(Terminé) Someone to talk to || Claire

❝On y va ?❞

J'adresse un grand sourire à Claire, et je n'attends pas vraiment sa réponse pour l'entraîner à ma suite à l'extérieur du commissariat. Je veux croire qu'elle comme moi avons bien besoin de ce petit dîner tranquille entre amis, loin de nos habituelles préoccupations, même si elles ne sont jamais très loin. Collègues que nous sommes, je ne pense pas que nous pourrons passer à côté des habituelles conversations autour du travail (d'autant que ce dont je veux lui parler y a trait en partie), mais au moins, on pourra se détendre un peu, et en ce qui me concerne, ça ne me fera pas de mal.

Je n'ai jamais été au meilleur de ma forme, du moins physiquement, depuis ces deux années, et même avant, hantée par des démons qui n'existent plus. Ou qui existent sous une autre forme. Ce que je parvenais à refouler quasi-volontairement (ce qui n'est pas du tout sain d'un point de vue psychanalytique, mais qui cela intéresse-t-il à part moi ?) refait surface, émerge sous une autre apparence, c'est comme si on jouait avec mes nerfs, et je sens que j'ai besoin de parler, sans savoir de quelle manière en parler sans passer pour folle. Ici, tout le monde devrait passer pour fou tant cette situation n'a pas le moindre sens, et pour personne, on l'a bien compris. Mais il y a autre chose, je dois mettre le doigt dessus. J'ai besoin d'une oreille attentive pour entendre mes considérations, même si je redoute aussi d'accabler mon amie. C'est pour ça que je nous ai choisi un cadre agréable, convivial. Je me dis que la pilule passera plus facilement, comme cela. Ou non.

Claire est très importante pour moi, depuis que j'ai fait sa connaissance. Collègue d'abord, amie ensuite, la meilleure que je possède ici, je crois bien. Par certains aspects, elle me fait penser à Ardelia. Dans le caractère bien trempé, notamment. Oh, comme elle me manque, Ardelia. J'aurais bien besoin d'elle, en ce moment. Elle m'a toujours aidée mieux que personne à garder la tête froide. Et j'ai besoin de ça. Qu'on me garde la tête hors de l'eau, voire qu'on me secoue et me confirme que je délire complètement, et qu'il faut que je me concentre, que je me recentre.

On s'installe dans le diner, à une table confortable et bien située, où on pourra se parler tranquillement sans oreille indiscrète pour nous guetter, sans la musique du restaurant pour venir étouffer notre conversation. Même si je vais éviter de m'engager dans une discussion alarmiste trop rapidement. Chaque chose en son temps.

❝Je meurs de faim, j'ai envie de commander toute la carte.❞ Je lève les yeux du menu. ❝Comment tu vas ? Quoi de neuf ?❞

Je suis l'exemple de Claire quand cette dernière affirme que l'on vante les burgers de cet endroit comme les meilleurs de la ville. Je me satisferais bien de comfort food en ce moment, ça me va très bien. Lors de mes entraînements pour le FBI, je devais surveiller mon alimentation, mais quand je suis livrée à moi-même, j'ai tendance à me laisser aller, et dernièrement, on peut dire que la qualité de mon alimentation laisse à désirer, heureusement qu'à côté de ça, je brûle les calories en salle de sport, sinon je pense que j'aurais très certainement triplé de volume depuis mon arrivée en ville. Encore faut-il que mon appétit ne finisse pas coupé par une conversation que j'ai besoin d'avoir mais qui pourra éventuellement m'empêcher d'apprécier à sa juste valeur un bon burger bien généreux. Mais il faut que je parle, si je ne le fais pas, je sais que ma tête va exploser. Et dans ce nouveau monde (qui reste nouveau pour moi même si j'y suis depuis deux longues années maintenant), Claire est décidément celle en qui j'ai le plus confiance. Je veux me fier à elle et à son regard, que j'ai toujours trouvé très avisé en plus d'être bienveillant. C'est vraiment ce dont j'ai besoin à l'heure actuelle.

Mais j'attends, d'abord, d'entendre ce que Claire a à me dire, qui sait s'il n'y a pas quelque chose qui la dérange ou la tourmente. J'ai toujours eu tendance à faire passer les intérêts des autres avant les miens. Ce n'est pas une chose dont je veux m'excuser, c'est même une chose dont je suis plutôt fière, c'est ce qui fait ma vocation. Je sais, bien sûr, que c'est à double tranchant, on ne peut pas toujours faire taire le cri des agneaux, tout le monde ne peut pas toujours être sauvé, mais je ne cesserai jamais d'essayer, peu importe le temps que cela devrait me prendre. Quand Claire me retourne la question, je sais qu'il est temps pour moi de m'exprimer. Le serveur qui prend notre commande me laisse un léger répit, mais il faut bien que je passe à la casserole (sans mauvais jeu de mot sur un cannibale de ma connaissance, de préférence), et j'estime que c'est préférable. Une fois nos commandes prises et après que le serveur se soit éloigné et ne soit plus à portée d'oreille je plonge mon regard dans celui de Claire et m'adresse à elle plus directement.

