(Terminé) Faites vos jeux ! || ft. Cat Cheshire

Comme d'habitude, l'ambiance était folle au niveau de la roulette. Cheshire était doué pour animer d'enthousiasme le moment où la roulette allait commencer à tourner et où les participants verraient leurs risques se profiler à l'horizon. En général, tous les regards étaient fixés sur la roue qui tournait et la petite balle qui devait choisir si quelqu'un remportait le gros lot. Qu’elle le fasse ou pas n'avait aucune importance dans l'esprit de la croupière. La seule chose qui comptait, c'était le fait que le jeu soit complètement imprévisible. C'était pour la roulette qu’elle avait voulu être croupière de casino, et il y avait peu de jeux qui étaient aussi chaotiques.

Cheshire avait beaucoup d'habitués. L'ambiance qu'elle mettait à son stand de jeu attirait quelques fidèles qui trouvaient la roulette correspondant à ce qu'ils voulaient faire. Elle avait aussi quelques clients qui n'y connaissaient rien et elle les accueillait en leur expliquant le principe du jeu avec un vif enthousiasme. Mais c'était plus rare. Ceux qui aimaient la roulette étaient des gens habitués au monde du casino et savaient pertinemment à quel point ce jeu précis pouvait être imprévisible. Comme elle, c'était ce qu'ils aimaient dans ce jeu. De fait, ils étaient à la fois des clients, mais aussi des personnes avec qui elle pouvait échanger et partager les excitations de ce monde chaotique qu'elle trouvait si follement amusant.

Mais ce jour-là, arriva une personne qu'elle n'avait jamais vue. Il s'agissait d'un jeune homme qui n'avait pas l'air de se sentir tout à fait à sa place à cet endroit. On aurait dit un petit gentil qui venait s'encanailler un peu sans savoir vraiment s’il en avait réellement envie ou pas. Il lui donna aussitôt envie de le taquiner comme elle l'avait fait avec Alice au Pays des Merveilles. Lorsqu'il lui demanda si elle pouvait le renseigner, son visage s’étira aussitôt en un sourire large car, plus que de le renseigner, elle se demandait à quel point elle allait pouvoir s'amuser avec lui. Il avait l'air bien trop innocent et bien trop sage pour pouvoir spontanément s'imaginer à quel point il venait d'ouvrir une boîte de Pandore en lui posant une simple question.

« Eh bien, ma foi, cela dépend du renseignement que vous voulez obtenir. Si vous souhaitez savoir de quelle façon se reproduisent les pingouins, eh bien je n'en ai aucune idée. »

La plupart du temps, quand elle disait des bêtises, elle avait l’habitude que les gens soient stupéfaits et qu’ils restent immobiles pendant un instant, sans comprendre exactement où elle voulait en venir avec ses propos absurdes. Non seulement elle en avait l’habitude, mais elle aimait bien cela. Ca lui permettait de s’amuser à sa manière. Elle adorait désarçonner les gens et leur montrer le chaos qui somnolait en elle. L’amusement n’était jamais aussi complet que lorsqu’elle pouvait partir dans tous les sens. La plupart des joueurs habitués ne l’écoutaient même plus et se contentaient de fixer la boule en laissant sa voix être un murmure ambiant indistinct.

Mais cette homme était différent. Non seulement il ne se formalisa pas de l’incongruité de la remarque de la demoiselle chat, mais en plus, il y répondit de la façon la plus naturelle qui soit, comme si c’était véritablement une chose tout à fait discutable que la vie sexuelle des oiseaux de la terre la plus glacée de la planète. Cheshire était étonnée mais cela ne se vit pas, elle ne se troubla pas et lui offrit son sourire le plus mystérieux et le plus désarmant. Elle répondit d’une manière aussi désinvolte que ravie. Finalement, trouver quelqu’un qui ne se trouble pas de ses âneries pouvait être intéressant.

