La journée avait été éreintante - comme pratiquement toutes celles qui l'avaient précédée et celles qui la suivraient. Tout ce qu'il pouvait au moins espérer pour cette fois, c'était que son boss ne ferait cette fois pas d'histoires quant au fait de lui payer les heures supplémentaires qu'il avait prestées. Peut-être que sa grande gueule aurait dû s'ouvrir pour ce genre d'injustices plutôt que pour d'autres trucs futiles, mais il voyait tellement cette place quoi qu'ingrate comme une chance qu'il préférait généralement faire profil bas et la boucler. Ce n'était de toute façon pas le poste qu'il rêvait d'occuper pour le restant de ses jours, mais pour l'instant ça lui rapportait suffisamment que pour lui permettre de payer son loyer seul sans avoir à supporter un colocataire et c'était tout ce qui l'importait. Après l'enfance et l'adolescence qu'il avait vécues, il ne pouvait qu'apprécier un peu de calme sous un toit où seules ses règles étaient dictées et où il pouvait se terrer à la fin de la journée sans avoir à endurer des reproches plus ou moins fondés.

Fredonnant distraitement l'air de la musique qui passait à la radio, il occupait ce qu'il espérait être sa dernière demi-heure de service en réorganisant quelques rayons lorsqu'il l'avait aperçue. Pendant un instant, il avait pensé se tromper. Si ce gars l'avait confondu avec une autre personne lorsqu'il s'était retrouvé au cimetière, peut-être que Nancy aussi avait quelqu'un qui lui ressemblait à s'y méprendre au sein de cette ville. D'autant plus que ce ventre particulièrement rebondi aurait appuyé cette hypothèse si la brune ne lui avait pas donné l'impression d'avoir vu un fantôme dès l'instant où leurs regards s'étaient croisés. Les yeux écarquillés de surprise, Billy n'en menait visiblement pas beaucoup plus large qu'elle à en juger par la façon dont elle reculait prudemment.

« Wheeler ? Depuis quand t'as un polichinelle dans le tiroir ? »

L'expression était sortie tout naturellement et il se mordit la langue : ce n'était peut-être pas la meilleure des façons pour réussir à faire amende honorable. Finalement, peut-être que l'expression conseillant de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de prendre la parole n'était pas de si mauvais conseil dans certaines situations - telles que celle-là. Et pourtant, l'envie de plaisanter quant à qui pouvait être le potentiel géniteur entre Harrington et Byers se montra l'espace d'un instant particulièrement attrayante.

« J'voulais dire euh... félicitations, enfin je crois. »

Peut-être était-il en train de s'enfoncer encore davantage si elle ne voulait pas de cette grossesse, mais probablement était-ce une formule un peu plus polie que la précédente.

Un semblant de sourire mal assuré étire ses lèvres aux deux mots que son interlocutrice laisse échapper : aux yeux de n’importe quelle personne n’ayant rien vécu de ce qu’ils avaient pu endurer, probablement sonneraient-ils comme presque déments voir carrément risibles. Aux siens, ils paraissent pourtant tout-à-fait légitimes. Si lui-même conservait des cauchemars récurrents de son expérience avec le Mindflayer, le jeune homme ne pouvait que comprendre le ressenti de ceux ayant eu la malchance de le croiser dans cet état. Pourtant, le ventre rebondi de la demoiselle qui lui fait face semble bien vite le marquer davantage que la mésaventure qu’ils avaient pu vivre, à en juger par le regard écarquillé qu’il lui lance.

S’il garde le silence un instant en tentant d’assimiler l’information, son esprit se débattant avec la pensée qu’il ne se serait jamais imaginé devoir gérer un enfant en ayant pourtant le même âge que la jeune femme, c’est l’identité du père qui le laisse finalement le plus dubitatif. Si les deux options qui lui semblaient les plus évidentes étaient balayées d’un revers de la main, qui restait-il ? Et pourquoi avait-elle autant de choix qui s’offraient à elle au point d’avoir visiblement trouvé celui avec qui elle souhaitait fonder une famille alors que lui n’avait accumulé que quelques petites amourettes sans grande importance en l’espace de trois ans ? Peut-être était-elle arrivée avant lui. Oui, ça devait sans doute être ça.