❝J'ai fait une découverte un peu... déconcertante. Je ne suis toujours pas sûre de ce que je dois en penser...❞ Et c'est pour cette raison que je bénéficierais avec plaisir des lumières de mon amie. Elle a toujours eu un bon esprit d'analyse, et j'ai besoin d'un regard terre à terre sur une situation qu'il est difficile d'interpréter sans élaborer des théories dangereuses ou alambiquées. ❝Est-ce que tu as déjà eu l'occasion de parler un peu au nouveau... Will Graham ?❞

J'amorce doucement le sujet, façon de tourner encore un peu autour du pot, mais aussi de connaître l'opinion de Claire sur l'agent Graham, ce qui pourra évidemment m'éclairer aussi.

Je cherche prudemment mes mots, la meilleure manière d'exprimer cette impression qui m'assaille, qui n'est peut-être qu'une impression, ou encore un tissu de coïncidences auquel j'aurais peut-être tendance à accorder trop d'importance. Le but n'est pas d'inquiéter inutilement Claire ou encore de la plonger dans une paranoïa qui se rapprocherait de celle qui aurait trop souvent tendance à me saisir. Mais tout de même, il faut que j'en parle. C'est important, c'est nécessaire. Et aussi, je sais que j'ai beau être... hantée, je n'en suis pas folle pour autant, et dans cette situation déjà inexplicable et inextricable, il se profile quelque chose d'encore moins explicable. Et peut-être que ce n'est pas grave, peut-être que je réaliserai, a posteriori, que ce n'est rien, mais en attendant... En attendant, j'ai besoin d'en parler.

Claire m'apprend qu'elle a en effet fait la connaissance de Will Graham, qu'elle l'a rencontré le jour de son entretien, qu'elle lui a fait visiter le commissariat, et qu'il lui a semblé sympathique. Je la crois sans mal. Je n'irais pas dire qu'il m'a inspiré de la sympathie, pour ma part, mais c'est normal. J'étais sur ma réserve, surtout, j'étais dans l'interrogation, dans l'expectative. Nous nous sommes sondés mutuellement, et en fin de compte, je ne peux pas vraiment dire que j'ai cherché à faire sa connaissance en bonne et due forme. Je dirais plutôt que j'ai cherché à percer ses défenses, et en retour, il a cherché tout naturellement à percer les miennes. Comme Claire l'ajoute, elle ne le connaît pas vraiment. Moi non plus. C'est le souci. Faute de savoir exactement comment présenter les choses, je décide de commencer par le commencement.

❝J'ai connu un Will Graham, dans le passé❞, je lui explique pour commencer. "Dans le passé", cette façon élégante de parler d'une autre vie  à laquelle on a tous été contraints de renoncer, et qu'on n'évoque chacun qu'avec beaucoup de prudence, comme un tabou général, jamais complètement levé. ❝Enfin, "connu" n'est pas le mot juste. Je ne l'ai jamais rencontré personnellement. Mais l'agent Graham était une légende au FBI. Un profiler de talent. L'homme qui a fait arrêter Hannibal le cannibale...❞

Je laisse passer un temps de pause. J'ai déjà parlé à Claire de mon expérience avec Hannibal Lecter, du fait que mon supérieur de l'époque m'avait envoyé le questionner en prison afin d'obtenir des informations sur Buffalo Bill. Je n'étais pas rentrée dans trop de détails, mais Claire est de ceux à qui j'ai suffisamment fait confiance pour évoquer mon passé, en tout cas dans les grandes lignes.

❝Je sais que c'est peut-être une coïncidence... C'est un nom plutôt courant, et notre Will Graham ne ressemble pas à celui qui a fait la une des journaux à l'époque, mais...❞ Mais il y a un mais. ❝Il y a des coïncidences troublantes. Quand je lui ai parlé de Jack Crawford - qui a été notre supérieur à tous les deux -, j'ai senti qu'il était... troublé, enfin je crois. Mais il n'a pas réagi. Et il y a autre chose.❞ Je marque une pause, de plus en plus hésitante. Si ça s'arrêtait là, je suppose qu'on me dirait à raison que je me fais des films, dans les grandes largeurs. Sauf qu'il y a autre chose. Quelque chose de plus troublant. ❝Je n'arrivais pas à m'ôter ce doute, cette intuition de l'esprit, alors j'ai fait mes recherches.❞ Et la vérité qui en découle ne me plaît pas. Je tire de ma poche la carte de visite du docteur Hannibal Lecter, psychiatre. ❝Comme pour Will. Même nom. Même métier. Pas le même visage.❞ Je pousse un soupir. ❝J'ai l'impression de devenir folle...❞

