(terminé) Quand ça ne veut pas || Rose

Le nez penché sur ma dernière invention, je contemple avec frustration un résultat qui n'est pas à la hauteur de mes attentes tout en sirotant, de temps à autre, le milkshake au chocolat que j'ai commandée. Je suis agacée, je n'arrive pas à comprendre ce qui cloche dans le mécanisme de mon jukebox de poche qui devrait également faire office de flipper. Je regrette - comme toujours - de ne pas avoir mon frère à mes côtés. Si Klaus était là, il saurait immédiatement quoi faire, je n'ai pas l'ombre du moindre doute à ce sujet, j'en suis même convaincue. Il trouverait la faille qui m'échappe en se fiant à une de ces lectures obscures remontant à plusieurs années dont il aura réussi à intégrer la moindre conversation. Je pousse un soupir. J'ai besoin de prendre de la distance avec mon invention, et le fait d'avoir décidé de m'y mettre dans un diner un peu bruyant car convivial n'était pas forcément la meilleure des idées (mais que voulez-vous, l'envie de milkshake n'attend pas).

Dans un soupir là, je rejette la tête en arrière et retire le ruban que j'enroulais jusqu'alors autour de mes cheveux... C'est ce que je fais, un réflexe, quand j'ai une idée, un réflexe qui m'aide à me concentrer... Mais je ne peux pas forcer la concentration. Je dois être honnête envers moi-même, j'ai l'esprit ailleurs, et ça ne m'aide pas du tout à me focaliser sur l'essentiel. Plus le temps passe, plus mes sœurs et mon frère demeurent introuvables, plus j'ai du mal à me focaliser quoi que ce soit. Les amitiés que je construis ici me sont certes précieuses, mais je les vis douloureusement, comme si j'anticipais déjà leur fin soudaine et forcément brutale. Ici, rien ne présage que l'histoire doive se répéter, mais comment pourrais-je afficher le moindre optimiste quand cette situation est déjà déprimante au possible.

Allez, je vais me consacrer sur mon milk shake et mettre de côté mes mauvaises pensées, en me concentrant sur ces gorgées de chocolat glacé. J'en bois une trop grande gorgée qui me fait frissonner et gèle momentanément mon cerveau. Un coup d'oeil en biais me donne soudainement une idée. D'un mouvement un peu brusque, je retourne à mon invention, armée d'un mini-tournevis... Mais je suis définitivement distraite. La vis s'envole et atterris sous la table. Agacée de moi-même, je me précipite sous la table pour la ramasser et me cogne à ladite table en me redressant, renversant mon milkshake au passage.

Quand je me réinstalle sur ma banquette, embarrassée, je ne sais honnêtement plus où me mettre alors que j'essaie d'éponger mon milkshake (qui s'est renversé sur mon mini-jukebox) avec les quelques serviettes à disposition, mais ce n'est pas assez. Je hèle une serveuse, mal à l'aise.

❝Hmm... excusez-moi, mademoiselle ? J'aurais besoin de serviettes en plus.❞

Une chance pour moi, je tombe sur la serveuse la plus charmante qu'on puisse imaginer. Bien loin de me reprocher ma maladresse (ce ne serait certes pas très professionnel, mais j'ai connu des employés de restaurant revêches qui ne se seraient probablement pas fait prier pour illustrer cette possibilité), elle s'empresse de récupérer des serviettes supplémentaires avant de partir en quête d'une éponge autrement plus efficace. Je lui adresse un sourire reconnaissant avant de l'aider à essuyer la table et d'examiner les dégâts sur mon mini-jukebox... Le chocolat s'est infiltré insidieusement dans la mécanique bien rodée de l'appareil... Je crois que je peux toujours rêver pour ce qui est de le faire fonctionner.

Peut-être que je l'aurais davantage mal pris si je m'étais retrouvée seule en cet instant, mais mon interlocutrice sait désamorcer la situation presque immédiatement. Cette fille est un véritable rayon de soleil. Je ne crois pas que l'on puisse se sentir triste quand on se trouve en sa présence. Ou bien cela ne doit probablement pas durer longtemps. Elle réussit à me mettre du baume au coeur en deux temps trois mouvements, et en plus de me commander un nouveau milkshake, elle réussit à me faire relativiser : une seule parole de sa part, et mes ennuis me paraissent immédiatement lointains.

