Maintenant qu’elle avait retrouvé sa grande sœur, qu’elle savait que celle-ci tenait le P3 avec son fils cadet, Chris, Piper fréquentait assidûment l’établissement sur son temps libre. Pour l’heure, elle travaillait toujours chez Pop’s, après tout, il lui avait donné sa chance lorsqu’elle avait été dans le besoin, mais peut-être réfléchirait-elle à changer de poste, à l'occasion. Elle s'était plus d'une fois reconvertie dans sa vie et pourrait bien le faire une fois de plus.
Quand sa sœur et son fils travaillaient, elle prenait un verre, écoutait les groupes qui donnaient des concerts et observait les gens, habitués comme nouveaux.
Ce soir-là, elle avait eu l’occasion de saluer Prue et Chris et de prendre de leurs nouvelles avant que ceux-ci ne fussent trop pris pour soutenir une conversation. Alors, elle avait pris son verre et regardait autour d’elle. C’est ainsi qu’elle avisa un homme qu’elle n’avait encore jamais vu là. Il était brun, devait avoir moins de trente ans et semblait bien alcoolisé. Elle l’aborda avec douceur, devinant que quelque chose se cachait derrière cette consommation débridée. Elle comptait bien surveiller aussi discrètement que possible qu’il ne tombât pas dans un excès dangereux pour lui, même si elle ne le connaissait pas.

« Bonsoir Monsieur. Je ne crois pas vous avoir déjà vu ici, c’est la première fois que vous venez ? »

Si elle évita de lui demander comment il allait, c’est qu’elle ne savait comment il réagirait – Phoebe était bien meilleure qu’elle dans ce genre de situation, surtout avec son pouvoir d’empathie – estimait-elle. Elle ne voulait pas le braquer et ils ne se connaissaient pas alors elle comprendrait fort bien s’il ne souhaitait pas se confier à une parfaite inconnue.

Piper avait donc repéré cet homme, qui semblait saoûl ou proche de le devenir. Et en tous cas, en mauvais état. Elle devinait que quelque chose se cachait derrière cela, malgré son manque de compétences – pensait-elle – en psychologie et son manque de confiance en elle sur le sujet. Elle l’avait abordé le plus délicatement possible, évitant de l’interroger sur ce qui le préoccupait, étant une inconnue pour lui, cela lui semblait mieux. Le temps qu’il prit à lui répondre lui confirma que tout n’allait pas pour le mieux pour lui.

« Bienvenue ici alors. Vous êtes au P3. C’est un club tenu par ma sœur et mon fils cadet. Des groupes viennent y jouer leur musique. » répondit-elle.

Elle évita de lui raconter qu’à l’origine, c’était en réalité elle qui l’avait créé. Que sa sœur l’avait recréé, que Chris aidait Prue à le gérer.

Elle se demandait comment on pouvait en venir à fréquenter un lieu comme un club, dont on ne savait pas ce que c’était, juste parce qu’il servait de l’alcool. Qu’avait-il pu arriver à cet homme pour qu’il fût dans cet état ? N’osant toujours pas lui poser les questions qui lui trottaient en tête, elle demanda plutôt :

« Quels sont alors les lieux que vous fréquentez habituellement alors ? »

Elle continuait à garder un œil sur sa consommation d’alcool. Elle avait la  nette impression qu’il n’en avait déjà bu que trop… Pour autant, qui était-elle pour l’arrêter dans son élan ? Bon d’accord, elle avait toujours sauvé les « innocents » à l’aide de ses pouvoirs. Mais, même hors de cela, elle ne pouvait décemment pas le laisser risquer le coma éthylique. De par nature inquiète, elle s’imaginait déjà le pire. Mais, il n’en était pas encore là.


Finalement, elle lui tendit néanmoins une perche, il parlerait ou ne parlerait pas, c’était son choix :

« Vous sembliez pensif il y a un instant… »

Piper entendit la constatation de l’homme sur les lieux, ayant l’impression que non seulement il ne savait pas vraiment ce qu’était un club, mais surtout, il sembla à la jeune sorcière que son interlocuteur était véritablement peu ou prou complètement à l’ouest. ce qui accentuait son impression qu'il avait déjà trop bu.

« C’est ça. » reprécisa-t-elle, alors qu’il avait l’air de tout juste commencer à découvrir où il se trouvait.

S’il n’était pas complètement alcoolisé au-delà de toute raison, sa vie devait fortement le perturber, si ce n’était pas un mélange des deux. Il n’y avait pas besoin d’être fin psychologue pour deviner cela. Et c’était précisément ce qui faisait qu’elle le traitait comme les innocents dont elle avait eu la charge là-bas, à San Francisco. Cette fois-ci, elle connaissait l’un des démons à combattre, il s’appelait l’alcool et s’il était certainement maléfique à trop haute dose, comme présentement, il n’y avait aucune magie là-dedans. Elle n'avait donc besoin d’aucun pouvoirs.