Je comprends que cela fasse beaucoup d'informations à intégrer d'un coup, c'est à l'évidence le cas pour moi, si bien que j'ai du mal, je crois bien, à exprimer ma pensée et ma situation correctement. Heureusement, je peux compter sur l'oreille attentive de Claire, et j'en ai bien besoin dans ces circonstances. Je fais simplement "non" de la tête pour commencer quand Claire suggère que puisque je ne l'ai jamais rencontré, ça peut être le même Will... sur le principe oui, et je ne cesse toujours pas de me poser la question, mais j'ai vu suffisamment de photos de lui, et les deux n'ont physiquement rien à voir... sans oublier bien sûr le cas d'Hannibal, et lui, pour le coup, je l'ai rencontré, et à l'évidence, c'est le genre de rencontres qui ne s'oublient pas. Au sujet d'Hannibal, d'ailleurs, je pensais que Claire faisait partie des personnes à qui j'en avait parlé, mais elle semble surprise, sans doute me suis-je imaginée lui avoir parlé de lui... Dommage, je m'épargnerais bien de lui expliquer qui est cet homme, même si vu les circonstances, ça semble nécessaire.

❝J'étais convaincue de t'avoir parlé de lui... Je l'ai interrogé en prison plusieurs fois, quand j'enquêtais sur Buffalo Bill.❞ Buffalo Bill, en revanche, je sais que je lui en ai parlé. Elle est même l'une des seules à qui je me sous confiée sur le sujet. ❝Son surnom parle de lui-même, et il est mérité... Il n'y a pas grand-chose à ajouter.❞

Ou si, plein, mais ma relation à Hannibal Lecter, à celui que je connais, tout du moins, je ne me hasarderai pas à la définir. J'ai voulu l'occulter de mes pensées, de ma mémoire. Et à présent il me poursuit. En tout cas, Claire est d'accord avec moi, quand les coïncidences s'accumulent, il n'est plus de bon ton de les qualifier de coïncidences, quelque chose d'autre se dissimulent derrière, et il est important que nous déterminions quoi, précisément. Au moins, Claire me rassure. Oui, cette situation est effectivement étrange, non, je ne deviens pas folle. C'est le genre de choses que j'ai besoin d'entendre. Même si rien de tout ça n'a de sens, je peux réussir à en trouver un, et je ne suis pas seule. Je prends une grande inspiration, j'essaie d'être le plus pragmatique possible.

❝Merci, je crois que j'ai besoin de quelqu'un d'extérieur à tout ça pour m'aider à y voir plus clair.❞ Je marque une pause. ❝Voilà ce que j'ai pour le moment : un Will Graham qui ne ressemble pas à Will Graham - je ne l'ai pas rencontré mais j'ai vu des photos de lui, ça ne peut pas être lui -, et un Hannibal Lecter qui ne ressemble pas à Hannibal Lecter.❞ Je marque un temos de pause. ❝J'ignore si Will ment ou non... Quand j'ai parlé de Jack Crawford, qui a été le mentor de Graham et le mien, j'ai eu l'impression que son attitude avait changé, mais je ne suis sûre de rien. S'il ment, la question est de savoir pourquoi... Il se méfie peut-être juste de moi, ce que je peux comprendre, moi non plus je n'ai pas été totalement honnête avec lui.❞ Je marque une pause. ❝La simple existence de cette ville représente un événement étrange en soi, ne nous le cachons pas. Peut-être qu'elle distord notre réalité, ou joue avec notre mémoire.❞ Je marque une pause. ❝Je déteste en venir à des hypothèses aussi... fantasques, mais pour l'instant je n'ai aucune piste.❞ Je relève mon regard vers Claire. ❝Est-ce que tu pourrais parler à Will ? Chercher à sonder le terrain avec lui ? S'il se défie de moi, il ne te dira rien. Mais toi tu es neutre, dans cette situation.❞

Comment des êtres pareils peuvent-ils bien exister ? J'ai cessé de me poser la question il y a bien longtemps. Je me contente d'admettre qu'ils existent bel et bien. J'ai vu de la nature humaine ses aspects les plus sinistres, j'ai dans la tête des images sombres et violentes qui viennent hanter mes cauchemars, et qui ne me déserteront jamais. Je sais que l'humain peut être cruel, qu'il est capable de dépasser les limites de l'horreur, et il n'y a pas de motif acceptable à cela. Mon rôle a été de comprendre ces individus, et j'y suis parvenue, en partie, mais expliquer n'est pas justifier. Et non, rien ne justifie l'horreur. Elle est, un point c'est tout. Et si nous pouvons tenter de la juguler, de la mettre sous clé, nous ne pouvons pas aller à la source du mal pour le dissoudre, j'en ai bien peur.