« Certains ont visiblement eu moins de mal à embrasser cette nouvelle vie que d’autres, je suppose » Se contente-t-il initialement de commenter avec un rictus amusé en espérant que son manque de tact naturel ne passerait pas pour une pique. « Est-ce que je connais l’heureux élu ? » Bien qu’il y ait bon nombre de chances qu’il ne le connaisse pas vu la quantité de nouvelles têtes présentes dans cette ville, autant s’en assurer directement pour éviter un éventuel quiproquo susceptible de devenir gênant s’il était appelé à les croiser en famille à l’avenir.

L’espace d’un moment, son esprit dérive en s’imaginant à sa place. Est-ce qu’il serait prêt pour ce type de vie même lorsqu’il aurait dix ans de plus, en y réfléchissant ? Peu importe l’âge qu’il aurait, s’imaginer en train de se balader avec une poussette en tenant la main d’un second rejeton n’était pas une vision qui lui mettait du baume au cœur. Comment pourrait-il être un bon exemple parental en ayant toujours eu des visions dysfonctionnelles sous les yeux ? Entre une mère absente et un père… dont il n’avait pas besoin de s’étendre à faire le descriptif, il aurait probablement toujours bien trop peur de répéter l’un de ces deux schémas que pour courir le risque.

« Approximativement trois ans. C’était un peu déstabilisant au départ d’avoir l’occasion de respirer à nouveau mais je ne me plains pas que ce soit ici plutôt que dans l’autre trou pourri. »

Au moins ici, il y avait la plage et suffisamment de personnes que pour passer presque inaperçu – ça lui rappellerait presque l’endroit dont il était originairement issu et dont il avait toujours été atrocement nostalgique, lui faisant prendre instantanément Hawkins et ses habitants en grippe lorsqu’il avait été contraint de s’y installer.

« Et toi ? lui retourne-t-il la question d’un air faussement désinvolte alors que tout son être prie pour qu’elle lui annonce une durée supérieure pouvant justifier que sa vie ait évolué d’une façon aussi significative alors que la sienne restait pathétiquement… la même. »

« C’est déjà le principal, ce bébé sera certainement un chanceux. »

Loin de lui l’envie de flatter l’ego de son interlocutrice, mais les déconvenues qu’ils avaient pu avoir par le passé ne le rendraient pas partial pour autant : en ayant gagné un peu d’âge et de maturité, Nancy était probablement l’une des personnes les mieux placées de celles qu’il avait connues au lycée pour décider d’avoir un enfant. C’était néanmoins un peu ironique à ses yeux qu’elle n’ait pas décidé de le concevoir avec Steve, qui était déjà pratiquement une figure parentale pour toute la bande de gamins dont Max avait fait partie – et qui avait d’ailleurs toujours été plus digne d’un potentiel rôle de grand frère que lui-même. Il grimace légèrement à cette pensée, préférant éviter de l’ébruiter.

« Au moins, tu ne t’éloignes jamais vraiment des sentiers battus. »

Et il imaginait tout-à-fait ce que ça avait pu être de retrouver finalement une tête connue dans cet univers vaste et si peu familier : pas étonnant de réussir à se trouver des points communs et de lier avec à peu près n’importe quelle personne susceptible de vous apporter un semblant de familiarité et de compatir à ce que vous avez pu vivre. Pourtant, lorsqu’elle lui donne finalement un nom, l’ancien basketteur donne l’impression que ses yeux vont lui sortir de la boîte crânienne. Si quelques pistes de potentiels géniteurs avaient commencé à défiler dans son esprit, Eddie Munson se serait certainement trouvé tout en bas de la dernière d’entre elles.