« Voyez-vous ça ! Voilà qui est des plus intéressants. Vous semblez vous y connaître. »

Il cherchait une joueuse compulsive. Il était clairement dans le bon endroit pour ça. Il y en avait plein dans le casino, qui venaient régulièrement et qui jouaient compulsivement, généralement facilement à la roulette, puisque c’était le jeu avec le plus de hasard. Elle aimait bien les habitués, elle les saluait avec ses propos tortueux qu’ils n’écoutaient plus. Elle aimait voir le chaos dans leur regard quand ils dévisageaient la petite balle, persuadés de pouvoir influencer son cours. Mais si elle-même ne le pouvait pas, comment le pourraient-ils ? La chaos dans toute sa splendeur, c’était ainsi qu’elle s’amusait, pour sa part.

Pour ce qui était de la personne recherchée par cet homme, il était évident qu’elle devait fréquenter le casino si elle était là. Malheureusement, la majorité de ce qu’il lui disait ne consistait pas en un trait distinctif. Des blondes avec une poitrine imposante, il y en avait un certain nombre qui fréquentaient le casino. Elle ne se souvenait pas d’une marque bleue sur le front telle qu’il la découvrait mais elle était bien placée pour savoir que les caractéristiques physiologiques pouvaient changer en entrant dans cette ville. Elle était peut-être là régulièrement sans que Cheshire ne puisse réellement l’identifier.

« Je ne me souviens pas d’une telle marque. Quant à de jolies blondes, nous en avons quelques unes. Peut-être devriez-vous rester et observer ce qui va se passer. C’est toujours passionnant, croyez-moi. »

En réalité, la vie sexuelle des animaux n'intéressait pas beaucoup non plus Cheshire. Le sujet lui était venu comme beaucoup d'autres, et son cerveau dingue avait décidé de lui faire penser à ça sans raison particulière. Le plus stupéfiant était encore qu'elle continue d'en parler alors que cela n'intéressait ni elle ni son interlocuteur. C'était le propre de son esprit fou de passer du temps sur des choses inutiles, ce qui rendait aussi complètement fou ses interlocuteurs. Quand ils commençaient à ne plus pouvoir la suivre, ils se concentraient sur la roulette et elle faisait alors du chiffre. Dans tous les cas, elle était contente.

« C'est absolument fascinant », déclara-t-elle en souriant de toutes ses dents, alors qu'il n'y avait rien de fascinant dans tout cela. C'était, tout au plus, un fait.

Comme elle n'avait aucune information sur l'objet de ses recherches, elle lui suggéra de rester et de regarder autour de lui. Ce n'était pas un mauvais conseil dans la mesure où il verrait peut-être quelque chose susceptible de l'informer de la situation de son amie, mais cela était aussi incertain que farfelu, et l'on pouvait comprendre qu’il n'ait pas envie de rester assis à regarder les gens passer, jouer au perdre, alors qu'il ne connaissait aucun d'entre eux. La croupière n'avait l'intention de l'encourager ni dans une voie ni dans une autre, préférant laisser le pouvoir au chaos et à l'incertitude.

« C'est vous qui voyez. »

Ce qu'il y avait de plus surprenant avec elle, c'était qu’à aucun moment, elle ne perdait son sourire comme si rien ne pouvait la vexer ou la déranger et qu'elle se fichait complètement que l'on tienne compte ou pas de son avis. Le pire, c'était que c'était le cas. Il était difficile d'obtenir d'elle une réponse fiable et sincère et il était d'autant plus compliqué de se faire une opinion à partir de ses propos. Tout ce que l'on pouvait faire, à la rigueur, c'était se fier à ce qu'elle disait avoir vu ou ne pas vu. C'était le domaine où elle était encore honnête car elle ne mentait pas frontalement.

« Qui peut savoir ? Ceux qui le vendent prétendent que oui et ceux qui le boivent sont trop saouls pour dire le contraire. C’est un scandale. »

Cheshire l’aimait bien ce type. Sa façon de chercher les réponses dans le chaos lui convenait bien. De toute façon, il ne fallait pas qu'il espère obtenir d'autres indices de quelqu'un comme elle. Dans son esprit, tout était tellement chaotique que ce qui ressortait de sa bouche et de son analyse de la vie ne pouvait que l'être aussi. c'était par le chaos qu'elle se définissait et c'était ainsi qu'elle trouvait son chemin, généralement en rendant complètement dingue les gens autour d'elle. Que cet homme ne se laisse pas rendre dingue par ses propos décousus et ses allusions sans aucun sens méritait une certaine admiration.