Pour en revenir à Will Graham, Claire dit juste en effet, il était logique pour moi de ne pas tout lui dire, tout comme il était logique pour lui de taire certaines informations. Nous nous sommes jaugés plus qu'autre chose, sans savoir si nous pouvions nous faire confiance mutuellement. Certaines questions demeurées sans réponse finiront sans doute par trouver leur résolution, en temps et en heure. Je dois être patiente, et je me torture sans doute beaucoup trop. Mais il est très difficile de laisser partir les fantômes de son passé. Qu'on le veuille ou non, ils demeurent ancrés. Et ils ne vous désertent pas si simplement. Je dois faire le tri entre ce que mon esprit imagine et ce qui peut être une menace réelle. Mais pour cela, je pense définitivement que j'ai besoin de Claire. Encore faut-il qu'elle accepte de m'aider. Je comprendrais qu'elle refuse, je sais que ce que je lui demande n'est pas rien.

❝Je veux juste avoir la confirmation qu'il est bien celui que je pense. Ou l'inverse. Peut-être que tu pourrais le questionner, l'air de rien, sur les affaires importantes sur lesquelles il a travaillées au FBI ? En fonction de ce qu'il te rapportera, je serais capable de faire le lien entre lui et l'homme que je pense qu'il est.❞

S'il mentionnait le dragon rouge, par exemple... Ou Hannibal Lecter, évidemment. J'ignore s'il le fera. Il est peut-être aussi paranoïaque que moi, à ce stade, mais je sais en tout cas que s'il doit parler de son passé, ce n'est pas à moi qu'il se confiera.

❝Mais ne te sens pas obligée de le faire non plus. Je comprendrais que tu refuses. Je sais que je t'en demande beaucoup, là.❞

Je dois poursuivre la piste la plus fantasque jusqu'au bout, je n'ai rien d'autre à l'esprit qui sache me venir.

Elle n'a pas forcément tort quand elle affirme que Will Graham n'est pas du genre à se laisser berner, ni par elle ni par qui que ce soit. S'il y a une constante d'un monde à l'autre, d'une identité à l'autre, c'est que cet homme, qu'il soit celui que je pense avoir connu ou un autre, est tout sauf le dernier des idiots. Et ce n'est pas pour rien si je pense qu'il s'est rapidement défié de moi, il faut dire que mon approche n'a pas vraiment été la plus subtile. J'aurais sûrement mieux fait de ne pas lui parler de Jack Crawford, par exemple. Mais j'avais besoin d'une réaction de sa part. Et je pense l'avoir obtenu. J'ai quand même envie d'insister auprès de Claire. Il ne s'agit pas tant, après tout, de berner Graham que de simplement l'interroger sur un passé qu'il n'a pas forcément de raisons de garder secret. En travaillant dans la police, on a tendance à parler de ses enquêtes passées, non ? Je dis ça mais j'évite un maximum de parler de Buffalo Bill de mon côté. Claire est une des rares à être au courant.

Alors je m'avance très clairement sur la question. Je comprends ses réticences, en tous les cas. Je ne peux pas la forcer à tout ça, encore moins la mêler à mes histoires. Surtout que si Hannibal Lecter y est véritablement mêlé, s'il est qui je crois qu'il est, je pourrais éventuellement mettre mon amie en danger, et je ne serais pas capable de vivre avec moi-même si je me rendais coupable d'une chose pareille. Elle me promet d'y réfléchir, je sais qu'elle y réfléchira bel et bien. Quant à moi, je vais éviter d'insister. Je ne dois pas confronter les autres à mes névroses. Ce n'est pas sain, comme comportement, et je le sais.

J'ai du mal à ne pas le prendre mal quand Claire me dit qu'il faudrait que je me concentre sur autre chose... Elle a raison, ça pourrait tourner à l'obsession, mais si c'est à raison ? S'il y a des vies en jeu ? Ce n'est pas Will qui me concerne le plus, c'est cet homme qui a toutes les caractéristiques d'un autre qui s'était rendu coupable des crimes les plus abominables que je puisse imaginer. Ne dois-je pas m'inquiéter qu'il puisse faire d'autres victimes ? C'est mon rôle, c'est dans mes attributions, non. J'ai envie de protester, d'ailleurs, mais je sens que c'est un combat perdu d'avance. C'est peut-être vrai qu'il faut que j'arrive à être plus au clair avec moi-même avant toute autre chose. Mais ça, vous devinez bien que c'est plus facile à dire qu'à faire, n'est-ce pas ?