« Très bien, oui. »

Et son expression médusée laissait largement sous-entendre que celle-là, il ne l’avait absolument pas vue venir. S’il ne s’était jamais intéressé plus que nécessaire aux fréquentations de l’étudiante, le blond était convaincu qu’il ne l’avait jamais aperçue en compagnie du principal concerné à l’époque où ils vivaient encore tous à Hawkins. Une personne de plus à qui il ne s’était pas privé de faire vivre la misère ; à l’époque, l’outsider s’était imposé comme une cible évidente. Complètement aux antipodes de ce qui se fondait dans la société, il était déjà de ceux que la majorité des étudiants regardait d’un œil sceptique ; ceux que lui-même regardait avec un mélange de dédain et d’envie. Aussi, il décide de ne pas insister davantage sur ce sujet : dans tous les cas, il sait que cette entrevue lui reviendra probablement aux oreilles lorsqu’elle rentrera à la maison et que le principal concerné ne se privera pas de lui faire sa publicité. Mérité, cela dit.

« Ça ne doit pas être évident de s’y habituer lorsqu’on a toujours vécu dans un cadre aussi pou… reclus. »

Si lui y retrouvait facilement ses marques grâce à des souvenirs qui ne s’étaient jamais vraiment effacés et dont il avait été maintes fois nostalgique, ça ne devait pas forcément être le cas de tout le monde. Sa prochaine question le prit un peu de court, ne sachant pas vraiment à quel point il pouvait se montrer transparent avec elle. Pourtant, elle était la première personne qu’il reconnaissait depuis son arrivée ici et dans tous les cas… les cartes avaient été redistribuées il y a maintenant quatre ans de cela. Estimant finalement qu’il n’avait pas grand-chose à perdre, ce fut finalement la voie de la transparence qu’il choisit.

« Je n’ai pas à me plaindre. On ne peut pas dire que ce soit le grand luxe mais c’est suffisant. Et surtout, je n’ai plus mon paternel dans les pattes et ça excède tout ce que j’aurai pu attendre. »

Lui qui s’était à plusieurs fois senti coupable de souhaiter que son père ne rentre pas d’une conduite trop alcoolisée ou d’un accident quelconque se trouvait finalement plutôt contenté de l’alternative qui lui avait été offerte : il avait été celui qui avait perdu la vie, mais ça lui avait permis d’en construire une nouvelle qu’il n’aurait probablement pas pu imaginer avant bien des années s’il était resté. Au-delà de simplement survivre, il avait pu apprendre à vivre. Pendant quelques secondes, il se mordille l’intérieur de la joue le temps de trouver le courage de finalement prononcer la question qui lui brûlait les lèvres. Il avait besoin de savoir et personne d’autre n’ayant croisé sa route n’avait été susceptible de lui offrir une explication avant elle. Et pourtant, il avait désespérément besoin d’obtenir une réponse.

« … Qu’est devenue Max ? »

Le point-de-vue de Billy sur la parentalité n'était probablement le plus objectif qu'il soit. A ses yeux et bien qu'il ne l'exprimerait probablement jamais à haute voix, des enfants héritant de parents sains d'esprit et vivant des enfances dénuées de toute potentielle forme de violence ou d'abus quels qu'ils soient devraient déjà être considérés comme chanceux. Il s'agissait pourtant là du strict minimum, au point où beaucoup de personnes à qui il servirait ce genre de discours le regarderaient probablement avec de grands yeux indignés - et ce fut la raison pour laquelle il n'insista pas davantage sur le sujet. S'il était capable d'entretenir une relation neutre pour ne pas dire presque amicale avec quelqu'un qui l'avait autant méprisé par le passé, autant éviter de tout gâcher. Dans tous les cas, ce n'était pas comme s'il était du style à se confier.

Apprendre l'identité de la nouvelle personne partageant sa vie le ferait presque halluciner - parce que décidément, il ne comprend pas. Quoi qu'il soit bien connu que les gens changent au fil du temps, l'évolution de ses goûts en matière d'hommes restait particulièrement surprenante. Lorsqu'il l'avait connue, Nancy semblait osciller entre Steve et Jonathan et il avait déjà eu du mal à comprendre comment quelqu'un pouvait en pincer pour deux personnes aussi différentes. Alors rajouter Eddie Munson à l'équation ? Ca lui paraît presque encore plus surnaturel que tout ce qu'il a pu voir à Hawkins.