« Le hasard est vraiment quelque chose d'extraordinaire. Vous ne savez pas sur quoi la flèche va s'arrêter et il n'y a aucun moyen de le savoir à l'avance, imprévisible et peu enclin à faire plaisir, voilà ce qu'est le hasard. »

Et si le monde entier l'écoutait, il se fierait entièrement au hasard pour définir sa vie, ses actes et tout ce qui était part de lui-même. Mais elle savait qu’il y avait des gens qui voulaient des certitudes qui avaient besoin de logique, qui n'aimaient pas la folie. Ces gens ne pouvaient accepter le monde de Cheshire et c'était bien triste mais c'était comme ça. Il fallait accepter le chaos pour pouvoir comprendre quelqu'un comme la féline croupière de ce casino. Mais l'homme ne semblait pas fermé à cette idée et il était même prêt à accepter ces suggestions de rester, de regarder, de profiter du chaos ambiant. Il avait bon goût cet homme.

« Je crois entre apercevoir plusieurs femmes blondes là-bas au loin. Peut-être le hasard s'en mêle-t-il, mais quelque chose me fait dire que même le hasard ne pourra rien pour vous si vous ne regardez que les brunes. »

C’était peut-être énigmatique mais il était fondamental de se rappeler que lorsqu'on cherchait quelque chose, même en laissant le hasard faire ses preuves, il ne fallait pas pour autant partir complètement à l'opposé de ce que l'on souhaitait. Comme elle l'avait dit à Alice qui voulait savoir quel chemin elle devait prendre, le chemin à envisager était toujours celui qui menait à l'endroit où vous vouliez allez. Choisir un autre chemin ne serait pas seulement fou, ce serait aussi idiot. Et aussi étonnant que cela puisse paraître, la jeune femme pouvait apparaître complètement folle, mais elle n'en était pas moins futée.

Elle se demanda pourquoi l'homme continuait de s'intéresser à elle. Après tout, elle n'avait rien à voir avec la personne qu’il cherchait. Mais comme ça ne la dérangeait pas plus que ça de répondre à ses questions, parce qu'elle aimait les échanges qui n'aboutissaient à rien et les discussions sans grand rapport les unes avec les autres, elle choisit de ne pas ignorer ces questions. Fondamentalement, elle avait choisi cet endroit pour deux raisons, il lui fallait un travail et ce travail était cool. Elle avait besoin de s'épanouir dans un univers ou les vies se composaient de chaos et elle l'avait trouvé à cet endroit. Mais les réponses de Cheshire n'étaient jamais aussi simple que la réalité pouvait l'être.

« Qu’y a-t-il de plus fou que ces jeux où l'on ne sait absolument pas ce qui va se passer ? N'est-ce pas fascinant et n'est-ce pas merveilleux de ne rien pouvoir prévoir et de laisser le chaos se charger de savoir qui gagne où qui perd ? Je m'amuse follement de cette façon et je peux m'acheter ma bouteille de lait en sortant. C'est une façon plutôt agréable de mener sa vie je trouve. »

Basé sa vie sur l'univers du chaos en étant persuadé d'y trouver le sens de la vie, voilà une philosophie qui plaisait bien à Cheshire. Elle n'y avait jamais songé de la sorte, mais il était vrai que sa propre vie utilisait le chaos pour y trouver son sens. C'était dans ce monde que tout lui paraissait naturel et c'était de cette façon qu'elle avait vraiment l'impression de vivre sa vie. Mais il fallait dire aussi que le Pays des Merveilles était un monde dans lequel le chaos prévalait. C'était pour cette raison qu’elle s'était toujours sentie à sa place. Elle l'avait recherché en arrivant ici.

