surprise devient du soulagement. Ne cherchait-elle pas inconsciemment à être rassurée sur la place qu’elle pouvait prétendre avoir dans sa vie ? N’était-ce pas ce qu’elle avait voulu entendre ? Elle sent pourtant un petit sourire grimper sur ses lèvres. Devrait-elle avoir honte d’être heureuse à ce propos ? Après tout, ce n’est sans doute pas évident pour Hannibal de garder cette place qu’elle a auprès de lui pendant toutes ces années. Est-il seul ou bien la présence de Will lui suffit-elle ? Elle devrait plutôt se soucier d’Hannibal et de l’intérêt qu’il peut porter aux autres. Elle suppose que, comme elle, il n’a pas les besoins sociaux du commun des mortels. Avoir une place spéciale dans le cœur d’Hannibal n’est pas simple. Ou du moins dans sa vie, parce que son cœur, c’est encore un autre sujet.

- Tu es heureux ici ? Je sais, la question est bien vaste, surtout pour un psychologue. T’estimes-tu satisfait de ta vie dans ce nouveau monde ?

Peut-être que la question est ridicule pour quelqu’un comme Hannibal, mais Chiyoh a vraiment à cœur de le savoir heureux. Évidemment, à la suite de son entretien avec Will, elle se doute que son mentor n’est pas malheureux à proprement parler, mais elle se demande si cette ville n’est pas trop petite pour lui. S’il arrive à trouver un équilibre au milieu de tous ces gens aux passés étranges.

Baissant les yeux sur sa tasse vide, elle songe à sa prochaine question. Peut-être est-ce trop personnel, peut-être ne doit-elle pas la poser, peut-être que la conversation risque d’être beaucoup moins agréable. Pourtant, elle lui taraude l’esprit depuis de nombreuses années. Si elle avait réussi à l’oublier un peu avec le cours des événements, elle revient maintenant dans sa tête avec une force terrible.

- Est-ce que tu regrettes de me l’avoir laissé ? Que ce soit finalement à cause de Will que… que je m’en sois chargé ?

Elle ose relever la tête de sa tasse pour regarder Hannibal. On peut lire la peur dans son regard. Que fera-t-elle s’il est déçu d’elle ?

Chiyoh n’a pas vu Hannibal évoluer depuis longtemps, mais elle le connaît quand même. S’il est exigeant et perfectionniste envers lui-même, elle sait qu’il a le même niveau d’attente pour les autres. Aussi, elle le connaît assez solitaire. Il peut se montrer mondain pour le public, mais ceux qui sont dignes d’être dans son cercle proche son rare. Savoir que sa situation actuelle le satisfait est réconfortant. Il a probablement trouvé en Will quelqu’un à sa hauteur. Quelqu’un qui comprend les rouages complexes de son esprit. C’est une bonne chose. Chiyoh est satisfaite de le savoir bien entourer.

- La vie aura pris des détours inattendus, mais je suis rassurée de savoir que tu y as trouvé un équilibre.

La réponse d’Hannibal à sa prochaine question la submerge en quelques fractions de seconde. Chiyoh est soufflée par ce qu’elle vient d’entendre. Ne pas décevoir Hannibal est déjà une chose assez énorme pour elle. Ne pas porter le poids d’un regard critique qu’il pourrait avoir envers elle la soulage beaucoup. Elle sait que la décision de lui laisser le prisonnier n’avait pas été faite de gaieté de cœur. Aussi, savoir qu’il n’est pas déçu d’elle est déjà énorme. Chiyoh, qui a toujours cherché à être digne d’Hannibal est si libérée de l’entendre dire ça. Mais quand il rajoute qu’il est fier d’elle… C’est si… Merveilleux.

Chiyoh essaie de garder une expression neutre pour ne pas dévoiler son trouble devant une si belle déclaration. Elle cherche du regard les yeux d’Hannibal pour s’ancrer dans le présent et ne pas se laisser submergée par un tumulte d’émotions. Ce n’est pourtant pas le moment de se rendre ridicule bien au contraire. Elle incline légèrement la tête pour montrer qu’elle a compris. Pourtant, un fin sourire se peint sur ses lèvres, qu’elle ne peut retenir. Elle doit se montrer digne. Elle n’est plus une enfant. Pourtant, l’envie d’afficher un immense sourire est très proche sous la surface neutre qu’elle essai de maintenir.

Elle pose délicatement ses mains sur ses genoux et remarque l’heure affichée à sa montre. Il faudrait qu’elle retourne travailler. Rébecca est très cool comme patronne, mais elle ne veut pas abuser de sa confiance et de sa gentillesse.

- Je ne veux pas paraître impolie, mais je devrais y retourner. Tu me raccompagnes ?

Chiyoh se lève et se rend au comptoir pour payer leurs boissons. Elle a du mal à se faire une raison et quitter Hannibal si vite après l’avoir retrouvé. Elle aimerait passer la journée à entendre ce qu’il a vécu pendant qu’elle était en Lituanie. Elle aimerait savourer le moment encore un peu plus longtemps même si elle sait qu’il ne s’agit pas d’un adieu cette fois. Du moins, elle l’espère.