❝Comme tu voudras...❞, je soupire avec un fin sourire.

Me détendre, hein. Je ne sais pas faire, je n'y arrive pas... Mais elle n'a peut-être pas tort, il faut peut-être que je me change les idées, ou à ce rythme, mon crâne va littéralement exploser.

❝On va découvrir ça très vite❞, j'ajoute quand Claire m'assure que ce restaurant prépare les meilleurs milkshakes de la ville.

Le timing est bon, on est servies dans le même temps, et je peux boire une première gorgée du milkshake en question. Excellent, en effet. Un peu de sucre dans mon organisme ne me fait pas de mal, au passage.

❝J'accapare la conversation depuis tout à l'heure et je plombe l'ambiance par-dessus le marché, ça ne va pas du tout. Parle-moi un peu de toi, tu veux bien ? Je suis certaine que...❞ Dans un geste maladroit, je renverse mon milkshake sur la table qui vient couler jusque sur le pantalon de Claire. Décidément, ce n'est pas ma journée. ❝Oh mince, je suis vraiment désolée...❞

Je doute de pouvoir croire Claire sur parole quand elle m'assure que je ne plombe pas l'ambiance. Il faut dire que je semble avoir un don pour ça, et ce n'est pas nouveau. J'ai souvent été considérée comme l'empêcheuse de tourner en rond, celle qui aurait tendance à casser l'ambiance quand celle-ci décolle. Trop terre-à-terre, peut-être. Ce n'est pas que je ne suis pas capable de me lâcher, pourtant, mais j'aurais tout de même tendance à... me l'épargner. Pas le temps ni l'énergie, et un univers d'anxiétés enfouies et de troubles irrésolus pour m'empêcher d'aller pleinement de l'avant, de réussir à dépasser mes blocages, mes PTSD, bref, tout ce qui me handicape au quotidien. Oui, je suis une plombeuse d'ambiance, mais j'apprécie que Claire ne m'en tienne pas rigueur. C'est ce qui fait d'elle une bonne amie. Elle accepte de m'écouter, même quand elle doit se dire que je déraille complètement, je suppose.

Dans tous les cas, il est évident que je n'ai pas la tête à ce que je fais, ce n'est sûrement pas tant de conseils et de solutions miracles que j'aurais besoin que de tout le reste. Je n'en loupe pas une. J'ai renversé du milkshake partout sur Claire. Honnêtement, je vois difficilement quelle bourde de plus je pourrais commettre, à ce stade. Je suis fatiguée de ma propre maladresse. Heureusement, elle le prend avec philosophie. J'en connais d'autres qui se mettraient en rogne pour moins que ça. Une serveuse vient vite à notre rescousse et répare un minimum les dégâts.

De mon côté, je suis les conseils de Claire et je commande effectivement un nouveau milkshake, en me confondant en excuses aussi bien auprès de Claire que de la serveuse pour mon impardonnable maladresse. Et ce n'est qu'une fois les dégâts que j'ai causés réparés que nous pouvons reprendre le cours de notre conversation. Vraiment, je vois difficilement comment je pourrais être encore moins fière de moi. Je fais vraiment n'importe quoi.

Elle m'apprend que sa vie n'est pas si passionnante, mais en vérité, c'est ce que je pourrais entendre de plus réconfortant. Les quotidiens les plus banals sont bien souvent les plus agréables. Quelque part, j'aurais envie de ne pas avoir quoi que ce soit à raconter, moi aussi. Ce serait sans doute plus simple comme ça.

❝Je ne me souviens pas t'avoir déjà entendu parler de ton frère. Tu vois, j'ai encore plein de choses à apprendre sur toi. ❞

Ou bien je n'ai pas été assez attentive au moment où elle l'a évoqué ? Toujours est-il que je ne crois pas, non, qu'elle l'ait déjà évoqué en ma présence, et c'est le genre d'informations que j'aime entendre... c'est si rare de pouvoir compter sur les siens, dans ce monde...

❝Vous êtes arrivés ici ensemble ?❞

Je fais doucement non de la tête quand Claire demande si elle n'a jamais mentionné son frère. Enfin... je ne crois pas ? Il se peut que je me trompe. Je suis attentive et observatrice, mais personne n'est jamais à l'abri de faire des erreurs pour autant, ou des omissions, et dans mon cas d'autant moins qu'il peut m'arriver d'être... absente. Une contrepartie déplaisante, mais inévitable je crois, de mes troubles post-traumatiques.