L'homme parla de trouver son chemin à travers le chaos et de grands philosophes qui prenaient cette direction face à quelque chose comme ce qu'elle décrivait. Elle ne savait pas si elle pouvait être qualifiée de philosophe. Mais cela faisait partie des considérations dont elle se moquait bien. Elle n'avait pas besoin de se poser la question pour savoir que son chemin de vie était tout tracé et qu'il voyageait à travers le chaos. Elle le savait depuis longtemps mais elle n'irait pas jusqu'à dire que cela allait lui apporter le savoir et la maîtrise. Elle cherchait surtout à ne rien maîtriser.

« Comme tout ceci est fascinant, mais cela veut-il dire qu'il faille se poser et réfléchir ? Je ne suis pas certaine que ce soit quelque chose que j'ai très envie de faire. Je ne dis pas que ce soit inutile, mais on ne peut pas vraiment dire que ce soit amusant n'est-ce pas ? Moi je préfère ce qui me vient sans me poser de questions, Je préfère m'amuser, c'est ainsi que les choses me plaisent dans la vie. »

Cheshire connaissait ce genre de femme qui était plongé dans le jeu, comme d'autres étaient plongés dans le travail ou la passion. On parlait d'ailleurs de passion du jeu. Ce genre de personne n'aurait jamais remarqué cet homme, même si elle le connaissait et peut-être même si elle l'aimait, si elle était absorbée par le jeu. Elle ne ferait que se concentrer sur ce qui la préoccupait et peu importerait toute l'attention que quelqu'un d'autre pourrait lui donner. Cela n'aurait aucun impact sur elle. Elle le savait bien pour avoir constater la présence de ce genre de femme auprès d'elle.

« C'est à vous de chercher, c'est votre quête, pas la sienne. Elle ne se dissimulera pas à vous, mais elle ne vous trouvera pas. Il lui est impossible de vous chercher si elle est en ces lieux. »

Elle comprenait mieux pour quelle raison il acceptait autant l'influence du chaos dans la vie. C'était une chose plus facile pour lui compte tenu du fait qu'il puisait l'inspiration dans la nourriture du chaos. C'était un échange et elle aimait cette idée. Elle-même, elle en avait des histoires à raconter et elle l'avait déjà démontré en racontant toutes sortes de choses à Alice. mais Alice n'était pas ici, et elle avait besoin d'oreilles pour écouter tout ce qu'elle avait à raconter. Il était la proie idéale, d'autant qu'elle ne verrait aucun inconvénient s'il décidait d'utiliser ces histoires pour inspirer les siennes.

« Si vous saviez combien de personnages chaotiques et complètement dingues je pourrais vous conter l'histoire. Votre plume n'aurait jamais assez de toute une vie pour dédier des histoires à tout ce monde. »

Il n'y avait pas à dire, ce type avait quelque chose de poétique. Sa façon de parler de la pureté qu'elle pouvait être lui semblait plutôt curieuse mais intéressante. Pour toute réponse à sa remarque, elle lui offrit son traditionnel sourire à pleine dents. Elle n'aurait pas su quoi en dire de plus. Elle ne se trouvait ni pure ni innocente mais elle n'avait clairement pas de mauvaises intentions et la plupart du temps, elle se contentait d'observer la folie du monde sans y prêter plus attention que cela. C'était l'univers naturel dans laquelle elle évoluait et c'était ceux qui avaient l'air raisonnables qui lui semblaient venir d'une autre planète.

Cet homme semblait déterminé à trouver du sens derrière la pensée de Cheshire. Elle n'avait aucune intention de l'en empêcher, mais tout ceci lui était profondément indifférent. Elle ne recherchait pas le sens, ni les intérêts. Elle se contentait de ne garder que la folie et rien d'autre. Elle savait que pourtant, à son stand, il y en avait beaucoup pour réfléchir à la solution de comment prévoir et maîtriser le chaos. Ils étaient persuadés de pouvoir ainsi prédire ce que la boule allait faire et gagner. ils appelaient ça la probabilité. Cheshire était bien loin de ces concepts. Il n'y avait, pour elle, qu'une chose à faire, c'était laisser le chaos être ce qu'il voulait.