« Je pourrai dire que nous n'étions pas exactement les meilleurs amis du monde mais… je ne suis pas convaincu que ce serait particulièrement surprenant.»

Après, ce n'était pas comme si la véritable définition "d'amis" avait pu s'appliquer à qui que ce soit le concernant une fois qu'il eut mis les pieds dans cette ville des enfers. Quelquefois, il lui était arrivé de penser à ceux qu'il avait laissés derrière toi lorsqu'il avait été contraint de quitter la Californie. Parfois, ils lui manquaient même ouvertement - et il avait, l'espace de quelques jours seulement, pensé que Tommy pourrait occuper ce rôle. Evidemment, il avait rapidement déchanté en comprenant que ce n'était qu'un opportuniste traînant dans ses pattes parce qu'il étais la personne populaire avec laquelle il était bon de traîner à ce moment. Mais durant un court laps de temps, il y avait presque cru.

« Disons juste qu'à choisir entre Hawkins et cette île, le choix n'en est pas réellement un, n'est-ce pas ?»

Bien qu'elle ne soit visiblement pas décidée à défendre sa ville natale bec et ongles, ça restait probablement la meilleure façon de formuler les choses en risquant de l'offenser elle et ses probables souvenirs d'antan. Peut-être diabolisait-t-il tout particulièrement cet endroit à cause des souvenirs s'y rattachant, et que tout aurait été différent s'il était arrivé dans un état d'esprit un peu plus positif dés le départ. Est-ce qu'il y croyait ? Pas une seule seconde, mais il n'aurait dans tous les cas jamais l'occasion de vérifier si ses suspicions étaient avérées ou non.

« C'est vrai que c'est toujours un peu difficile, parfois. Il m'arrive encore d'avoir des moments où j'ai l'impression que je vais devoir rendre des comptes si j'agis de l'une ou l'autre façon alors que la seule personne à laquelle j'en dois de temps à autre est mon propre compte bancaire. »

Mais il n'estime avoir à gérer que des choses un peu banales de la vie d'adulte telles que le loyer, les taxes et autres choses ennuyantes mais régulières du quotidien. S'imaginer à sa place en train de se préparer pour accueillir un nouvel être humain dans sa vie d'ici quelques courts mois ? Aménager l'entièreté de son appartement dans l'idée d'héberger une nouvelle personne, aménager tout son quotidien pour recourir aux besoins de quelqu'un entièrement dépendant de lui ? Impossible à ses yeux.

« Hm… c'est gentil, merci ? Toi aussi ? »

Là, elle le prend de court. Répondre à quelqu'un lui souhaitant des choses positives reste encore quelque chose de nouveau avec lequel il a encore un peu de mal. Pas parce que l'intention n'y était pas, que du contraire, mais parce qu'il avait définitivement du mal à comprendre comment quelqu'un auquel il avait causé autant de tort pouvait lui souhaiter quoi que ce soit de bénéfique. Pourtant, il n'a pas le temps de cogiter bien longtemps sur la question : c'est lui qui met le sujet de Max sur le tapis mais la simple expression de Nancy suffit à lui faire penser au pire. Le temps qu'elle reprenne la parole, il retient d'ailleurs son souffle, presque suspendu à ses lèvres en dépit de l'appréhension qui fait accélérer son rythme cardiaque au point où il pourrait presque craindre l'arrêt s'il avait été un peu plus âgé.

« Cet endroit est immense… mais probablement pas infini pour autant, hein ?  »

La manière dont sa voix semble se fendre sur la fin de sa question aurait tendance à prouver que c'est en tout ce à quoi il a besoin de se rattacher pour l'instant : parce qu'il sait que maintenant que la présence des autres est avérée, il ne cessera jamais de la chercher jusqu'à pouvoir enfin s'assurer qu'elle allait bien. Il lui devait au moins ça.