J'ai longuement hésité avant de me décider finalement à frapper à la porte de la maison où réside Betty Cooper. Trouver son adresse n'a été, en soi, qu'une formalité, mais il a fallu en passer de mon côté par de nombreuses conversations avec moi-même (à part ça je vais très bien) pour me convaincre que mon choix d'aller la voir était le bon. Je sais ce que dirait mon psychiatre (mais ici, je n'en ai plus) : je dois me tenir à bonne distance de tout ce qui est susceptible de réveiller les vieux traumas, je dois me préserver, je ne dois pas creuser sous la surface si je sais que je ne suis pas de taille à affronter ce qu'il y a dessous.

Oui, je sais tout ça, mais, en même temps, si je n'ai pas cette conversation avec elle, je sais que je ne réussirai pas à me l'ôter de la tête pour un bon moment. Et dans tous les cas, ce n'est pas comme si j'écoutais les conseils avisés de ma voix intérieure, du petit ange sur mon épaule (le démon, lui, a une voix qui ressemble à s'y méprendre à celle du docteur Lecter), sinon je n'aurais pas réintégré la police dès mon arrivée ici pour commencer. Je suis décidée, cela fait un moment que je suis décidée, je m'inventais juste des excuses pour ne pas aller au bout de ma démarche, parce que même si je suis d'avis que cette conversation a son utilité, ce n'est pas pour autant que je suis impatiente de faire face à cette demoiselle qui a plus en commun qu'elle ne se l'imagine sans doute.

Cet épisode de crise dont j'ai été le témoin involontaire au cours duquel elle a confessé les terribles actions de son père m'a marqué. Je me suis reconnu dans cette détresse que je devinais être la sienne, et je crois qu'en matière de tueur en série, même si je me le serais bien épargnée, on a eu des raisons, des vraies, de m'estimer spécialiste. La femme qui murmurait à l'oreille du cannibale, c'est ainsi que l'ignoble et sensationnaliste Freddy Lounds avait titré un de ses articles à mon sujet après l'affaire Buffalo Bill. Toute heureuse que je suis de ne plus me coltiner cette réputation, je veux au moins tirer bénéfice d'une expérience qui a laissé des marques sur moi, qui ne serai plus jamais la même et le sait bien.

Grande inspiration, et mon doigt cogne contre la porte de la maison. La jeune femme blonde dont j'avais mémorisé les traits au cours de notre brève rencontre, m'ouvre.

❝Bonjour, Betty Cooper, c'est bien ça ?❞ Je tente de lui offrir mon sourire le plus rassurant et engageant. ❝Clarice Starling, je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Je travaille au commissariat. Vous auriez un peu de temps à m'accorder ? ... Ce n'est rien de grave ou d'officiel, je vous rassure tout de suite.❞

J'entre quand la jeune femme m'invite à l'intérieur. Je sens qu'elle est sur la réserve, et c'est bien normal. Elle ne me connaît pas, même si au moins elle se souvient m'avoir déjà vu (ce qui est une bonne chose), elle a de bonnes raisons de se méfier. Je ne veux pas jouer les fatalistes, mais j'estime que dans les circonstances actuelles, nous devons tous rester sur le qui-vive. Rien de moins difficile pour moi. Avant même cette dernière aventure qui n'a pas de fin, j'étais paranoïaque, et je le suis toujours, évidemment.

Je n'attends pas qu'elle me fasse confiance, en revanche, je pense que la conversation que je veux avoir avec elle peut lui faire du bien. Je me trompe peut-être, et je ne vais peut-être que remuer le couteau dans la plaie, mais je le pense bel et bien. Et je compte faire au mieux pour la rassurer, la mettre en confiance et l'écouter si cela peut être permis ou non.

❝De l'eau, c'est très bien❞, je réponds avec un fin sourire de remerciement.

Je n'ai pas vraiment soif, c'est plus une façon de m'occuper les mains qu'autre chose. Et si notre conversation doit être un peu longue (je ne sais trop si ce sera le cas ou non), je pense que ce ne sera pas un mal, loin de là. Au moins, elle semble être agréable, conviviale, une parfaite hôtesse de maison. Sur ce point, c'est tout de même plutôt rassurant. Elle propose d'entrer directement dans le vif du sujet. Et je pense que c'est la meilleure chose à faire. Je ne veux pas lui imposer ma présence trop longtemps, ni lui laisser l'occasion de se poser des milliers de questions. Dans certains cas, le plus simple est juste d'agir plutôt que de tourner autour du pot. Intervenir prestement, rapidement. Comme on arrache un pansement.