« Je n'en sais absolument rien », répondit-elle avec un grand sourire fier en en faisant un geste avec les bras et les mains qui indiquait combien elle s'en moquait.

L'homme était proprement fascinant. Il cherchait à donner du sens à ce qui n'en avait pas et à voir dans le comportement chaotique un intérêt qui semblait tout mystérieux à la demoiselle chat et qui pourtant, n'était pas complètement faux. Il suffisait de se perdre à l'endroit où on le voulait pour se sentir parfois heureux et comblé. Il était vrai que ce n'était pas vraiment une bonne chose de se consacrer exclusivement au jeu qui pouvait être addictif et faire perdre le sens des réalités. Cela dit, Cheshire aimait beaucoup plonger loin de la réalité dans le monde de la folie pure. Elle y retrouvait une ambiance qui était presque exclusivement la sienne.

« Quand Alice est arrivé au Pays des Merveilles, elle aussi avait besoin d'être guidée. Elle voulait savoir dans quelle direction se diriger. N'est-ce pas évident ? Ma foi, cela dépend de l'endroit où l'on veut se rendre. C'est ce que je lui ai dit. Elle voulait se rendre dans un jardin. Il avait l'air sûr, mais quelquefois, les endroits qui ont l'air sûrs ne le sont pas du tout. Vous ne trouvez pas que c'est un scandale ? A votre avis, cet endroit a-t-il l'air sûr pour votre amie ? »

Les réponses aux questions que l'on ne se posait pas étaient les meilleurs. Cheshire adorait que l'on réponde à des questions qu'elle n'avait pas posées. Cela lui procurait des anecdotes particulièrement inattendues et sans aucun rapport avec la situation et c'était exactement le genre de choses susceptibles de lui plaire. Elle était donc totalement en accord avec son interlocuteur sur la question. De son côté, il avait envie d'entendre ces histoires dont elle parlait de gens complètement dingues. Cheshire se rappela notamment un vieil ami, qu'elle n'avait eu que peu l'occasion de voir en particulier, mais qu'elle aurait été heureuse de revoir, rien que parce qu'il était particulièrement et délicieusement fou.

« J'avais un ami, c'était un lièvre. Avec son meilleur ami, ils passaient leur temps à boire du thé. Il faut dire que chez eux, c'était toujours l'heure du thé parce qu'ils s'étaient disputés avec le Temps. Je crois que c'est le Chapelier qui l'avait contrarié. Mais le lièvre était un bon ami, vous savez. Il restait avec le Chapelier jusqu'à ce que ce ne soit plus l'heure du thé. Du coup, bien entendu, il était toujours là-bas. »

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Cet homme ne semblait pas faire partie de ceux qui étaient agacés ou se lassaient de converser avec une personne dont les propos étaient complètement dépourvus de sens. Il ne fallait généralement pas longtemps à quelqu'un pour décider que ça ne valait pas la peine de discuter avec quelqu'un qui n'était pas capable de dire des choses sensées. Et il ne fallait pas longtemps pour se rendre compte que c'était bien le cas de Cheshire. Même quand le type semblait y voir une philosophie de vie, elle continuait à n’y mettre aucune intention et elle appréciait seulement le chaos pour ce qu'il était, une force qui rendait le quotidien complètement imprévisible.

Depuis qu'elle était dans ce monde, Cheshire n'avait connu personne qui se soit disputée avec le Temps. Partout et pour tous, le temps s'écoulait tout à fait normalement sans embêter personne dans la réalité de ce monde ci. Elle était persuadée que ce serait un endroit curieux pour le Chapelier et le Lièvre qui n'avaient plus l'habitude de voir le temps s'écouler normalement. Mais pour elle qui avait toujours vécu en dehors de leur demeure, c'était assez normal. En revanche, il était peut-être possible que cet homme ait fait une expérience qui ressemble à une dispute avec le Temps. Mais il paraissait clair à l'ancienne chatte que cela ne pouvait pas être exactement pareil.