❝Votre ami doit être un grand philosophe❞, je fais avec un sourire. ❝J'essaierai de résoudre ça une fois chez moi, je crois que je me suis un peu emballée au moment de penser que c'était une bonne idée de travailler ici❞, j'ajoute avec un sourire. ❝Merci pour les serviettes. Et pour le milkshake !❞

Et pour son sourire, sa réactivité et sa compréhensivité. Décidément, cette fille est un bijou. Et puis, ça me fait plaisir qu'elle s'intéresse à ce que je crée... Même si en l'occurrence, je ne crée plus grand-chose, je doute fort que cette attaque au chocolat soit bénéfique à mon invention... A moins de transformer mon mini jukebox en mini distributeur de mini barres de chocolat ? Tiens... Ce serait pas une mauvaise idée, maintenant que j'y pense. Mais ça attendra. On va éviter de tout démonter pour finalement renverser une nouvelle fois du milkshake sur notre création toute neuve. Ce serait clairement contreproductif.

❝Je m'appelle Violette, au fait❞, ai-je le réflexe de me présenter une fois la table épongée, mon invention rangée dans un sac en plastique dans mon sac à dos, et mon nouveau milkshake à portée de mains.

J'affiche un sourire sincèrement amical et amusé quand mon interlocutrice me confie que son fameux ami inventeur a vraiment connu beaucoup de contrariétés en inventant. Je ne peux que me reconnaître dans une telle affirmation. Moi-même, j'en ai rencontré, des difficultés, pour nombre de mes inventions, mais comme dirait Klaus, chaque erreur nous aide à avancer, et parfois, ce sont même de nos erreurs que l'on parvient à retirer quelque chose de réellement positif. J'ai toujours aimé la manière de penser de mon frère cadet... Il m'a toujours beaucoup aidé à y voir plus clair quand je galérais sur mes propres créations. Malheureusement, ici et maintenant, il n'est pas là pour me venir en aide. Ceci dit, la parole d'une inconnue fait parfois tout autant de bien. Celle de cette serveuse adorable, par exemple, m'inspire immensément.

❝Un docteur qui a beaucoup voyagé et qui trouve le temps d'inventer des choses malgré tout... ça doit être un homme fascinant❞, dis-je en souriant et sans douter du fait que mon interlocutrice le pense. Quand elle parle de lui, il n'y a pas à y regarder de si près que cela pour remarquer à quel point elle lui est attachée.

Je fais non de la tête quand la serveuse me demande s'il faudra autre chose en dehors de mon milkshake, toute professionnelle qu'elle est, et je lui assure que non de cette manière. Cette fois, je vais vraiment le savourer à sa juste valeur au lieu d'être accaparée par une machine qui me donne des noeuds au cerveau. En bref, c'est une excellente chose. La serveuse revient donc avec mon milkshake et se présente en retour. Elle se nomme Rose. Tiens. Tout comme elle, je songe immédiatement qu'avec des prénoms pareils, on était naturellement faites pour se rencontrer, et probablement pour s'entendre, aussi.

❝Enchantée, Rose. Tu as raison, avec des prénoms pareils, il n'y a pas de hasard.❞

Oui, bien sûr que tu acceptes de la tutoyer, vu ce qui doit être votre assez ridicule différence d'âge, ça te semble même plutôt normal plutôt que de continuer à la vouvoyer, ce que tu as eu tendance à faire par réflexe avant tout.

❝Je suis étudiante, oui, j'étudie la physique et la chimie à l'université❞, je lui apprends en souriant davantage. Rose a le don de me mettre en confiance et de bonne humeur. Je ne peux nier que c'est une chose que j'apprécie vraiment beaucoup. ❝Et toi ? Tu travailles ici à plein temps ou t'es aussi à la fac ?❞ je demande, sincèrement curieuse, espérant tout de même ne pas mettre les pieds dans un plat quelconque.

Je ne vais pas creuser le sujet, je ne me le permettrais pas, mais à voir la mine songeuse affichée par son amie, je me demande s'il n'y a pas quelque chose à creuser. Forcément, ma curiosité naturelle me pousse à me poser des questions, mais pour ne pas mettre Rose dans l'embarras, je décide de garder tout de même cette question pour moi-même. Alors je décide de simplement répondre à ses questions, quand elle me demande si je suis à la fac, et la matière que j'étudie.