❝J'ignore si tu te souviens de ce qui s'est passé lors de notre... rencontre.❞

Le terme est fort. Nous avons à peine parlé. Je dirais que je me suis trouvée au "bon endroit" au "bon moment", si l'expression convient vraiment à la situation présente. Je ne crois pas qu'elle s'en souvienne, ou pas dans le détail.

❝Tu as parlé de ton père, tu t'en rappelles ?❞

Elle n'a pas seulement parlé de son père, elle a dit des choses à son sujet qui m'ont alarmée, et même si j'ai hésité à intervenir, à y mettre mon grain de sel, et j'ai l'impression que c'est mon rôle.

Betty ne se souvient plus des circonstances de notre rencontre, et je n'en suis pas étonnée. Je n'ai qu'à la regarder pour constater la différence entre la jeune femme que j'ai présentement sous les yeux, et qui donne tout l'air d'être une jeune femme modèle (peut-être un peu trop pour que cela ne renferme aucun vice caché, mais je parle en pure déformation professionnelle), et celle que j'ai brièvement croisé, et qui n'avait pas l'air dans son état normal. Il fallait qu'elle ne le soit pas, je suppose, pour se livrer comme elle l'a fait au sujet de ce père dont je suppose qu'elle ne parle jamais ou presque, pour des raisons évidentes, même si je suis loin de tout savoir encore et en ai bien conscience.

Elle le reconnaît elle-même, elle n'était pas dans son état normal, et alors que j'observe mon verre d'eau, que j'ai accepté avec le sourire, je comprends aussi qu'il ne va pas être simple de parler de tout ceci avec ma jeune interlocutrice. Je ne peux la forcer à rien, qui plus est. Ce ne serait pas juste du tout de ma part que de lui imposer une conversation dont elle n'a pas envie. Mais même si elle n'en a pas l'envie, elle en a probablement le besoin. Je le sais, ma démarche est assez hypocrite.

Comment pourrais-je lui reprocher un silence que je respecte si bien de mon côté ? Je suis la première à m'enfouir la tête dans le sable. Jamais je ne reparle de Buffalo Bill, à personne, et pourtant, si je ferme les yeux un peu trop longtemps, je peux encore entendre les battements d'ailes des papillons contre mon oreille, les aboiements de Precious, la voix de Lecter... Mais il n'est pas question de moi, et c'est, je pense, faute d'exorciser mes propres démons que je me concentre autant sur la possibilité de m'attaquer à ceux des autres.

❝Avant de prendre mes fonctions ici, mon travail consistait à analyser le comportement d'hommes et de femmes ayant commis des actes criminels violents. J'ai eu affaire à... quelques tueurs en série.❞

Deux, deux et demi, si l'on compte ma dernière affaire, que pour le coup je n'ai guère eu le temps de clôturer (mais je maintiens que dans ce cas précis, il ne s'agissait pas tant de l'œuvre d'un maniaque que d'une mise en scène élaborée avec soin).

❝Je devine que ce que tu as vécu a été particulièrement éprouvant, et je crois qu'il n'est jamais bon de s'enfermer dans la solitude ou dans le déni.❞

Là encore, je sais que je suis très mal placée pour parler, ce qui ne m'empêche bien sûr pas de le faire malgré tout. C'est toujours plus simple de se focaliser sur les autres que sur soi-même. L'un empêche l'autre.

D'office, elle se braque, je n'en suis pas surprise, et je reconnais que moi-même j'ai peut-être manqué de tact et de douceur en m'adressant à elle, mais je ne me voyais pas y passer par quatre chemins non plus vu les circonstances. Non, elle n'est pas une tueuse en série, mais elle a été éprouvée par sa proximité avec l'un d'entre eux (à plus forte raison qu'il s'agissait de son père), et c'est une chose que je comprends, à laquelle je m'identifie. Je ne dois pas laisser parler l'affect dans ces circonstances, j'en ai conscience. Cela ne me fera aucun bien, surtout que je devrais déjà résoudre mes propres conflits moraux avant de m'attaquer à ceux de mon interlocutrice, mais il est toujours plus simple de se soucier des problèmes des autres que de se focaliser sur les siens propres, pas vrai ? En ce qui me concerne, ça semble se confirmer, en tout cas.