« Ca a dû être une expérience tout à fait fascinante mais ne croyez-vous pas que cela vous aurait paru difficile de prolonger ce moment éternellement parce que vous n'auriez pas bien marqué le Temps. Vous savez, ce n'est guère facile d'être toujours obligé de prendre le thé. »

La jeune femme écouta l'homme qui philosophait sur la comparaison entre un labyrinthe et un endroit sûr. Cheshire n'était pas certaine de voir le rapport entre les deux, mais c'était absolument sans importance. Elle disait souvent des choses qui n'avaient pas de rapport les unes avec les autres. Cet homme serait sûrement un très bon habitant pour le Pays des Merveilles. Elle se demanda aussi à quel point cet endroit était un Pays des Merveilles pour les personnes qui y venaient. Cela y ressemblait. Il était plein de merveilles et le chaos y régnait en maître. Au Pays des Merveilles, tout le monde était dingue, mais elle n'aurait pas été surprise d'apprendre que c'était aussi le cas de tous ceux qui vivaient ici.

« Cet endroit ressemble au Pays des Merveilles. Il y a des gens dingues, de la folie, du chaos et puis, il y a moi. Mais je n'ai jamais su pourquoi Alice avait tellement besoin d'une cachette sûre. Je suppose que c'est le genre de question qu'il faut poser, mais j'ai oublié », dit-elle en écartant les bras comme si elle faisait mine que ça n'avait pas été quelque chose de si grave et en tout cas d'involontaire.[/b] »

Explorer les chemins mystérieux en sachant que ce qu'ils allaient vous apporter n'avait aucune logique et ne pouvait que vous enfoncer encore un peu plus dans la folie, c'était un comportement qui tenait lieu de l'inconscience, ou peut-être de l'insouciance. En tout cas, il ne fallait pas demander à quelqu'un qui résonnait selon ce schéma là, comme c'était son cas de proposer un raisonnement et de déduire des choses. Le mieux que Cheshire puisse faire, c'était de vous écouter et de vous aider à divaguer encore plus loin. Les divagations, c'était l'essentiel de ce qui était amusant.

« A la vôtre », répliqua-t-elle en levant son verre. « Si vous cherchez le chaos et la folie, vous avez trouvé l'endroit de vos rêves. »

Ce qu'il y avait de désespérant chez cet homme, c'était qu'il continuait à penser que la folie et le chaos allaient lui apporter des choses. Fallait-il donc toujours qu'il y ait quelque chose à apporter ? La demoiselle n'avait jamais réfléchi jusque-là et réfléchir ne semblait pas être au centre de ses préoccupations. C'était aux autres d'avoir des quêtes et elle n'était là que pour leur donner des pistes énigmatiques et d'une fiabilité incertaine pour poursuivre cette quête. Ces voies qu’elle conseillait généreusement était d'autant plus incertaine que la demoiselle n’en savait pas long sur tous les sujets.

« Si l'objet de votre quête est une personne, alors il ne faut pas rester loin des personnes pour la trouver mais si votre quête est une idée, alors vous ne pourriez être sûr de la dénicher un jour. Il est peut-être plus facile de ne pas avoir de quête du tout, ne croyez-vous pas ? »

Cet homme venait de définir exactement et précisément ce qu'elle ressentait vis-à-vis du chaos. C'était cette beauté insondable qu'elle recherchait en tout temps, non seulement parce qu'elle la trouvait belle, mais surtout parce que le chaos était l'ingrédient principal du Pays des Merveilles et qu'elle se sentait donc en son sein comme chez elle. Analyser le chaos reviendrait à analyser le pays où elle vivait et elle n'en avait pas envie. Elle n'était pas là pour comprendre le monde mais pour y vivre et pour s'y amuser. Ce n'était qu'ainsi qu'elle se sentait le plus à l'aise.