❝Oh ? Donc tu connais le docteur Eleven ? Je comprends mieux, du coup❞, fais-je avec un sourire. ❝C'est un sacré phénomène.❞

C'est le moins que l'on puisse dire, un homme fascinant, dont je ne suis à ce jour toujours pas certaine d'avoir véritablement compris tout le parcours et toute l'histoire, mais dont j'admire en revanche l'intelligence. J'ai beaucoup appris à ses côtés. C'est un excellent professeur, et il sait rendre les matières qu'il enseigne fascinantes. C'est en tout cas ce que je pense. J'imagine qu'une personnalité aussi colorée et pétillante que celle de Rose ne pouvait que s'y attacher... Mais j'ignore en revanche qu'elle me parle du même docteur sans me parler exactement du même. Il y a des subtilités qui, de toute évidence, m'échappent.

Rose m'apprend que de son côté, elle travaille ici à temps plein. Elle ne s'imagine pas faite pour les études, ce que je comprends. Je suis issue d'une famille d'érudits. J'ai toujours aimé en apprendre davantage, et ce n'est rien encore en comparaison de Klaus, qui s'il est ici a sans doute décidé de poursuivre des études ad vitam (si seulement il est ici). Je me dis par contre que si Prunille se trouve ici (pourvu que oui) et finit par atteindre l'âge approprié, elle se dirigera probablement immédiatement vers une vocation plus manuelle. Et ce serait une excellente chose. Concernant Béatrice, en revanche, je n'en sais rien. Je me sens un peu triste en songeant que je ne saurais peut-être jamais quel genre de femme elle aurait pu devenir.

❝Tu as la bougeotte, quoi❞, je résume avec un sourire. ❝En tout cas, tu es une excellente serveuse, tu me donnes envie de revenir ici plus souvent❞, je lui fait remarquer avec la plus grande sincérité, parce que je le pense véritablement. ❝Pour être honnête, je ne sais pas trop❞, je lui réponds quand elle me demande ce que je voudrais faire après mes études. ❝Inventrice, ce serait le rêve, mais je ne me leurre pas, je sais que c'est difficile d'en vivre❞, même si, honnêtement, et même si cela manque de modestie... Je crois avoir le talent pour. ❝Et puis... j'ai du mal à me projeter, ici... Une part de moi garde encore l'espoir de rentrer chez moi un jour.❞

❝Ah parce qu'il y en a plusieurs ?❞ je demande en souriant, alors qu'elle m'apprend avoir été plus proche de Ten que d'Eleven (j'aurais pu m'en douter avec ces histoires de numéro, mais même si mon professeur a toujours été relativement transparent à son propre sujet, je vais avouer que je n'ai pas toujours tout compris à ce qu'il était supposé être plus précisément pour commencer). ❝Un tel specimen, je l'aurais cru unique❞, j'ajoute avec une légère pointe d'humour, car cela n'a rien d'un reproche. C'est même tout le contraire. J'ai pour Eleven un respect immodéré. Je le considère comme un modèle, raison pour laquelle je m'inquiète souvent que quoi que ce soit lui arrive. J'ai tendance à être un véritable chat noir pour les adultes de mon entourage. Mais moi-même, je ne suis plus vraiment une adulte après tout. ❝Tu m'intrigues.❞ Déjà qu'il ne me faut pas grand-chose en temps normal pour alimenter ma curiosité, on peut dire qu'elle est à son paroxysme, en cet instant, et que j'ai vraiment envie d'en apprendre plus sur ces différents docteurs qui auraient eu la même vie. El espérant que le principal concerne accepte d'éclairer ma lanterne. ❝Je lui poserai la question.❞

Je souris franchement quand elle me suggère de repasser autant que je voudrais, précisant qu'elle préparera les serviettes en conséquence si ça doit être le cas. Je ne le prends pas mal. Je ne suis pas forcément si maladroite, mais en certaines circonstances, j'admets battre de vrais records, ça ne fait aucun doute. Je suis si focalisée sur une chose que je peux négliger ce qui m'entoure. C'est une force, cela m'aide à me concentrer dans les situations les plus critiques, mais ce n'est pas toujours aussi efficace que je le voudrais, en revanche.