Dans tous les cas, qu'elle m'ait parlé de son frère ou non, elle n'est pas dérangée de m'entendre ne pas m'en souvenir, à la place, elle accepte même de m'en parler davantage, et j'apprécie sincèrement cela Même si je ne peux pas occulter ce qui fait l'objet de mes inquiétudes, je sais que ça ne me fera pas de mal, à moi non plus, de mettre ça de côté pour écouter mon amie. Parler de choses un peu plus heureuses, de ce que certains ont pu tirer de bon de cette situation incompréhensible et bouleversante, ça ne peut qu'être une bonne chose.

Ils sont arrivés ici ensemble... cela arrive, tout le monde n'arrive pas seul, même si j'en ai croisé beaucoup, qui cherchaient et cherchent désespérément leurs proches, les membres de leur famille. C'est une chance de ne pas avoir connu ça. Je pourrais déplorer moi-même d'être arrivée seule. Je n'aurais pas forcément dit non à la compagnie d'Ardelia, par exemple, mais je ne vais pas mentir, je n'attendais personne, ici. Je ne fais pas partie de ceux qui recherchent qui que ce soit. Je ferais plutôt partie de ceux qui ont cherché à fuir certaines choses, certaines personne. Et à l'évidence, ce n'est pas si efficace que cela, en plus.

Tout comme Claire, Chris est un homme d'action, il est à la tête des S.T.A.R.S., et son bureau est au commissariat. Il est d'autant plus étonnant que je ne l'ai pas croisé. Mais il est bien possible, aussi, que je l'ai bel et bien croisé sans savoir alors qu'il était le frère de Claire.

❝C'est une chance que tu puisses l'avoir encore à tes côtés ici. Il m'a l'air d'être quelqu'un de bien.❞ Je lui adresse un sourire. ❝Je ferai attention, à présent. Je l'ai probablement déjà croisé sans même savoir que c'était lui, ça ne m'étonnerait pas.❞

Et parfois, je suis si accaparée par mon travail, mes affaires, mes préoccupations que j'en oublie d'être suffisamment attentive à ce qu'il y a autour de moi. C'est un comportement que je dois corriger. Si je n'y prends pas garde, il va me ronger de l'intérieur, je me rends bien compte de ça.

❝Et je ne doute pas qu'il doit être quelqu'un de bien. Vous n'êtes pas frère et soeur pour rien, j'imagine, après tout❞, j'ajoute avec un fin sourire. ❝Il faudrait que je m'entraîne plus souvent au stand de tir, moi aussi, j'ai l'impression d'être rouillée.❞

Tirer sur une cible était simple et mécanique avant que ce même geste ne me serve à ôter la vie d'un homme, tout sociopathe fut-il, mais je dois me ressaisir.

J'affiche un sourire en entendant parler Claire de son frère. Pas quelqu'un de facile, mais quelqu'un de bien, c'est comme ça qu'elle le décrit, et je pense qu'au fond, les meilleures personnes sont bien souvent les personnes les moins faciles. C'est difficile à expliquer, mais c'est un sentiment que j'ai eu plus d'une fois au cours de ma vie et de ma carrière. Ceux qui sont les plus difficiles d'accès sont bien souvent ceux qui méritent le plus d'être connus. Ce n'est pas toujours le cas, et parfois, en creusant sous la surface, on découvre des ténèbres auxquelles on aurait jamais, ô grand jamais, voulu être confronté, mais tout de même, c'est un sentiment que je ne peux qu'avoir, et que mon expérience m'a trop souvent confirmé.

❝Oh, effectivement, il me semble l'avoir déjà croisé❞, je confirme en jetant un oeil attentif à la photographie que Claire me montre sur son téléphone portable. C'est là que je me rends compte que j'ai trop souvent tendance à rester enfermer dans ma bulle. Pour moins souffrir, je me protège de ma carapace autant que je le peux, mais bien sûr, ça ne peut pas fonctionner à tous les coups. ❝En fait, à y regarder de près, c'est vrai qu'il y a plus qu'un air de famille, entre vous.❞

Je ne fais aucun commentaire quand elle me dit qu'elle est sûre que je me débrouille très bien pour ce qui est de tirer avec une arme à feu. Elle n'a pas tort, il y a des automatismes qui ne se perdent pas, des enseignements qui ne s'oublient pas mais... c'est plus compliqué que ça, dans mon cas. Je sais, on va finir par se dire que tout est toujours plus difficile que ça en ce qui me concerne... parce que j'ai tendance à tout rendre difficile. Chaque fois que j'entends la détonation d'une arme à feu, je pense à l'homme que j'ai froidement tué... Certes, c'était ma vie ou la sienne, leur vie ou la sienne... Mais tout, absolument tout ce qui a trait à cet événement me trouble et me hante profondément. Et je ne pense pas que ça changera. Je sais que ça ne changera pas.