Quand elle m'assure que je ne peux pas comprendre ce qu'elle a vécu, je ne vais pas lui faire l'affront de la contredire. Je pense être davantage capable de la comprendre que beaucoup d'autres, mais chaque situation est unique, et je ne peux prétendre avoir vécu ce qu'elle a enduré, encore moins dans le strict rapport au père. Mon père à moi, peut-être parce qu'il est mort quand j'étais enfant, ou peut-être parce qu'il servait la justice (chose qui m'a poussée à entrer dans la police à mon tour), est un homme que je porte aux nues, dans les pas duquel je n'ai jamais cessé de vouloir marcher, peu importe les circonstances. Cela ne veut pas dire que je ne peux pas l'aider, la conseiller. Ou essayer à tout le moins.

Betty accepte finalement de se confier, plus facilement que ce que j'imaginais. Et ce que je ne savais pas encore de sa situation me touche profondément. Je sais que les proches de ces psychopathes se sentent souvent coupables de n'avoir rien vu, de ne pas avoir distingué le monstre sous des traits si humains (mon problème à moi serait plutôt d'avoir trouvé l'humain derrière le monstre), mais c'est d'une autre forme de culpabilité que souffre Betty. Elle se sent très directement coupable des crimes de son père parce qu'il s'est servi d'un discours qu'elle a tenu pour justifier ses crimes.

❝Betty...❞ Je cherche les mots justes pour m'adresser à elle. Pour qu'elle ne se braque pas de nouveau. Je suis de son côté, je tiens à ce qu'elle le comprenne, à ce qu'elle en ait complètement conscience, que cela ne prête en rien à confusion dans son esprit. ❝Peu importe les propos que tu as pu tenir, il n'y a qu'un seul responsable aux actes qu'il a commis.❞ Je marque une pause. ❝Tous les serial killers trouvent des prétexte à leurs pulsions. La vengeance, le rejet de la société, le désir de changer de peau...❞ Un frisson me parcourt l'échine à l'évocation de Buffalo Bill. ❝Une quête d'esthétisme poussée à l'extrême...❞ Je laisse passer un temps de silence. ❝Ce ne sont jamais que des prétextes. Tu n'as rien avec ça, tu n'es responsable de rien.❞

Je me mords la lèvre inférieure, comme à chaque fois que je me sens contrariée. Pas par mon interlocutrice mais par mon incapacité à l'aider. On me l'a déjà dit, c'est ma plus grande faiblesse (je ne veux pas dire mon plus grand défaut - je ne vais pas m'accuser d'être altruiste, tout de même ?), je veux aider, sauver tout le monde, même les personnes qui ne peuvent pas être aidées. Ou ne veulent pas être aidées. Dans le cas de Betty. Mais je n'ai pas encore baissé les bras, loin de là, j'aimerais lui faire poser un autre regard sur la situation, mais pour cela, il faut que la jeune femme accepte de me faire confiance. Ce qui n'est pas gagné. Je ne lui en veux pas. Après tout, elle ne me connaît pas, je ne suis qu'une inconnue pour elle.

Elle n'a aucune raison de me faire confiance. Au moins, elle reconnaît que son père a toujours eu cette noirceur en lui, ce qui signifie donc qu'elle n'est pas responsable de ce qu'il a fait. Ce qui signifie peut-être aussi, pour elle, de considérer que cette noirceur peut être génétique et finira peut-être par la rattraper tôt ou tard. Et il est compliqué de prétendre que les ténèbres qui sont en nous sont innés mais qu'on peut les dompter quand on veut dans le même temps faire valoir qu'aucun élément extérieur n'a permis à ces ténèbres de se manifester. Je comprends, sincèrement, les questionnements de mon interlocutrice. J'aimerais être capable de faire quelque chose, je veux réussir à faire quelque chose.