« Le chaos peut forger des mondes et les transformer en un univers peuplé de magie et de choses déroutantes mais fascinantes. On rêve d'un tel monde, vous savez. »

Surtout les enfants. Le chaos était l'ingrédient le plus connu des rêves enfantins. Parce qu'il n'y avait pas besoin que ça soit logique pour plaire à un enfant et il n'y avait pas besoin que ce soit raisonnable pour que l'enfant soit comblé. Les rêves des enfants peuplaient le Pays des Merveilles de créatures plus fantasques les uns que les autres. Il était dommage qu'ils aient fait suffisamment de cauchemars pour intégrer un être comme la Reine de Cœur dans ce système. Le chaos était chouette, la destruction l'était un peu moins.

Il ne lui arrivait pas souvent d'envisager des contacts avec le temps. En ce qui la concernait, elle avait tendance à le laisser s'écouler sans qu'il ait de véritable impact sur sa vie. Après tout, ce n'était pas avec elle qu'il s'était fâché et elle ne le connaissait pas intimement. Elle préférait encore danser avec le Lièvre de Mars mais elle n'en avait pas souvent l'occasion. C’était plutôt avec le Chapelier Fou qu'il dansait souvent. Elle ne pouvait pas lui en vouloir de lui consacrer des instants puisque le pauvre se retrouvait coincé à l'heure du thé et que ce n'était pas drôle de boire le thé tout seul.

« Je n'avais jamais envisagé de danser avec le Temps. C’est vrai qu'une bonne valse, c'est toujours sympa, mais je crois qu'il était beaucoup trop occupé pour danser avec moi. Et puis imaginez que je ne marque pas bien le temps pendant que je danse, il aurait pu se fâcher comme il l'a fait avec mes amis. Je n'aimerais pas trop que le Temps soit fâché contre moi, ce doit être déplaisant vous ne croyez pas ? »

Elle trouvait étrange ces personnes qui avaient forcément besoin d'une quête dans leur vie pour ce sentir épanouies. La plupart des gens ne pouvaient pas admettre l'éventualité que la clé des choses soit justement l'absence de sens. Elle n'irait pas jusqu'à dire qu'elle était en avance sur son temps, parce que déjà, il n'était pas question de prendre les devants face au Temps et en plus, la plupart des gens se fichaient de ces considérations. Mais elle aimait sa façon de penser et ne pas dépendre de quête pour avoir l'impression d'avancer vers son avenir. Cet homme était obsédé par la quête, elle voulait lui donner un autre regard.

« Et si la véritable force, le véritable courage était justement d'admettre que rien n'a de sens et que les quêtes sont vaines car elles n'apportent rien de concret et ne donnent pas un réel sens à ce qui nous entoure. Peut-être que l'enjeu est justement de savoir s'abandonner plutôt que de chercher absolument une réponse. Si le renoncement à la cohérence est la réponse, le chemin sera dur pour bien du monde. »

Cheshire ne savait pas pourquoi elle voulait absolument retrouver le Pays des Merveilles dans ce qu'elle vivait dans ce monde, mais c'était un fait qu'elle avait choisi l'endroit qui lui faisait le plus penser au Pays des Merveilles. Embrasser le chaos lui semblait un bon plan alors elle leva son verre en même temps que son interlocuteur même si elle n'était pas certaine d'avoir vraiment envie de célébrer le chaos à sa manière à lui. Elle le célébrait en l'embrassant pleinement et cela lui fit penser à ce qu'il venait de lui dire. Il était certain que cet objectif avait une portée à laquelle elle ne s'attendait pas.

« Je n'embrasse peut-être pas vos quêtes, mais le chaos, je l'embrasse et je l'invite dans tous les aspects de ma vie. Oh, cela ressemble à une religion. Je pourrais créer une religion basée sur le chaos mais ce serait trop de travail pour s'en occuper. Je suis un chat, j'aime me prélasser. »

Quand il lui demanda si elle n'avait pas envie de trouver quelqu'un dans ce monde, elle pensa forcément à ses amis et à tous les gens qu'elle connaissait et elle devait reconnaître qu'il y en avait à qui elle n'était pas indifférente. Ça ne voulait pas dire qu'il fallait absolument qu'elle s'y accroche à toutes griffes, mais si elle les voyait, elle irait les saluer. En fondamentalement, Cheshire préférait ne pas exiger quoi que ce soit de la vie afin de ne pas être déçue. Il y avait suffisamment de choses intéressantes qui advenaient pour qu'elle trouve une forme de satisfaction qui lui suffisait amplement.