❝D'accord, faisons ça, même si la compétition ne sera pas équitable du tout, j'aurais plus de facilité à me remettre dans le bain si je ne le fais pas toute seule❞, je lui confirme en lui adressant un sourire sincère. Changer l'effort en jeu peut-être une bonne manière d'exorciser au moins certains de mes démons, je ne peux que considérer, par conséquent, que c'est bel et bien une bonne chose. ❝Malheureusement, quand on a besoin de se servir d'une arme, on choisit rarement la situation en question. C'est mon plus gros problème.❞

J'affiche un sourire en coin quand Claire suggère que je suis peut-être meilleure qu'elle au tir, quoi que je puisse en dire. J'en doute très fortement. Moi et les armes à feu, on est pas franchement amis. Depuis la mort de Buffalo Bill, chaque coup que j'entends retenir a une répercussion directe sur quelque chose qui se situe, je crois, au plus profond de moi-même. Quelque chose qui m'angoisse profondément. Alors non, je ne pense pas être meilleure, mais je suis d'accord sur un point : il ne faut jamais sous-estimer son adversaire, peu importe qu'il s'agisse d'un ennemi ou que l'on parle de saine compétition.

Dans tous les cas, nous sommes toujours loin de tout connaître des autres. Il y a la surface, et il y a tout ce qui se dissimule en-dessous, et je sais bien que ça veut dire vraiment beaucoup. Dans tous les cas, c'est sans importance. Qu'importe mon talent ou mes compétences, ce sera l'occasion de m'entraîner et de passer du temps avec une amie, qui m'est précieuse. Peut-être aussi une occasion de me défouler un peu, et croyez-le bien, j'en ai franchement besoin. Dans tous les cas, je dois me blinder. Améliorer mes performances au tir, ça peut aussi être une question de survie dans mon corps de métier, et c'est une chose que je n'oublie bien évidemment pas.

Ne pas savoir à qui on a affaire, c'est aussi un constat dans lequel je ne me reconnais que trop bien, et en effet, c'est un problème que nous devons tous affronter, et plus encore quand nous occupons les fonctions que nous occupons, elle comme moi. Au moment de devoir s'emparer de son arme et de décider de tirer ou non, il est bien possible qu'il n'y ait pas eu de signe avant-coureur, que rien ne nous y ait véritablement préparé. Si on peut être réellement préparé à la perspective de blesser ou de prendre une vie. Non, je ne crois pas qu'on soit jamais préparé à cela : c'est tout simplement impossible.

❝Malheureusement, oui...❞, je confirme d'un hochement de tête. ❝Tu ne m'as jamais trop parlé... d'à quoi ressemblait ta vie avant ici.❞

Peut-être que je m'engouffre dans une brèche qui certes est présente mais concernant laquelle je ne devrais pas insister outre mesure, mais c'est plus fort que moi. Je me suis confiée, j'ignore si j'ai eu raison car j'ai le sentiment que cela n'a fait qu'augmenter ma psychose latente, mais dans l'intervalle, cela m'a tout de même permis de formuler à voix haute ce qui me travaille intérieurement. Au-delà de ça, je m'interroge. Nous devons tous faire face à nos monstres respectifs et admettre leur existence. Quels sont les monstres de Claire ?

Cet endroit étrange invite naturellement à se protéger plus que nécessaire quand on en vient au sujet délicat de son passé. Dans ce monde ou dans l'autre, j'estime que ne pas trop en dévoiler sur soi n'est jamais une mauvaise chose, j'en ai suffisamment fait les frais pour en être très honnêtement convaincue, mais je dois tout de même reconnaître que ce n'est pas forcément là la démarche la plus appropriée quand on veut vraiment se faire des amis, ou juste trouver une personne de confiance à laquelle s'adresser.

J'ai décidé d'avoir confiance en Claire, j'ai décidé qu'elle était digne, fiable, et que je pouvais lui parler de certaines de mes expériences traumatiques, et de ces quelques tranches ténébreuses de mon passé que je dévoile si rarement, mais il reste vrai que tout ce que je sais d'elle sont des informations qui concernent sa vie actuelle, telle qu'elle la mène ici, dans ce monde. Pas de sa vie passée. Qu'elle a certainement menée dans un autre monde. Car nous venons tous d'un autre monde, après tout, je pense que faire mine de se leurrer sur la question après plus de deux ans reviendrait sérieusement à une tentative inutile et désespérée de ne pas voir voler un statu quo à peine établi et qui n'a jamais su satisfaire qui que ce soit.