❝Je sais combien il peut être tentant d'oublier, de refouler ces pensées les plus sombres, de les enterrer pour ne pas les confronter...❞

Je le sais parce que je fais la même chose. J'enterre dans le sable mes souvenirs les plus traumatisants, autant ma confrontation avec Buffalo Bill, mes conversations avec Hannibal Lecter... Je ne peux pas reprocher aux autres de préférer le déni ou l'oubli au fait d'affronter ses démons. Mais je sais aussi, objectivement, que le refoulement ne résout jamais rien. Au contraire, c'est ce qui renforce le trauma et les désordres mentaux. J'ai gardé quelques restes de mes études de psychologie, et il y a des mécanismes qui me reviennent presque malgré moi.

❝Ce n'est jamais une solution. Si tu veux te débarrasser de cette noirceur que tu crains de voir grandir en toi... Je pense que la seule solution est de la regarder en face.❞

Son père est mort, certes, mais ses sentiments vis-à-vis de cette situation ne le sont pas, eux.

Regarder la vérité en face, c'est ne pas inventer d'excuses, c'est ne pas enfouir sa tête dans le sable, c'est admettre que ces événements ont eu lieu, sans songer à ce qui aurait pu faire autrement, en acceptant les choses comme elles sont... ce qui est évidemment le plus douloureux et le plus difficile. Et je ne suis pas la mieux placée pour donner des conseils en la matière à Betty. Déjà parce que j'aurais tout intérêt à balayer devant ma propre porte pour commencer, ensuite parce que c'est un travail que la jeune femme devrait faire avec un psychiatre (de préférence un psychiatre qui ne soit pas un potentiel cannibale). Mes études en psychologie ne me rendent pas forcément plus digne de l'aiguiller, même si elles ont été brillantes. J'hésite parce que je ne veux pas la brusquer, mais je n'y peux rien, je ne me vois pas ne rien lui dire. Je veux m'assurer qu'elle fera les bons choix, je veux m'assurer qu'elle sera capable de remonter la pente. J'ai besoin de l'aider, comme je veux aider toutes les personnes en souffrance, et le fait que je me reconnaisse un peu en elle n'arrange en rien les choses.

❝Je pense seulement que tu devrais en parler avec un professionnel. Quelqu'un qui soit capable de t'aider à faire le tri dans tes... émotions.❞

Les gens le prennent généralement de travers quand on leur suggère de consulter, ce que je peux comprendre. En vérité, je connais très peu de personnes qui n'auraient pas besoin d'une thérapie. Sans forcément avoir subi les pires traumas. Ici encore moins. Nous avons été propulsés ici sans consentement aucun, sans explication aucune, beaucoup d'entre nous livrés à nous-mêmes. Cela ne peut avoir des conséquences... et quand, dans le cas de Betty, on a en plus du reste un passé relativement lourd, ça n'aide pas.

❝Je peux difficilement te reprocher d'être indiscrète❞, je fais remarquer à Betty avec un fin sourire quand elle me demande si moi aussi j'ai vécu des drames.  

J'ai été la première à me montrer indiscrète, il est normal que j'accuse en retour une curiosité similaire, et c'est donnant-donnant. Si je veux qu'elle s'ouvre à moi, il faut sûrement que je m'ouvre en retour. Une méthode vieille comme le monde, une méthode à laquelle je me suis aguerrie, j'en ai bien peur, de la plus inconfortable des manières.

❝J'en ai connus quelques-uns❞, je dis d'abord, un peu évasivement. Je ne compte pas m'épancher sur la mort de mon père, le premier vrai drame de ma vie, ou sur toutes les conséquences qui s'en sont suivies. ❝J'ai surtout assisté à beaucoup de drames qui ne m'appartenaient pas. Les aléas du métier❞, j'ajoute avec ce qui se veut être un sourire sympathique.

Mais en vérité, tous ces drames qui ne sont pas supposés être les miens finissent par m'appartenir. C'est ma problématique, et elle me colle à la peau.

Je peux comprendre les réticences de Betty quant à la perspective d'aller voir un spécialiste. Je ne peux pas lui faire de fausses promesses en affirmant que si elle décide de s'adresser à l'un d'eux, ce dernier ne fera pas le choix de lui prescrire un traitement médicamenteux trop lourd qui lui donnera le sentiment de rester en dehors de la réalité. Je suis loin de penser que tous les psychiatres ne sont bons qu'à droguer leurs patients pour calmer leurs névroses.

