De longs barreaux de fer noir, telle une rangée de lances dressées vers les cieux. Si l'esthétique n'est pas étrangère à l'ancien maître d'hôtel, la forme qu'elle prend sous ses yeux le plonge dans une certaine confusion. Il a pourtant scrupuleusement suivi l'itinéraire indiqué par la femme du foyer. Alfred Pennyworth se trouve-t-il vraiment devant les grilles du Manoir Wayne ? Il a du mal à le croire. Il doit pourtant bien s'agir d'"un" Manoir Wayne, puisque les bénéficiaires du Pennyworth Home for Outcasts le désignent ainsi. Quelqu'un l'a nommé ainsi. Et Bruce Wayne... Il pourrait bien s'agir d'un homonyme. La coïncidence serait grande qu'un milliardaire vivant dans un vieux manoir porte le même nom et le même prénom que l'ancien maître d'Alfred. Cela semble pourtant être l'explication la plus rationnelle. Mise à part les curieuses circonstances de son arrivée sur l'île, Alfred n'a été témoin durant ses quatre années d'exil d'aucun événement particulièrement étrange, ou du moins aucun événement qui n'excède l'étrangeté d'une vie à Gotham City. Se pourrait-il que Bruce aussi ait été enlevé à son quotidien et mené de gré ou de force sur cette île ? Se pourrait-il que derrière cette grille, la grande porte de ce Manoir et quelque passage savamment dissimulé dans le mobilier, l'ex-majordome trouve l'homme qu'il laissa seul et désorienté, il y a des années de cela ?
C'était un jour comme les autres. Alfred venait de terminer le service de midi au Pennyworth Home for Outcasts. Il retirait son tablier dans une pièce voisine de la salle à manger, lorsqu'il lui sembla entendre deux mots échappés d'un passé qu'il ne pouvait oublier : "Bruce Wayne". Il se précipita dans la salle à manger et demanda à l'assemblée qui avait prononcé ces mots. Une femme d'une cinquantaine d'années se désigna. Alfred alla la rejoindre, s'assit à sa table et intégra le groupe dont elle faisait partie.
-Vous connaissez Bruce Wayne ?, demanda l'ex-majordome.
-Tout le monde connaît l'Wayne, répondit la quinquagénaire. Y fait parler d'lui, avec son investissement dans les logements à bas loyer.
-Ça cache quelque chose, à mon avis, ajouta un homme assis à côté d'elle. Les riches cachent toujours leurs magouilles derrière des bonnes actions.
-De toute façon, ses immeubles, dès qu'y faudra renflouer les caisses, y les vendra à d'autres riches, qui augmenteront les loyers et jetteront les pauvres dehors, renchérit une seconde femme.
-Où habite-t-il, ce Bruce Wayne ? J'aimerais le rencontrer, dit Alfred.
-Tu penses qu'y va t'inviter à prendre le thé ?, lui rétorqua la première.
Les convives éclatèrent de rire.
-S'il cherche à blanchir son image, comme vous le dites, il pourrait vouloir investir dans le foyer.
Convaincue par ces derniers mots –et après avoir posé la condition que l'ancien maître d'hôtel ne lui demandât pas pour quel genre de business elle avait mémorisé le chemin le plus court pour se rendre au Manoir–, la femme décrivit l'itinéraire à Alfred. Encore troublé par la soudaine collision de son ancienne vie et de sa vie présente, Alfred prit une feuille et un stylo et, sans poser plus de questions, nota les instructions données par son interlocutrice. Il allait revoir Bruce... Allait-il avoir changé ?
Cette fameuse nuit, le 31 décembre 2018, Alfred avait prié Bruce de laisser son arsenal au placard, l'ayant incité à célébrer comme tout le monde le passage à la nouvelle année. Le milliardaire avait refusé sèchement, rétorquant à son serviteur que le crime ne s'arrêtait pas pour fêter le nouvel an. Mais il ajouta qu'Alfred, lui, pouvait prendre sa soirée, étant donnée la grande compassion dont il faisait montre à l'égard des victimes de la pègre ; Bruce pouvait se débrouiller sans lui. Pour une fois, le majordome accepta l'offre de son employeur. Pris au dépourvu, Bruce fusilla Alfred du regard. Il se tint ainsi pendant un long moment. Le majordome n'ayant pas cédé, Bruce enfourcha sa Batmoto et disparut furieux dans la nuit.
L'ancien domestique reprend ses esprits devant les grilles du Manoir Wayne. Résolu, Alfred Pennyworth prend son courage à deux mains, saisit la poignée du portail et l'enclenche. Il est verrouillé. Alfred soupire. Il lève les yeux et remarque sur l'un des piliers du portail qu'une caméra est pointée sur lui.
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