C'est avec une grande attention que j'écoute ce que Claire peut avoir à me dire. Je me doute qu'elle ne va pas entrer dans les détails, je peux le comprendre, j'ai la même difficulté, mais je prendrai, et avec plaisir, tout ce qu'elle voudra bien m'accorder d'informations. Elle a perdu ses parents jeunes. A cela, je peux m'identifier sans mal, j'ai vécu exactement la même chose. Son frère a donc pris soin d'elle. Je comprends d'autant mieux cette proximité qu'elle éprouve avec lui. Je ne peux certainement pas en dire autant de ceux qui m'ont élevée après le décès de mon père. Tout ce que je retiens d'eux, c'est cette nuit terrible où les agneaux hurlaient trop fort...

Elle avait ensuite rejoint une association qui aidait les personnes victimes d'attentats. Je trouvais cela admirable, à dire vrai, et ça ne m'étonne pas d'elle. Je connais Claire depuis suffisamment longtemps à présent pour avoir pu constater que la miss a le coeur sur la main. Et donc, en travaillant pour cette organisation, elle s'est retrouvée aux prises avec sans doute des sympathisants terroristes qui l'ont obligée à prendre les armes. Je comprends d'autant mieux son désir de rejoindre les forces de l'ordre, en effet, c'était presque inévitable.

❝Pas la plus passionnante ?❞ je répète, sidérée. ❝Tu plaisantes, on pourrait en faire un film, de ton histoire. Après tout ça, tu aurais pu avoir envie de mener une vie plus calme, et pourtant, tu es de retour sur le front. Enfin, pas que je puisse vraiment parler à ce sujet.❞ Certes, j'ai renoncé à l'étude du comportement criminel, mais je suis toujours dans la police, ça veut tout dire. ❝Y a des choses comme ça qui collent à nous comme une seconde peau.❞

Seconde peau. Un frisson me parcourt. Je m'efforce de l'occulter.

J'esquisse un sourire à la réponse de Claire, qui ne me surprend pas du tout, je dois bien le dire, et que je comprends parfaitement. Ce n'est pas parce que nos histoires seraient éventuellement dignes de figurer dans un film que nous voudrions véritablement voir un film sur le sujet. Sur ce point, je ne peux qu'être on ne peut plus d'accord avec elle. Je suis sûre que, du point de vue de certains, mon histoire aussi serait matière à un bon thriller, destiné à vous coller à votre chaise de cinéma le temps de deux heures de visionnage.

Mais quand on le vit, en étant véritablement aux premières loges, c'est sans rapport possible, et c'est définitivement bien différent. Et ça vous fait remettre bien des choses en perspective, aussi. De l'extérieur, on aurait souvent envie de se projeter dans les aventures de nos héros favoris... mais dès lors qu'on est amené soi-même à les vivre, c'est tout de suite une autre paire de manches, et il est bien rare que la chose soit vécue vraiment sereinement...

Sa vie semble plus simple, ici, je veux bien le croire, vu ce à quoi ressemblait sa vie d'avant, même si elle est loin de m'en avoir tout dit. Est-ce que ma vie, à moi aussi, devrait me sembler plus simple et plus agréable ? Je suppose que oui... pourtant, ce n'est pas le cas du tout, pas même une seule seconde... Ici, j'ai l'impression de ne pas être différente de ce que j'étais, mais je me sens plus isolée, plus perdue, plus incomprise... Et ça, c'est une chose que je ne ressentais pas dans ma vie d'avant. La vie n'était pas un long fleuve tranquille certes, mais j'avais le sentiment d'en maîtriser les codes, d'avoir la main. Ici, il n'en est absolument rien... Mais je le garde pour moi. Evoquer mes inquiétudes ne fera que renforcer ces mêmes inquiétudes : je ne peux pas vouloir cela. Surtout, je ne dois pas vouloir cela.

❝Tu ne m'ennuies pas du tout. Au contraire, moi aussi, j'ai l'impression de mieux te connaître, comme ça.❞ Je lui adresse un sourire, bois une gorgée de mon milkshake, songe à ce que je pourrais dire de moi qui ne mettrait pas à jour avec trop d'évidence ma fragilité mentale. ❝Qu'est-ce que je pourrais te dire sur moi que tu ne sais pas déjà...❞ Je marque une pause. ❝J'avais un frère, moi aussi. Et une soeur. Mais je ne les ai pas revus depuis... bien avant mon arrivée ici. J'ignore ce qu'ils sont devenus. Je ne sais même pas s'ils sont toujours en vie.❞