C’était assez ironique de penser que même dépourvue de pouvoirs et alors qu’elle était ravie d’être redevenue une citoyenne « normale », elle gardait ses instincts et ses réflexes de sorcière.

Elle ne répondit rien quant au fait qu’il n’était pas sociable. C’était un mode de vie et le choix de son interlocuteur, elle n’avait pas à prendre position sur le sujet.

« Et cela vous convient de ne voir personne en dehors du travail ? »

C’était bien possible et le fond de la question. Si ce mode de vie lui convenait, pourquoi pas, même si cela ne correspondait pas à l'image qu'on était censé renvoyer dans la société actuelle. Si inversement c’était la preuve d’un mal-être ou qu’au fond il souffrait de ne pouvoir se lier à autrui, c’était autre chose.

Lorsque le barman lui demanda silencieusement si elle trouvait raisonnable de verser au client un autre verre d’alcool, sans prononcer un mot, elle lui fit un signe qu’elle trouvait que non.

« Je serais surprise que votre patron ait pensé comme activité pour vous à celle de se saouler. Qu’il ait raison ou non sur la question, il devait avoir en tête de vous donner l’occasion de faire connaissance avec davantage de personnes, vous constituer un réseau extérieur au travail… »

Cela aussi, ce n’était pas difficile à deviner. C’était peut-être maladroit comme méthode, même sûrement, mais il n’y avait qu’à aligner A plus B pour savoir où le dit patron voulait en venir.
Piper ne voulait pas se montrer moralisatrice avec un inconnu, du moins pas tant que ce n’était pas indispensable, alors elle n’avait pas exprimé ce qu’elle pensé du taux d’alcool qu’il avait visiblement dans le sang et surtout de l’effet auquel il était déjà arrivé. Bien sûr s’il s’arrêtait là, il aurait simplement une bonne gueule de bois et ce ne serait pas si grave que cela… Enfin, s’il ne devenait pas alcoolique. Mais, s’il dépassait un certain nombre de verres… Elle ne savait pas combien il en avait bu ni quelle était la résistance de son interlocuteur à cette substance, mais elle savait qu’elle ne voulait pas avoir cette responsabilité sur la conscience.

Piper écouta son interlocuteur dire qu’il n’avait besoin de personne, dubitative. Si elle pouvait concevoir qu’il s’agît d’un homme solitaire, elle pensait qu’on avait forcément besoin d’une ou deux personnes, même peu nombreuses. Bientôt, elle comprit qu’en réalité il avait été blessé et peur d’aimer de nouveau. Entre sa timidité et le fait que le sujet était délicat, elle hésitait sur la façon de formuler sa pensée. Et puis, elle n’était ni psychologue (ou autre terme en psy) ni dotée du pouvoir d'empathie, elle. Pas de doute, à ses yeux, Phoebe aurait été mieux indiquée qu’elle pour essayer d’aider cet homme. Mais, là, dans l’instant, c’était elle qui était là et non l'une de ses soeurs.

« Ce n’est que ma façon de voir les choses, mais je doute qu’on puisse n’avoir besoin de personne. Je crois plutôt… que vous avez été si profondément blessé que vous avez peur qu’on vous abandonne de nouveau. Je sais à quel point la sensation d’être abandonné peut être douloureuse… Et je crois aussi que vous essayez de vous protéger… »

Après avoir fait ce commentaire, elle repensa à la mort de Prue. Car si dans cette ville, les deux sœurs s’étaient retrouvées, dans sa vie d’avant, Piper avait perdu son aînée. Et elle lui en avait voulu de les avoir abandonnées Phoebe et elle. C’était certainement différent de la situation de l’homme avec lequel elle parlait, mais ça ne changeait pas moins qu’elle savait ce que c’était de se sentir abandonné. Ayant quasiment complètement oublié Léo, elle ne pouvait se souvenir de la période où il l’avait laissée élever Wyatt seule pour remplir ses devoirs de fondateurs.
Elle ne pouvait donner complètement tort à l’homme quand au fait de ne pas agir pour faire plaisir à son patron pour seul but. Seulement, elle savait que prendre une décision en étant saoul ou en proie à une forte émotion pouvait mener droit aux regrets.

« Je suppose qu’il espérait que vous comprendriez par vous-même. Mais, je comprends que la façon de faire vous ai heurté. Après, si je peux me permettre de vous donner un conseil, c’est de ne pas prendre de décision aussi importante sous l’effet de l’alcool et de la colère, mais d’attendre. Si sobre et aussi serein que possible votre décision est la même, alors ça sera la bonne, mais ça serait dommage de faire quelque chose que vous pourriez regretter » fit-elle, toujours avec douceur

Elle remarqua également l’attitude boudeuse de l’homme. Effectivement, un ou une conjointe, il ne devait pas être facile à vivre tous les jours, mais c’était à lui d’apprendre à retenir ceux qu’il aimait quitte à changer un minimum d’attitude pour cela. Mais, s’il se savait difficile à vivre, il savait sûrement cela aussi.