A ce sujet, je suis de parti pris, ayant moi-même fait des études de psychologie, je ne peux qu'approuver les bienfaits de telles pratiques (tout comme je sais en revanche qu'il est très important de prendre garde à qui l'on fait le choix de confier son histoire et l'avenir de sa santé mentale). Tout comme j'estime qu'un traitement médicamenteux n'est pas forcément une mauvaise chose et peut même se révéler très positif, mais c'est un débat long et laborieux, et dans tous les cas, Betty ne pourra recevoir une aide efficace que dès l'instant où elle acceptera pleinement cette aide. En attendant, cela ne servirait à rien. Mais ne serait-ce qu'en parler, accepter d'extérioriser certaines choses pour mieux les exorciser, cela relèverait déjà d'un progrès évident. Et je pense que si elle peut faire cette première étape, les suivantes seront plus simples, même si rien n'est acquis, ici. Même ceux qui étaient dans les meilleures dispositions du monde ont de bonnes chances de devenir complètement névrosés en ces lieux.

❝C'est un choix que personne ne peut faire pour toi, mais réfléchis-y. Je pense vraiment que ça pourrait te faire du bien.❞

Et je le dis en toute sincérité. Je ne la connais pas, cette fille, mais son histoire me touche. Je crois que j'ai en partie le sentiment de me reconnaître en elle. Tout est relatif, bien sûr, nos histoires n'ont rien de semblable, je ne serais jamais capable de me mettre à sa place complètement, ni elle à la mienne. Mais je crois quand même être à même de l'aider. Moi et mon besoin quasi compulsif d'aider tout le monde constamment. On ne se refait pas.

Je ne reproche pas à Betty de détourner le sujet en m'en demandant davantage sur les drames auxquels j'ai moi-même été confrontés. C'est la moindre des choses, et je trouve même sa curiosité plutôt saine. Quand elle me demande à quoi j'ai assisté, et émet deux hypothèses aussi justes l'une que l'autre, je hoche la tête avant de répondre.

❝Les deux.❞ Du deux en un, même, bien souvent, dans le cas de Buffalo Bill où la dernière enlevée, qui à l'évidence aurait fini morte, a survécu, au fin fond de son puits de solitude. Je songe à Catherine, la victime survivante, à toutes les fois où elle a voulu entrer en contact avec moi, à toutes ces fois où je lui ai refusé ce droit. ❝Le premier tueur sur lequel j'ai enquêté enlevait ses victimes et les gardait en vie un moment avant de les...❞ dépecer, inutile d'entrer dans les détails. Je prends une grande inspiration. Rien de mieux pour réveiller d'anciens traumas que de les évoquer à ce point frontalement. Ce n'était décidément pas très malin de ma part, je dois le reconnaître. ❝Mon rayon, c'étaient les sciences comportementales. J'ai... côtoyé des esprits dérangés.❞

Je me sens rassurée quand j'entends Betty m'affirmer qu'elle va y réfléchir. Cela ne veut pas du tout dire qu'elle va respecter mes conseils, mais je veux au moins croire qu'elle y a prêté une oreille attentive, et je considère que pour le moment, c'est déjà assez. Vu les circonstances, il serait dommage de bouleverser la jeune femme plus que nécessaire. Je suis loin de tout savoir de sa vie, mais je devine qu'elle n'a pas été facile, qu'elle en a vu, des choses, et que ça a eu une influence certaine sur son caractère et sur son appréhension de la vie. Je pense qu'elle aurait d'autant plus de raisons de se tourner vers des personnes vraiment capables de l'aider et de l'aiguiller. Mais ce n'est évidemment pas un choix que je peux faire pour elle, ou que personne ne peut faire pour elle. D'ailleurs, ça ne saura être efficace que dès lors qu'elle aura décidé que c'est ce qu'elle veut vraiment, sans se sentir poussée par des influences extérieures. C'est quelque chose que mes études de psychologie m'ont apprises, on peut même dire que ça fait partie du b.a.-ba.