Je hoche la tête quand Rose suggère que même si je devais ne pas vivre de mes inventions, je devrais ne jamais négliger ma passion. Cela, ce sera facile, je crois que quand bien même je le voudrais, je serais incapable de renoncer à mes inventions, ça fait partie de moi. Me demander d'arrêter de créer, ce serait comme demander à Klaus de cesser de lire, ou à Prunille d'arrêter de mordre. C'est inconcevable. Pour le reste oui... après quatre ans, il s'agirait probablement de se faire une raison... Mais la raison est difficile à tenir quand je n'ai pas ma fratrie avec moi. Nous avons tout affronté ensemble, je n'arrive pas à me faire à l'idée de devoir supporter tout toute seule.

❝T'es vraiment de bon conseil, tu le sais, ça ?❞ je lui dis, déjà un peu rassurée par les propos qu'elle me tient. L'air de rien, je m'en rends compte, j'avais vraiment besoin d'entendre tout ça. J'ai besoin de ce boost de confiance qui me rappelle que rien au monde n'est impossible. ❝T'accepterais de jouer les testeuses ? Je dis pas non mais c'est à tes risques et périls.❞ Je marque une pause. Je réfléchis en même temps. J'ai vraiment envie de faire quelque chose pour elle. ❝Quelle machine est-ce que tu rêverais de voir exister ?❞

Je n’ai aucun mal à croire Rose sur parole quand elle m’apprend que chaque Docteur est unique. Je ne vais pas prétendre tout y comprendre, ce n’est pas le cas, mais alors pas du tout, mais je garde à l’esprit l’essentiel… et en effet, pour avoir rencontré un de ces docteurs, je ne peux pas croire que ses pairs puissent être autre chose qu’exceptionnels, avec des personnalités hautes en couleurs. Je reconnais que ça me rend curieuse. Pour la peine, j’aimerais bien en apprendre plus au sujet de chacun de ces docteurs, de leur histoire - et aussi de celle de Rose, tant qu'à faire... mais je ne me sens pas forcément très légitime à poser trop de questions non plus, au risque de mettre mes interlocuteurs mal à l'aise.

Vraiment, je ne regrette pas d'avoir décidé de travailler sur mon invention ici, même si l'échec a été cuisant, de même que je ne regrette pas du tout d'avoir été maladroite au point de renverser mon milkshake. Sans cela, je n'aurais pas eu l'occasion de faire la connaissance de la personne en or qu'est Rose, et que je suis beaucoup trop contente d'avoir croisée. Quand je lui affirme qu'elle est de bons conseils, je le pense sincèrement, et sa réaction ne m'étonne pas le moins du monde. Je comprends rapidement qu'elle est comme ça : franche et naturelle - et j'apprécie immédiatement ces traits de caractère chez elle. C'est sûrement pour cette raison que j'ai autant de facilité à lui suggérer de jouer les testeuses pour moi, et sans franchement d'hésitation. Et quand elle approuve, j'en suis d'autant plus ravie.

❝Promis, pour toi, je me concentrerais sur les essais à base de chocolat❞, je lui promets d'un ton rieur avant de lui demander quelle machine impossible elle aimerait voir se concrétiser... le genre de questions qui peuvent vous permettre d'en apprendre beaucoup sur une personne, en réalité. ❝J'aime tout construire. Ce qui m'importe, c'est qu'il y ait au moins une personne au monde pour y trouver un réel intérêt❞, j'affirme d'un ton convaincu - parce que c'est quelque chose que je pense bel et bien. ❝Une machine à origamis, hein ?❞ L'idée me plaît, elle m'inspire. Un détail le laisse deviner aisément : le réflexe que j'ai de nouer mon éternel ruban autour de mes cheveux, réfléchissant d'ores et déjà à la manière de présenter les choses. Quelle forme adopter, comment programmer le pliage du papier... je me sens inspirée. ❝Je sais que je peux le faire. Et si une invention rend heureux, elle est déjà utile❞, j'ajoute avec un sourire. ❝Moi, je ce que je voudrais, c'est une machine capable de te téléporter à n'importe quel endroit. Bien sûr c'est...❞, je ris franchement. ❝Improbable mais...❞ Je hausse les épaules.