« Je suppose qu'il est un certain nombre de personnes qu'il ne me déplairait pas de voir, mais je ne dépends pas de ça pour combler ma vie. Il vaut mieux profiter de chaque plaisir plutôt que de chercher à atteindre quelque chose qu'on ne peut pas avoir. Je suis certaine que c'est une façon comme une autre de trouver un certain enthousiasme à la vie. Vous parlez de folie mais peut-être est-ce ce monde qui est fou de chercher partout ce qu'il ne peut trouver. Vous avez pensé à cela ? La folie est-elle dans la quête ou dans l'absence de quête ? Je crois que la folie est dans l'inadéquation entre le rêve et la réalité, surtout quand le rêve devient une obsession. Je crois donc que les obsessions sont une chose merveilleuse. »

S’il y avait bien une chose dans le chaos que Cheshire ne voulait pas apprivoiser, c’était la possibilité de le contrôler, de le maîtriser. La maîtrise du chaos en enlevait tout l’aspect amusant à son sens. Il viendrait un moment où tout ne serait plus aussi chaotique dans sa vie, où certaines choses prendraient une place précise, mais cette place, sur cet élément ponctuel et momentané, serait dicté par la capacité de cette choses à satisfaire le tumulte de son âme. Les seuls moments où elle apaisait le tumulte, c’était quand elle se prélassait en haut d’un arbre et encore, elle observait ce que le hasard de la nature mettait en sa présence.

« Tout ici n’a pas la même hauteur de chaos. Voyez cette table que vous observez. Quand on utilise un jeu de cartes, dont on connait la composition, et que celles-ci ne sont pas remélangées pendant un long moment, le chaos n’est plus tant, la chance peut devenir prédictibilité. Mais voyez-vous, cela n’est guère amusant. »

Elle avait rapidement appris qu’un croupier habile peut manipuler les résultats, même à la roulette. D’aucuns parmi ses collègues lui avaient demandé pourquoi elle n’essayait pas de faire plaisir au patron en contrôlant les gains. Mais elle ne le voulait pas, car cela perdrait de sa saveur. Si elle savait généralement, à-présent, au moment où la boule tombait dans le jeu, à quel endroit elle allait terminer, elle ne cherchait pas à le prévoir. Elle n’y voyait pas grand intérêt et le lancer initial continuait donc d’être aléatoire, ce qu’elle aimait.

« Un bon croupier peut lancer la boule de la roulette pour avoir le résultat qu’il veut. Bien entendu, le hasard peut être dérouté. La force de la conservation de sa personnalité est, dans ce cas, de renoncer à faire un choix. Et là, on se sent vraiment libre. »

Malgré le fait qu’il disait ne pas chercher à dominer la situation, il se refusait encore à laisser le chaos le dominer. Il était réfractaire, mais Cheshire ne lui en voulait pas. Il n’y avait aucun mal à vouloir maîtriser ce qui ne devrait jamais être maîtrisé, pour peu qu’on soit capable de supporter la sensation d’échec causée par cela. Pour Cheshire, il n’y avait jamais de vrai échec, parce qu’il n’y avait pas de vrai désir de succès. Cela avait quelque chose de reposant, d’apaisant. Et elle avait tenté d’apaiser un peu cet homme, par son abandon au chaos.

« N’hésitez jamais à revenir pour chercher. »

Elle sourit à pleines dents comme une invitation à utiliser une marque de dentifrice, et elle le regarda partir vers son destin du jour, quel qu’il puisse être. Il n’avait pas trouvé sa belle, mais tout le travail n’était-il pas dans la recherche ? Et alors, trouver serait décevant. Cheshire espérait qu’elle aurait toujours des choses à chercher.