Je ne suis pas rentrée dans les détails de mon expérience avec Buffalo Bill, mais en effet, Betty la décrit bien en un mot unique. Oui, ça a été horrible. Et encore, je n'étais pas à la place des victimes, en ce qui me concerne. J'ai vécu cette expérience par procuration, et par des biais que je peux admettre traumatisantes, mais rien à voir malgré tout avec ce que d'autres ont subi. Et dans tous les cas, je ferai toujours passer la souffrance des autres avant la mienne. On pourrait dire que c'est un mot d'ordre pour moi : un de mes préceptes, et je compte bien m'y tenir. Perturbant, effrayant... mais formateur, si je parviens à transformer cette expérience en quelque chose de positif... Ce qui est le cas. Mais avec plus ou moins de succès, je dois l'admettre, surtout quand certains éléments, certaines situations, paraissent invariablement jouer contre moi.

❝Je dirais qu'il est impossible de ne pas laisser nos sentiments obstruer notre jugement. Dans le cas contraire, nous ne serions pas humains... Mais il faut réussir à faire la part des choses.❞

Là encore, si cela est possible. Pour avoir analysé le comportement de monstres qui n'avaient pas démérité d'être considérés comme tels, même eux laissent souvent leurs sentiments obstruer leur jugement. Personne, absolument personne, n'est à l'abri de cela.

❝Bien sûr, c'est important que tu puisses parler aux personnes en qui tu as confiance, je suis certaine que ton petit ami saura te prêter une oreille attentive.❞ Qui qu'il puisse être. ❝Vous êtes ensemble depuis longtemps ? Tu le connaissais avant... tout ça ?❞ Je me reprends avec un léger sourire d'excuse. ❝Désolée, c'est peut-être indiscret, comme question.❞

Oui, elle n'a pas tort. Faire la part des choses, c'est une belle idée, un beau concept, mais qui aurait trop souvent tendance à se heurter à la réalité, une réalité qui ne laisse pas vraiment place à la réalisation pratique, naturelle et logique de ce concept biaisé par tout ce qui torture notre esprit. Je serais bien mal placée pour prétendre qu'il est facile de faire la part des choses. Je n'y arrive pas moi-même. J'y avais toutes les peines dans mon autre monde, et c'est encore pire dans celui-ci.

Mais cela ne m'empêche pas de penser que nous devons tous faire l'effort d'essayer. Qui sait si nous ne serons pas surpris par nos propres compétences, au bout du compte ? En ce qui me concerne, en tout cas, j'ai besoin d'y croire, et c'est une chose que je ne peux pas nier. Y arriver est peut-être utopique, mais essayer peut déjà faire du bien, et je ne me vois pas donner de meilleurs conseils à Betty pour le moment, même si j'ai conscience du fait qu'ils doivent paraître assez flous, suffisamment flous pour manquer de résonnance et d'impact.

Ce qui me rassure, dans toute cette histoire, c'est que ma jeune interlocutrice n'est pas seule. Dans ces circonstances si étranges, il me serait difficile de la savoir seulement livrée à elle-même, sans perspective, sans personne de confiance à qui parler de son passé, de sa vie, de ses craintes, mais elle a son petit ami, qu'elle connaît depuis des années et qui, donc, est à même de la soutenir comme elle se doit. Je l'envie un peu d'avoir un repère aussi solide avec elle. Certes, je n'avais pas de petit ami avant d'arriver ici, moi, mais j'aurais tout donné pour une présence amie... avoir Ardelia a mes côtés, par exemple. A la place, je suis envahie de fantômes d'un passé qui n'est pas exactement le mien.

❝Non, je n'ai personne.❞, je réponds quand Betty me demande à mon tour si j'ai quelqu'un.

Je n'ai personne, et au fond tant mieux. Je n'aurais pas voulu me désespérer de l'absence d'un homme que j'aurais perdu à cause de la lune rouge. Je n'ai personne, et je le vis bien, du moins je le crois... Je ne suis pas contre la perspective d'une relation, mais je ne pense pas y être prête. J'ai beaucoup de travail à faire sur moi-même avant de m'autoriser une relation stable, je suis à peu près certaine de ça.

❝C'est sans doute pas plus mal, je suis une vraie calamité, sentimentalement personne.❞

Je ne le dis pas pour m'apitoyer, je le pense. Un vrai désastre ambulant. J'ai toujours fait passer ma carrière avant mes relations. Et maintenant, en plus, je dois gérer ces satanées PTSD, cette distorsion de la réalité...